Entre les dunes d'un désert éditorial, que l'on appelait autrefois "la ligne Earth One de DC Comics", se devine la présence d'un oasis. Assoiffé de ces réinterprétations modernes, en reflet du présent contre les codes plus rigides des parutions "normales", le lecteur peut venir s'abreuver ce mois-ci dans les pages de Wonder Woman Earth One vol. 2, suite d'un excellent premier volume signé une seconde fois par Grant Morrison et Yannick Paquette.
L'auteur britannique a donc tenu parole, et ce bouquin confirme d'ailleurs que la (nouvelle) saga de Diana sera bien une trilogie, probablement achevée dans les deux ans à venir. Le premier volet de celle-ci était un quasi-sans fautes, pour peu que l'on accroche ou que l'on comprenne les idées dispersées par Morrison, à mi-chemin entre l'hommage et la relecture complète de ce qu'était, de ce qu'est et de ce que devrait être Wonder Woman. Telle que l'a pensée son créateur, William Moulton Marston, un original dans la longue liste des architectes du Golden Age.
Le scénario poursuit sur la même voie, avec le même accent mis sur cette étape complexe de l'Histoire de l'humanité que l'on appelle le présent. Beaucoup de philologues du comics aiment à rappeler à quel point le 11 septembre 2001 a changé l'écriture des vilains, des menaces et de la gestion des catastrophes pour les héros costumés. De la même manière, on pourrait (commencer à) dire qu'il ne sera plus possible d'écrire les personnages féminins après l'ère moderne, celle de l'éveil collectif des sociétés autour de la question féministe, de l'affaire Weinstein, des sursauts de diverses communautés pour ou contre certaines décisions à prendre aujourd'hui. Wonder Woman : Earth One vol. 2 fait partie de ces oeuvres à voir comme un pivot - mais pas seulement, le troisième volume devant probablement aller vers les mêmes idées.
Sur le papier, le bouquin ne présente qu'un récit plutôt conventionnel : Diana va se confronter à la peur des hommes devant la menace d'une société supérieure, et d'un être assez puissant pour renverser l'ordre mondial. Un récit-fonction plutôt classique, qui ne se réalise pas sans toute une série de manques, d'erreurs ou d'égarements dans l'intrigue. Il est probable que Grant Morrison se soit heurté au nombre restreint de pages en sa possession, ou bien ait décidé d'accélérer pour ne pas faire de ce second tome une nouvelle arlésienne.
Sur la ligne d'arrivée, le tome est donc bon, mais pas aussi réussi que le premier. Il a l'avantage d'être assez clair sur ses intentions, mais on retrouve un arrière-goût d'inachevé propres aux suites de la ligne Earth One - généralement moins réussies ou surprenantes que ses entrées en matière. De plus, difficile de juger de la pertinence des réponses trouvées par Morrison aux problèmes du présent, puisqu'elles ne sont ici qu'incomplètes en attendant la fin.
Le tome démarre sur un flashback, à l'époque de la Seconde Guerre Mondiale. Cette séquence ne sera utile que plus tard au sein du même volume, et nous retrouvons notre héroïne-symbole dans le présent d'une Amérique glorieuse, au moment où se lève sur la nation étoilée l'espoir d'un monde plus favorable à la cause féminine, voire féministe. Un extrait de ces premières pages a fuité sur la toile, où l'on voit Diana s'engager sur la question transgenre, et considérer explicitement les femmes trans' comme des amazones potentielles. Le hasard de la publication s'aligne avec un revirement en la matière dans le vrai monde de la vraie vie véritable, mais ce n'est pas le sujet.
Apeuré devant l'infatigable possibilité de danger, le gouvernement américain va se tourner vers deux pourvoyeurs de conflit en puissance : Marwell Lord d'un côté et le Dr Psycho de l'autre. Tous deux vont conduire les marches d'un plan machiavélique dont l'idée sera, grosso modo, de discréditer l'idéal de paix et d'amour prôné par Diana.
En connaissant (un peu) l'écriture de Grant Morrison, on peut interpréter ce tome 2 comme un récit hautement méta'. Dans le premier volume, l'auteur avait paraphrasé le message de William Moulton Marston et le ton général des premiers numéros consacrés à l'héroïne à l'époque du Golden Age : pacifiste, utopiste, Diana était à l'époque l'ambassadrice d'une société fictive qui croyait à l'union par l'amour et la soumission à une autorité bienveillante, au moment où l'humanité basculait dans le chaos martial. Morrison avait alors pris ce message pour l'appliquer - au premier degré - à un monde plus réel. Une sorte d'hommage aux vieux comics, et à l'intemporalité de cette héroïne malgré les bizarreries de son auteur, dont les convictions sur le polyamour ou le bondage étaient aussi référencées.
Ce second tome agit de la même manière, mais en cherchant un peu plus loin dans l'histoire de la bande-dessinée. Après la Seconde Guerre Mondiale, Wonder Woman avait été l'un des personnages les plus touchés - d'abord, parce que l'époque étaient aux comics de romance, dont la plupart avaient des femmes en personnages principaux. DC Comics avait alors été à l'opposé des convictions de Marston sur la vision qu'avait Diana de l'amour. Et d'autre part, lorsque le Comics Code et le Professeur Wertham se sont abattus sur les super-héros, l'opinion d'une Américaine masculine, patriarcale et puritaine a eu un avis à donner sur une héroïne potentiellement lesbienne et libérée de l'autorité d'un homme - un mauvais signal à donner aux gamines, vous en conviendrez.
Avec son jeu sur les mentalités et les époques, Morrison applique cette évolution dans la façon dont le public doit voir la princesse Diana à son récit. Des piques à la présidence actuelle des Etats-Unis sont placées, dans un monde où le moindre militaire est justement un homme (là où d'autres récits choisissent d'illustrer des femmes dans le complexe militaro-industriel), et où les débats post-Weinstein deviennent via le prisme déformant des comics un débat interne pour l'héroïne - doit-elle libérer les femmes qui souffrent de par le monde en renversant la société patriarcale ? Ou bien, doit-elle croire à son idéal d'amour et rester dans le conseil et l'inaction ?
De la même manière, on aurait envie de croire que Morrison est passé par Twitter récemment. Le fameux "conseil des puissants qui dirige le monde dans l'ombre" est ici une pelletée de vilains équipés de casques de réalité virtuelle - à savoir s'il faut voir cela comme une métaphore du web, du fait que certains imposent leurs idées aux autres via le virtuel aujourd'hui (sujet d'actualité dans le monde des comics) est une piste, qui ne va hélas pas très loin. Les manoeuvres de manipulation explicites du Dr Psycho renvoient aussi au monde réel, toutes les métaphores sont généralement bien menées jusqu'à un certain point.
Puisque, malheureusement, derrière ce jeu entre passé et présent, Wonder Woman Earth One vol. 2 doit se rappeler à ses impératifs narratifs et proposer une fin brusque, abrupte et confuse à son ébauche de récit. On se demanderait d'ailleurs si Johns n'a pas mis à la patte pour le guidage général, tant on retrouve des bribes de ce qui avait été fait sur d'autres volumes de la gamme - en particulier sur une fin ouverte et qui place le grand vilain obligatoire de l'arc. Fort dans ses idées, le tome échoue malheureusement à proposer quelque chose d'inventif en tant que simple comics. Le personnage de Paula est hélas mal géré, celui du Dr Psycho connaît une fin curieuse - on a réellement l'impression qu'il manque une trentaine de pages au bouclage, tant certaines dialogues semblent tombés de nulle part par endroits.
Et cela étant dit, on ne s'étonne qu'à moitié du résultat. Morrison ne semble pas avoir cherché à développer une histoire complexe - seulement une histoire qui soit pertinente. Ainsi, sur le symbolisme général, le volume tient bien la route et fait plaisir à une époque où certains comics hésitent encore à aborder de face ces questions du présent.
Du côté des dessins, Yannick Paquette livre une copie aussi réussie que la première, faite de découpages à base de lassos et d'étoiles américaines dispersées. Superbe sur le plan général, le volume manque là-encore de certaines esbroufes - les plus beaux plans sont là-encore les plus symboliques. Scènes de foules ou de manifestations, scènes de prise de parole ou scènes de Wonder Woman comme idéal américain - un bien beau melting pot qui cherche là-aussi l'hommage au passé. Bref, c'est beau. Et c'est ça qu'on veut.
Difficile de développer le propos plus loin - n'étant pas pourvu de l'indispensable chromosome X permettant de juger de la pertinence ou de l'exécution des idéaux féministes. On se bornera à dire : très bien. Merci Grant. C'était sympa. A mesurer cependant pour les années à venir le format lui-même de la gamme Earth One, capricieux, castrateur (un comble) et trop étriqué pour ne laisser plus de place à des récits marquants. En attendant, la trilogie s'annonce comme une référence future pour ce personnage de papier - devenu une ambassadrice à l'ONU un temps et la figure de proue d'un cinéma de super-héros féminin ces dernières années. Forcément, l'ensemble ne pouvait qu'être très idéalisé.