Au fil de la longue histoire de la bande-dessinée aux Etats-Unis, peu d’œuvres auront marqué autant que celle d'Alan Moore. Barbu anarchiste venu, au moment où les super-héros cherchaient à se réinventer, taper dans la fourmilière des illusions patriotes en Angleterre puis aux Etats-Unis, l'auteur aura passé une partie de sa carrière à révéler les mensonges cachés derrière les masques et les costumes des figures de surhommes, en comics, ou ailleurs. Le hasard veut que l'entité culturelle Warner Bros., à deux niveaux, a réussi à se synchroniser pour "emprunter", une fois de plus, deux gros morceaux de sa bibliographie sur cette fin d'année : Killing Joke, d'un côté, et Watchmen de l'autre, toutes deux adaptées et trahies par deux re-créateurs cherchant à moderniser le ton de ces chefs d'oeuvres apparus dans les années 1980.
Dans le cas de Joker, Frédéric Sigrist aura, à ce titre, observé un parallèle tiré entre le personnage d'Arthur Fleck et de Rorschach, deux figures communes dérivées d'un même modèle d'assassin marginal. De même que l'on pourrait trouver des points de comparaison entre le Miracleman de Marvel UK et, plus tard, le Doctor Manhattan, l'oeuvre de Moore s'est construite, dans son ensemble, sur l'idée de s'approprier et de canoniser des visions figées de personnages, jusqu'à construire des archétypes encore en place aujourd'hui. Dans son ensemble, Watchmen sera à elle-seule devenue une oeuvre-archétype, un de ces monuments culturels auquel on se réfère pour évoquer d'autres projets approchants. The Twelve, Black Summer, Multiversity : Pax Americana. La question posée par cette maxi-série en douze numéros, illustrée un Dave Gibbons docile et colorisée, comme Killing Joke, par John Higgins, n'aura cessé de faire réfléchir les auteurs et les fans depuis plusieurs décennies - au point de voir encore apparaître de nouveaux sens de lecture jusqu'à récemment.
Du côté de DC Comics, Watchmen sera entrée dans le champ de la licence, de la franchise à décliner. Le monde cousu par Alan Moore, bâti sur les épaules de Steve Ditko et Charlton Comics, aura, malgré lui, fasciné par-delà son simple message de fond. Au départ, l'auteur espérait révéler "la réalité" qui se cachait derrière les comics de super-héros : en revenant à l'Âge d'Or, pour montrer les mensonges de l'Amérique, il expliquera que les premiers personnages costumés étaient parfois des fascistes, parfois des frustrés.
Que l'héroïne de l'Amérique avait honte de ses origines d'Europe de l'Est, ou que le peuple, qui aimait tant ces héros en cape et en collants, n'aurait jamais accepté la réalité de leurs orientations sexuelles. Plus tard, il fera du Blue Beetle ou de Batman un impuissant sexuel, de The Question un extrémiste objectiviste et montrera qu'en réalité, le vrai surhomme que serait Superman aurait assez peu de raison de s'inquiéter de l'avenir du genre humain. Un projet de provocateur pour casser les surhommes, qui aura enflé en oeuvre phare où se seront distillés tout un confluent d'idées - sur le temps, les symboles, l'ordonnancement universel, la construction d'un récit de bande-dessinée. Avec le temps, ces thématiques seront devenues floues, et Watchmen se sera transformé en test de Rorschach géant pour le lecteur, qui projette, au fond, sa propre personnalité sur une forme abstraite et malléable.
Au moment de concevoir la série Watchmen, qui aura longtemps dormi au fond d'un carton, sous la pile d'arlésiennes d'un studio d'Hollywood, Damon Lindelof a choisi, de son côté, de s'inspirer du travail de Noah Hawley sur la série Fargo. Il y a quelques années, le créateur de Legion avait effectivement proposé une méthode intelligente (et étonnamment peu imitée) pour reprendre une oeuvre culte sans verser dans l'habituelle panoplie de gimmicks. Ni un reboot ni une suite, sa proposition consistait à imiter l'écriture des frères Coen, à reprendre un décor familier et à glisser dans les interstices une batterie de références évoquant l'oeuvre originale. Les personnages, eux, étaient presque tous inédits, et Hawley aura même été chercher d'autres oeuvres des deux cinéastes (ou certains de leurs acteurs fétiches) pour participer à cette envie d'un hommage général qui canoniserait une sorte de Fargo-verse, respectant un canon fictif sans approcher le film de trop près.
Dans le cas de Watchmen, cette méthode a été forcée d'évoluer - de fait, le récit de Fargo, relativement anecdotique, peut se permettre de proposer des à côtés pour ceux qui chercheraient à retrouver l'ambiance et l'écriture plus que les personnages. Pour ce qui est de l'oeuvre de Moore, la place, trop importante, des actes d'Ozymandias et le rapport à une époque perdue ont poussé Damon Lindelof à tenter de reproduire l'esprit de Watchmen, mais en assumant tout de même un postulat de suite avérée. Nous sommes en 2019, la pieuvre géante inspirée par Starro et l'oeuvre de Lovecraft a bien ravagé New York et causé les trois millions de morts symboliques, en sacrifice d'une paix qui devait mettre fin à la Guerre Froide et créer, enfin, un monde où l'on pourrait s'aimer. L'utopie d'Adrian Veidt s'est matérialisée, le Dr Manhattan a quitté la Terre comme il l'avait promis, et le journal de Rorschach a bien fini sur les rebuts de publication d'une revue sensationnaliste et conservatrice. Mais ce que beaucoup imaginent de cette suite, en un sens, rendue évidente dans le Doomsday Clock de Geoff Johns, n'est pas ce qui intéresse Damon Lindelof aujourd'hui.
Parmi les niveaux de lecture de Watchmen que l'on cite généralement, le rapport du héros à son époque, à la politique et à la société, apparaît en tête. C'est sur cette grille de lecture que le showrunner se sera appuyé, pour rendre compte d'un monde en miroir déformant de l'Amérique du présent, dans une nouvelle uchronie au sein d'une autre uchronie. Si l'année 1985 d'Alan Moore imaginait que les Etats-Unis, portés par un surhomme invincible, avaient gagné à la Guerre du Vietnam, que Richard Nixon était devenu une sorte de Président élu à vie dans la foulée de ce succès, où l'insécurité était partout, la nostalgie pour une époque reculée omniprésente, le monde au bord du gouffre et l'Horloge de l'Apocalypse à quelques minutes de la fin du monde, le Watchmen de Lindelof est une utopie proprette dans le vieux Sud des Etats-Unis. Sous la présidence de Robert Redford, les noirs ont, enfin, acquis les mêmes droits que les blancs, les tueries policières sont contrôlées autant que possible, et un groupe d'extrême droite inspirée par le Ku Klux Klan et Rorschach représente la seule réelle force d'adversité.
La sémantique politique de ces premiers épisodes a quelque chose de déstabilisant : dans un monde où les réactionnaires sudistes ont été parqués dans des sortes de ghettos, une armée de flics masqués exerce l'autorité avec violence dans la cité de Tulsa, Oklahoma. La société qui nous est proposée se présente comme une sorte de dystopie d'ultra-gauche, exonérant d'impôts les descendants d'esclaves ou de meurtres racistes et traquant avec l'énergie d'un régime fasciste les suprématistes blancs, organisés sous la forme d'une secte, la Seventh Cavalry. Ce renvoi historique apparaît, entre les numéros de Watchmen, dans interview fictive d'Adrian Veidt : faction militaire emblématique des Etats-Unis, le Septième de Cavalerie aura été commandé, pendant les Guerres Indiennes, par le tristement célèbre George Custer. Un général retenu comme l'auteur de nombreux massacres de tribus de Natifs Américains au XIXème siècle. Paradoxalement, les masques de Rorschach passent aussi pour des renvois à la pratique du "juggalo", une sous-culture du hip hop popularisée par différents rappeurs blancs et parfois associés à différents actes violents ou criminels.
Dans les premiers pas de la série, le miroir inversé entre le temps de Watchmen et le temps politique des Etats-Unis, qui ont réorganisé les étoiles de leur drapeau en un rond, pour symboliser l'unité du monde face à la menace alien et l'obsession de Moore et Gibbons pour les formes circulaires, joue comme une critique acide envers le monde réel. Les tueries policières, le racisme encore virulent, et le progressiste Président Redford présenté comme l'aboutissement de décennies d'évolutions, contre Donald Trump, son reflet inversé. De la même façon que Richard Nixon et la narration médiatique de Watchmen répondaient à l'idéal du succès et des entreprises de Ronald Reagan, champion de la résurrection de l'american way contre la nation déliquescente de l'après Guerre du Vietnam, la série renverse la perspective actuelle pour imaginer un monde meilleur, mais en proie aux mêmes problèmes. Comme pour sous-entendre que, même armés des meilleures intentions, les politiques ne seraient pas de taille à résoudre la fracture raciste inscrite dans l'histoire des Etats-Unis et que, en essayant d'ouvrir les placards et d'aller de l'avant, l'instinct grégaire reprendrait le dessus. De quoi fabriquer une seconde Guerre Civile.
Le miroir entre ces deux versions de la société aura tendance à se fissurer (ou à se complexifier) à mesure que la série progresse. Cependant, l'idée est plantée : à la question "comment réécrire Watchmen en 2019 ?", Lindelof répond, en proposant une contre-lecture ironique du rapport de l'oeuvre originale à son époque, à la politique et aux destins de quelques individus contre les illusions du rêve américain. Lindelof invoque l'iconographie du western, dès les premiers instants, pour remettre dans son contexte un message sur toute l'histoire du pays et la chaîne d'événements sociétaux qui auront abouti aux idéologies modernes. En partant d'un fait précis et localisé : la tuerie de Tulsa, en 1921, un massacre ethnique de plus de centaines de noirs, qui tient lieu d'élément déclencheur.
Parti de ce point, Damon Lindelof va se lancer dans ce que l'on pourrait voir comme une parodie. A l'image de l'oeuvre originale, tout commence par un meurtre et une enquête - le premier motif, le point de départ de Watchmen, était la mort d'Eddie Blake, le Comédien, et l'aventure de Rorschach pour tenter de mettre un peu d'ordre dans cette disparition. La piste initiale du bouquin (qui devait d'ailleurs s'appeler "Who Killed the Peacemaker") était de partir de cet élément déclencheur pour avancer vers un ensemble plus vaste, plus global, et révéler le complot d'Ozymandias en passant par une série d'allers et retours entre passé et présent. Si l'on y regarde de plus près, la série Watchmen d'HBO fonctionne sur les mêmes routines, en imitant la structure matricielle de l'ouvrage d'Alan Moore.
Une enquête qui progresse peu, avec énormément de surplace, ponctuée par l'exploration de quelques personnages principaux. Chacun aura droit à leur propre épisode isolé, convoquant quelques bribes d'intrigues qui permettront de faire avancer l'ensemble à un rythme cohérent, mais qui s’intéressera surtout à leur personnalité, leur message, leur parcours et leur densité. Dans le tas, Laurie Blake, Sister Night et Looking Glass, des figures qui viennent heurter et renverser l'héritage du comics Watchmen et de ses personnages dans ce monde postérieur, et inversé. On trouvera des "remplaçants" à ceux qui ne sont plus là.
Tous évoluent dans cette logique de bousculer le canon, en évitant de faire de l'un ou de l'autre des substituts aux originaux. Looking Glass, prolongement de Rorschach dans son physique et sa personnalité de reclus, suit une trajectoire à la fois parallèle et contraire à celle de l'illuminé à pancarte des comics de Moore. Laurie Blake assume de son côté une sorte de renversement : fantomatique ou secondaire dans la bande-dessinée, elle devient ici une figure centrale qui, à l'image de sa mère, garde le souvenir de son ex amant tout bleu, sans accepter la retraite ni d'en avoir fini avec ce monde, désordonné.
D'autres référents plus directs sont présents çà et là, dans une esthétique de l'hommage perpétuel : des répliques, des noms, des objets, des plans parfois, tout est fait pour imposer une mosaïque de clins d'oeils (parfois subtils et parfois moins) à chaque recoin de ce monde. Lindelof pose ainsi l'idée que cette société, façonnée par Ozymandias et Manhattan, est le produit d'un avant glorieux où toutes les bases, tous les éléments du paysage culturel, sont le produit direct de cette génération bénie, et que la série et son environnement ne sont que le prolongement d'actes antérieurs. En un sens, à trop abuser de ce gimmick, on pourrait aussi se demander si le créateur ne cherche pas à moquer les mécaniques d'écriture des fameuses continuations modernes d'Hollywood (l'envie de caler les répliques cultes de tel ou tel film dans le reboot, à la Star Wars ou Terminator). Une sorte de critique de la nostalgie dans une oeuvre qui, en définitive, a été commandée pour ce même argument commercial.
Dans cette optique, le travail de suivi fonctionne bien - après tout, Moore lui-même pillait allègrement l'héritage de DC Comics et Charlton dans son propre bouquin, avec des références à plusieurs niveaux empruntés à des héros précédents, les Minutemen, obnubilé par l'idée qu'un élément déclencheur avait remodelé la société américaine dans son ensemble. Le comics Watchmen devient ainsi, pour la série, un nouvel Âge d'Or des super-héros, une seconde génération de Minutemen dont le présent ne serait qu'un décalque, insipide et voué à l'échec. De la même façon que les héros de Moore, leur but sera donc de détruire le modèle, ou de le remodeler. En l'occurrence, la thématique raciale, absente de l'oeuvre originale, est le sujet qui intéresse Lindelof : l'auteur convoque les fantômes des Etats-Unis, pour ajouter à ce que Moore n'avait pas voulu dire à l'époque. La place des noirs dans la société et l'histoire du pays, le rôle des flics dans l'escalade de la violence, le terrorisme à plus petite échelle, une façon de décaler le propos sur la "guerre" en ramenant l'idée à un ensemble très local. Celui qui, au fond, aura accouché des peurs de l'Amérique moderne (la sortie récente de Joker en est une manifestation très récente).
En choisissant de se placer dans l'état d'Oklahoma, de fouiller le passé d'une policière noire (et mère de deux filles blanches, adoptées) et d'explorer les origines des super-héros dans le monde de Watchmen comme de l'iconographie des noirs dans le paysage culturel des Etats-Unis, Lindelof va, comme Alan Moore, trouver "la vérité derrière le masque". Si l'auteur anglais avait su placer Captain Metropolis, le Hooded Justice ou la Silhouette dans les Minutemen pour souligner l'homophobie des premiers comics de super-héros, le showrunner de la série va de son côté interroger la façon dont les noirs ont été, en quelque sorte, effacés du canon par les instances dominantes. Comment, pendant des générations, les super-héros auront oublié ce combat dans leur quête de justice et d'équité. A ce titre, par hasard ou par accident, on trouverait presque des renvois symboliques au fameux épisode de Superman contre le Ku Klux Klan - le groupe étant plusieurs fois cité et montré, et la Seventh Cavalry revendiquant une certaine filiation.
Avant de travailler sur Watchmen, Damon Lindelof avait déjà collaboré avec HBO pour réaliser la série The Leftovers, fascinante analyse d'une humanité endeuillée après que 2% des individus aient mystérieusement disparu, laissant un immense vide que chacun tentera de combler, à sa façon. Le propos de cette série, et certains de ses personnages, inspirent une partie de la densité brumeuse de sa relecture de l'oeuvre de Moore et Gibbons, avec, toutefois, un énorme écart esthétique et dans la sensibilité générale. Si The Leftovers se racontait comme un monde en nuances de gris, Watchmen est, à l'inverse, un ensemble multicolore. Rarement contemplatif, toujours dans une sorte de frénésie folle, la série ne cesse d'inventer et de jouer de ces inventions, souvent jetables ou instillées sans raison ou but précis, comme des tags urbains sur une toile de maître.
Avec humour, parfois avec férocité, la série de Lindelof cherche à mettre de l'absurde, de l'humour ou une note de saturation dans l'ensemble superbement ordonné et mathématique du comics original. Le personnage de Jeremy Irons est, à ce titre, une sorte de héros de labyrinthe dans un monde kafkaïen. Il est possible que le créateur ait un plan bien huilé dans son cas très précis, mais les détours dans la narration ou la façon de jouer avec les attentes du spectateurs passent, au mieux, pour un jeu sadique, réalisé par un vétéran des séries en forme de boîtes à mystères et qui sait pertinemment aller là où on ne l'attend pas.
A d'autres endroits, Lindelof va se foutre très explicitement de la mise en scène de Zack Snyder sur le film Watchmen - peut-être par vengeance (après tout, le cinéaste aura "bloqué" son projet de série à l'époque, en proposant l'adaptation que l'on connaît en 2009, quand lui-même réfléchissait déjà à son projet de série télé'), ou parce qu'il estime que le réalisateur n'a pas compris ce qu'il fallait comprendre. Des plans gras au ralenti, des reprises de musiques dans la bande-son du film, où même une scène de sexe où le cul de Yayah Abdul-Mateen II est filmé selon les codes d'esthétisation des corps chers à Snyder, tout est là.
Le créateur propose une vision plus débraillée du monde de Watchmen. Loin de reprendre l'idée du parallélisme dans la mise en scène, il va plutôt s'autoriser à faire tout et rien en termes de règles d'esthétiques, passant de superbes épisodes à des scènes plus routinières, plus "télévisuelles". Parfois, la ville de Tulsa ressemble à la Hill Valley de Retour Vers le Futur tant elle semble limitée à sa simple place centrale. A d'autres moments, la maestria visuelle reprend le dessus pour de superbes plans aériens ou horizontaux - à partir de l'épisode 3, on observe des fulgurances de plus en plus fréquentes, jusqu'aux épisodes 5 ou 6 assez magistraux dans leur façon de s'approcher aussi près du génie de Moore, tout en poursuivant le travail de déconstruction. Toutefois, l'ensemble ne cherche à aucun moment à faire, en série télévisée, ce que Dave Gibbons faisait en bande-dessinée : ni dans l'invention, ni dans la matérialisation filmique d'un univers régi par des règles strictes ou l'obsession des formes.
Des renvois, des objets, des symboles, oui, avec parfois de franches réussites, mais une réalisation qui ne se donne pas de structure claire et se contente d'évoluer selon différents styles au fil des scènes. Aussi, ceux qui espéraient retrouver l'ambiance graphique de Watchmen risquent d'être laissés sur le carreau. A plusieurs endroits, on a même l'impression de voir un immense doigt d'honneur se dresser entre le fan et l'écran tant Lindelof s'amuse à casser la grandeur, la beauté ou l'obsession de Moore pour le contrôle de son image. Les plages sonores, le montage et le jeu sur le rythme fonctionnent à merveille, mais on a plus l'impression que le showrunner est arrivé à une sorte d'aboutissement dans sa carrière - n'ayant plus grand chose à prouver, il s'autorise à s'amuser en jouant cartes sur table, porté par un récit polymorphe construit comme une courbe ascendante.
Les couleurs insistent (forcément) sur le jaune et le bleu, et il sera intéressant d'analyser, avec le temps, la narration par l'objet proposé par les différents réalisateurs en poste, ou les symboles utilisés à bon escient. Du côté de la direction d'acteur, on retrouve l'école The Leftovers où les caractères des personnages forment un ensemble de portraits suffisamment variés et énergiques pour représenter un ensemble social très horizontal, avec des performances diverses. Jean Smart patronne en Laurie Blake, Jeremy Irons est bien plus exubérant que ce que l'on pouvait penser (ce qui va d'ailleurs accentuer l'angle de la parodie) et Regina King, création la plus entière et non-référentielle de la série, fait un superbe boulot pour tenir le spectateur par la main. On notera également la bande son de Trent Reznor & Atticus Ross, formation musicale hors pair, qui insuffle à la série Watchmen une énergie punk et stylisée qui colle à la mise en scène, de superbes thèmes renvoyant aux Nine Inch Nails des années quatre-vingt dix, ponctués d'inserts musicaux jouant un rôle de double-lecture sur les faits qui nous sont racontés, et, parfois des passages de jazz furieux qui rappelleraient les compositions d'Antonio Sanchez sur Birdman.
Sans pouvoir prolonger l'analyse plus loin (en attendant les trois derniers épisodes, et sans l'envie de divulgâcher quoi que ce soit), se pose tout de même une question d'ordre éthique, vis-à-vis de ce projet commandé par le conglomérat Warner Bros.. Là où d'aucuns estiment que les oeuvres ont toujours la possibilité d'évoluer - à l'image d'Hannibal, passé de mains en mains dans des optiques très variées - et derrière les imitations, trahisons et parodies volontaires, le fait est que cette série Watchmen n'est pas exactement la déclinaison mouvante ou la suite avérée de l'oeuvre originale que beaucoup attendaient. Dans l'esthétique, le propos ou la tonalité, l'impression de se retrouver face à une bonne série télévisée l'emporte sur l'impression réelle d'être devant la suite du chef d'oeuvre, ou devant un monument de la taille d'une seconde The Leftovers. A dire vrai, la Watchmen de Damon Lindelof se présente plus comme un objet de pop art qui tenterait plutôt de réfléchir aux conséquences du culte dans la fiction, ou à s'approprier les voix du passé pour servir un propos, comme un DJ s'approprie les morceaux des autres pour les remixer et les tordre à sa propre approche du rythme.
Loin d'obéir aux mêmes règles de fan fiction qui auront guidé la main de DC Comics sur Before Watchmen ou Doomsday Clock, qui tentaient de colorier entre les cases ou de proposer une suite directe à l'original, Lindelof triche avec les attentes et les conventions pour produire une série télévisée, avec une marque connue, qui retient ce dont elle a besoin pour aller vers son message de fond. En n'oubliant pas d'aimer suffisamment l'originale pour rester pertinente, ou acceptable, par les fans de la première heure. Mais, il est aussi très probable que les plus inféodés à la pensée d'Alan Moore, selon l'hypocrisie en vigueur qui voudrait que ses oeuvres n'aient pas elle-mêmes proposé une logique similaire (Swamp Thing, Miracleman, Watchmen avec les héros de Charlton et plus tard Tom Strong ou Supreme, autant d'appropriations de personnages ou de concepts plus anciens pliés selon la philosophie du créateur), rejettent en bloc le principe même de cette nouvelle adaptation, pour les bonnes ou les mauvaises raisons.
Les fanatiques du film qui voient dans Rorschach une figure de héros solitaire qui aurait mieux compris le monde que les autres, et qui regretteraient que la société des comics ait été prise d'assaut par les "fameux" social justice warriors seront probablement les plus vocaux, cela étant, attendu qu'un fossé sépare Zack Snyder de Damon Lindelof. Ou que le film n'a probablement pas suffisamment insisté sur la pensée d'ultra-gauchiste de l'auteur du comics, laissant une bonne part de gloire et de bravoure à deux de ses héros les plus à droite du spectre politique.
Mais, dans l'immédiat, la question est posée : qui sont les gardiens du temple ? Qui décide de ce que doit convier l'héritage de Watchmen ? En choisissant de se foutre allègrement des codes ou de poursuivre le propos le plus saisissable de l'oeuvre d'Alan Moore, Damon Lindelof fait ce qu'il sait faire de mieux : une série complexe, où il appose quelques uns des grands principes fondamentaux du bouquin (la politique, les figures tutélaires, l'influence d'une génération passée sur le présent, la paranoïa et le lien entre l'histoire des Etats-Unis et les super-héros) en allant parfois un peu plus loin, et en essayant de casser le moule. Le hasard veut qu'en cette fin d'année 2019, Warner Bros. ait, accidentellement, compris ce qui marchait mieux dans les comics DC que dans ceux de Marvel, en adaptant coup sur coup deux grands récits isolés et grimaçants contre la dictature du rire et du héros-divertissement. Dans les deux cas, l'ombre du barbu trône sur un Hollywood en quête de renouvellement, comme les comics du Bronze Age après des décennies à s'épanouir dans le divertissement familial et tout public.
A croire que Watchmen serait le plus grand comics de super-héros jamais écrit, et que son message ou son impact culturel continuerait de se propager plus de trente ans après, pour poser des questions sur la paternité des oeuvres, le rôle du masque et le passage du temps. Paradoxalement, l'objet culturel que représente cette série suffit par lui-seul à créer des débats dans les communautés de fans - certains refusant que l'on touche ainsi aux monuments en présence, soit par révérence soit en rébellion contre le système des marques - et permet, avant même sa sortie, de se rappeler de tous ses enseignements, pertinents à l'époque, et occultés par le consumérisme et le cynisme des industries culturelles entre temps. Reste à attendre la conclusion de la série pour décider de sa propre place dans la chronologie de Watchmen, une oeuvre intemporelle et opposée aux structure figées. Tic toc.