Réputé pour ses rapports chiffrés réguliers sur le marché des comics aux Etats-Unis, le site Comichron a livré tout récemment son rapport de bilan pour l'année 2019 avec Icv2, avec quelques chiffres et graphiques permettant de rendre compte de l'évolution du secteur de l'an passé. Alors que 2020 sera forcément une période où l'analyse sera rendu plus compliquée des conséquences de la pandémie de Covid-19, le bilan 2019 permet de confirmer les tendances qui étaient déjà observées pour 2018 (on vous renvoie à cet article pour les comparaisons).
Dans l'ensemble, le marché total des comics (au sens bande-dessinées, qui inclue également par exemple les mangas et le peu de franco-belge importé aux US) a progressé en 2019 pour atteindre un nouveau record. Le chiffre d'affaires enregistré est d'1,2 milliard de dollars, contre les 1,091 de 2018 - soit une bonne centaine de M$ en plus. Ce qu'il sera intéressant de noter d'emblée, c'est que la croissance la plus forte s'est fait dans les circuits de distributions de livres en dehors des boutiques spécialisées (comicshops) : les librairies ou les bookstores américains continuent donc de vendre de plus en plus de comics, au format album principalement.
Comme le montre le graphique ci-dessus, et en se rappelant des chiffres de 2018, on constate que les ventes ont progressé à la fois dans les comic shops et les boutiques non spécialisées. Mais là où les comicshops étaient encore en tête il y a deux ans, sur 2019, les bookstores sont désormais passés devant et deviennent donc le premier point de vente de comics, en termes de chiffre d'affaire. Leur chiffre d'affaire représente 47,5% du marché total, les boutiques spécialisées étant désormais à 43%.
Les ventes au format numérique, elles, restent très modestes et ne dépassent toujours pas la barre des 100M$ (à 90M$, cela représente 7,5% du total), tandis que les "autres circuits" rassemblent grosso modo les stands en kiosques, et tout ce qui est financement participatif (des comics réussissant à se frayer leur chemin par Kickstarter ou IndieGoGo, plateforme par ailleurs privilégiée du "comicsgate") ; ces canaux permettent de générer 25 M$ sur l'année, soit 2% du total.
C'est le dernier graphique présenté qui sera le plus frappant, mais pour lequel il sera important de faire une première précision, puisque les analystes de Comichron ont quelque peu ajusté leur méthodologie pour leurs données : le point le plus important est qu'ils ont pris en compte les ventes d'albums (TPBs, graphic novels) dans les comic-shops qui passaient par un autre distributeur que Diamond Comics (comme les éditeurs Random Penguin House ou Scholastic, par exemple, qui s'occupent aussi de la livraison en boutiques non spécialisées), puisqu'il était supposés à tort que tous les albums vendus en shops avaient été commandés par ce distributeur.
On constatera donc une forte progression du chiffre d'affaire des albums vendus (765 M$ soit près de 64% du total, contre 58% en 2018). Cette augmentation est par ailleurs largement due aux albums de comics jeunesse qui paraissent - qui ne sont donc en majorité pas produits par les Big Two mais par les éditeurs déjà cités plus haut, et qui trouvent un écho largement plus important dans les librairies et autres revendeurs que dans les comic shops. Par exemple, c'est le Guts (Courage) de Raina Telgemeier (disponible chez Akiléos) qui est l'album le plus vendu aux Etats-Unis l'an dernier. Les titres de Katie O'Neill (Cercle du Dragon-Thé, Princesse Princesse, sortis en VF chez Bliss Editions) font aussi partie des énormes succès jeunesse outre-Atlantique.
Cette tendance confirmée après ce qui avait déjà été observé en 2018 permet d'expliquer largement pourquoi DC Comics s'est lancé sur ce secteur avec les nombreuses sorties DC Kids (qui arrivent pour certaines chez Urban Link cette année), alors que Marvel annonçait tout récemment deux graphics novels jeunesse dans la même mouvance. En ce qui concerne les single issues, les ventes ont légèrement diminué comparé à 2018 (355M$ contre 360m$) alors que le format numérique (qui n'inclus pas les abonnements à la Marvel Unlimited) stagne également. Le constat est donc sans appel : c'est bien le format album qui est leader à présent sur le marché des comics, et non plus les single issues.
Ceci ne devrait pas être une surprise puisqu'il ne s'agit que de l'affirmation d'une tendance déjà observée par le passé. On pourra y mettre en parallèle quelques changements dans la façon de fonctionner de certains éditeurs de comics vis à vis du "direct market" (celui qui concerne les comic shops). Ainsi, l'abandon du format single issue chez Image Comics pour certains titres, qui passent directement en album, n'a pas qu'un argument matériel : il permet à ces titres d'aller dès le départ en dehors des comicshops, là où se trouvera leur public cible.
Si le marché des boutiques spécialisées génère encore 30% du chiffre d'affaire total, il ne faut pas se leurrer sur un certain nombre de difficultés des éditeurs - et des enseignes - à renouveler leur lectorat, et surtout à fidéliser sur la base du comicbook sérialisé. Les questions du prix des single issues, des politiques marketing sur les variantes, numéros spéciaux, et autres mécaniques de relaunch chez les Big Two seront forcément remises en cause, alors qu'en parallèle l'offre indé' se montre toujours plus importante (cette année AWA Studios s'est lancé sur le marché, après les arrivées successives d'Ahoy Comics et TKO Studios, qui ont tous cherché à s'adapter au modèle d'édition classique).
En définitive, les chiffres de Comichron permettent d'attester d'une bonne santé générale du marché, qui montre ses limites dès lors que l'on s'intéresse aux circuits et aux formats responsables des majorités des ventes de comics sur le territoire nord-américain. Avec la fin (temporaire ?) du règne de Diamond Comics sur le direct market et les perturbations importantes du marché dues à la crise du coronavirus, nul doute que le bilan 2020 présentera autant d'intérêt à l'analyse qu'il nécessitera de nombreux éléments supplémentaires à prendre en compte pour ne pas s'y fourvoyer en la réalisant.