Des chats, des muscles, des poils et beaucoup de tendresse. En quelques mots, le portrait du personnage d'Oaf Jadwiga, ancien lutteur reconverti dans la fabrication de peluches et l'élevage de félins errants, en quête d'amour, en quête de métal, en quête de douceur, dans les rues d'une San Francisco sous psychotropes à la croisée des mondes entre les points de chute pour hipster de Scott Pilgrim et les pérégrinations urbaines du loufoque Fritz the Cat. Héritier involontaire des errances séquentielles d'un mouvement éditorial moins bagarre et plus barge que votre maman hippie avait coutume d'appeler "le comics underground", mis à jour mais toujours aussi atypique, Wuvable Oaf pointe le bout de son museau dans les étals francophones.
Avachies sous le poids de milliers de pages de Kirby, Moore, Ennis ou Ellis à traduire, les éditions Komics Initiative insèrent le roman graphique d'Ed Luce dans leur production soutenue, une chouette envie de diversification qui marche dans les pas de leurs travaux précédents : donner une voix à des bande-dessinées plus rares, moins dans les normes de la parution francophone traditionnelle, en récupérant l'édition anglophone de Fantagraphics. Plutôt atypique, Wuvable Oaf ne s'adresse pas nécessairement aux amateurs de revues de super-héros ou de scénarios plus académiques, prenant plutôt des allures de BD absurde, à sketch, entre tranche de vie bizarre et romance et romance candide peuplée de sursauts d'étrangetés.
On y suit le quotidien de Oaf, héros à l'allure patibulaire et à la voix caverneuse en quête du grand amour. Sa vie intime n'a pas toujours été de tout repos, détaillée dans une série d'histoires courtes d'une page au fil du volume, avec tout un tas de tentatives calamiteuses de se trouver un partenaire. Oaf correspond à un stéréotype de la culture gay nord-américaine : le "bear", un profil d'homme gay massif et généralement assez velu (défini dans un article du périodique The Advocate en 1979). En reflet inverse de cette silhouette d'ogre, le héros est en fait un grand romantique, obsédé par l'envie de câliner et de secourir des chats errants qu'il attire malgré lui du fait de sa forte odeur corporelle. Au fil de l'histoire, Oaf va tomber amoureux du plus malingre Eiffel, chanteur de disco-grindcore à la vie sexuelle débridée. Le gros de l'intrigue suit leur rencontre et leur premier rendez-vous, entrecoupé d'épisodes plus variés sur les nombreux personnages secondaires de l'entourage du héros, et sur les chats, qui mènent leur propre vie de gangsters griffus à l'ombre de la normalité humaine.
On retrouve dans Wuvable Oaf des emprunts volontaires ou involontaires au Scott Pilgrim de Bryan Lee O'Malley, décalqués dans un environnement plus absurde et plus neuneu porté sur la crasse et les vannes méta' moins vidéoludiques. Le monde de la musique, par exemple, avec le groupe Ejaculoid d'Eiffel, le nouveau petit-ami bardé d'anciens compagnons menaçants, et un ensemble de figures secondaires hautes en couleur avec leurs propres trajectoires et leurs propres aventures parallèles. Les contours du dessin optent pour une simplicité héritée de l'école du comics underground dans ses bons jours : une parution en noir et blanc qui joue beaucoup sur la profusion d'encrage sur de vastes plages de blanc (pour les poils de Oaf, par exemple), des personnages animaliers particulièrement expressifs, des billes rondes pour les yeux sur certains héros inspirés par la ligne claire et l'art de la carricature. Les traits sont généralement assez symétriques avec un goût pour les silhouettes en pied, de face, pour jouer sur les contrastes entre les dialogues et l'expression figée des personnages représentés.
Le travail de Bryan Lee O'Malley est d'ailleurs référencé dans un des numéros empaquetés dans ce roman graphique, où Oaf se rend à une galerie d'art où se bouscule dans l'arrière-plan toute une série de personnages venus de différents grands comics indépendants. Sans prendre le même point de vue générationnel, Ed Luce construit son propre univers dans cette San Francisco peuplée de culturistes au grand coeur. L'auteur détourne quelques codes, quelques stéréotypes, sans pour autant entrer dans le champ du pamphlet : les personnages de Wuvable Oaf sont gays, sans militantisme particulier ou remise en question de leur vie ordinaire. Et dépit des stéréotypes connus, l'auteur ne tombe pas dans la carricature pernicieuse à la South Park. Ses héros sont avant tout de grands enfants en quête d'un calin.
L'histoire suit les points de marquage universels de toute bonne romance de fiction, depuis la rencontre jusqu'au premier rendez-vous, avec toute une batterie de gags délirants et une récurrence de symboles phalliques cachés ici ou là, pour la déconne. La BD développe un humour unique en son genre, à comparer éventuellement avec les dingueries de Yoshio Sawai dans Bobobo-bo Bo-Bobo, de parodies de la virilité musclée et velue à la Shirtless Bear Fighter ou des anormalités d'Adventure Time quand le scénario paraît lui-même se perdre dans la blague méta' et le simple essai expérimental, dans un emballage de 500 Jours Ensemble. Au hasard, le chat sociopathe Pavel, hanté par des visions de mort et de tueries pendant tout le long du volume, devient un objet d'étude assez fascinant en reflet des pensées sombres d'Ed Luce, qui s'autorise quelques filouteries graphiques assez intéressantes.
Difficile de ne pas se prendre d'une affection sincère pour le bon Oaf au fil de son aventure, personnage à la fois étrangement timide et ouvertement cinglé, ou de rentrer dans le trip de ce comics aux proportions délirantes. Concours de barbe, super-ex chef de cuisto' et bagarres de bandes rivales dans la garderie pour chat de Papa, Wuvable Oaf est un ensemble agréable à découvrir pour sa capacité à ne rentrer dans aucune case. Entre de petits délires ponctuels et une intrigue de fond qui tient debout, la BD a tout le charme de l'indé' libéré des contraintes de faisabilité ou de rentabilité qui freinent généralement certains artistes dans leurs projets, en ne cherchant pas non plus à réinventer la roue. Sur la ligne d'arrivée, le bouquin est une franche réussite pour les amateurs de cette catégorie à part de comics undergrounds bien fichus, variés, agréables à l'oeil tout en ne ressemblant à rien de très connu.
Le genre de bouquins qui ne sortaient pas en France il y a quelques années, et on saluera l'évolution des mentalités locales ces quelques dernières années - le comics a désormais sa place sur notre territoire sous toutes ses formes, pour différentes catégories de lecteurs et plus juste pour les mordus de justiciers en cape ou de science-fiction multicolore plus facile d'accès.
Un grand homme a dit un jour, à propos d'un rat devenu le chef cuisiner d'un grand restaurant parisien : le nouveau a besoin d'amis. Wuvable Oaf n'est pas une BD comme les autres - sans réinventer la roue, et en se trouvant tout de même quelques référents ici ou là, la série d'Ed Luce détonne au regard des aventures plus traditionnelles ou quadrillées que proposent périodiquement les grands pourvoyeurs d'imaginaire séquentiel, en France ou aux Etats-Unis. Perché à une intersection entre le roman graphique tranche-de-vie et l'authentique folie absurdiste gorgée de gags invraisemblables, ce projet particulier et plein de charme se laisse découvrir comme une authentique curiosité noire-rose, entre les pérégrinations fleur bleue d'un grand enfant dans un corps de catcheur et l'énergie comique d'un monde cloisonné où tout est bizarre ou marrant. Pour les fans de poilus et de gangs de minous, l'affaire est dans le sac.
- Vous pouvez commander Wuvable Oaf à ce lien (sortie en janvier 2021)