Parfois, la vie est marrante. Tenez, prenez The Boys. Série contestataire, qui se fout de la gueule du système des studios, des grosses cylindrées de la production d'Hollywood, des grandes fortunes et du capitalisme politique en général, et qui se trouve pourtant être financée et diffusée par le département culturel du groupe Amazon. De la même façon, la série Faithless se présente comme une histoire de passage à l'âge adulte pour une jeune femme de New York un peu timide, qui va se découvrir une sexualité féroce après avoir rencontré une autre jeune femme, plus assurée, de qui elle tombe peu à peu amoureuse. Pourtant, le comics est écrit par un vieux briscard barbichu de 58 ans, qui s'est fait un nom dans l'industrie pour des séries de porte-flingues inquiétants et pour ses Batman très en colère envers la vie. Et donc, parfois, la vie est effectivement marrante.
Il serait évidemment mensonger
de résumer Faithless à un projet né dans le seul esprit de
Brian Azzarello. Après avoir habillé
Batman d'un membre gênant pour l'opinion puritaine, le scénariste se carapate chez les copains de
Boom! Studios, où l'attendait l'éditrice
Sierra Hahn, ancienne forte tête de
Dark Horse et grande amie des frangins
Fabio Moon et
Gabriel Ba.
Hahn espérait travailler avec
Azzarello depuis quelques années, et dans le contexte des séries de
Boom!, ou simplement pour surprendre et aller là où on n'attendrait pas le vieux baroudeur, se met en tête de le faire travailler sur un titre pour jeunes adultes. Une fois la (brillante) artiste espagnole
Maria Llovet embauchée, l'auteur, assisté par ces deux points de vue capables de l'assister sur la questions de la féminité, se lance dans la composition d'une histoire classique de thriller érotique, mélange de codes de fiction conventionnelle pour adulescents et de thriller érotique tirant sur la sorcellerie.
Faihtless suit l'aventure du personnage de Faith, jeune artiste, sorcière à ses heures perdues dans cette enclave de la sorcellerie "normalisée" du présent, pour des contemporains ou contemporaines intéressés par la pratique rituelle des arts mystiques (tarot, paganisme, etc). Au détour d'un café, elle rencontre Poppy, jeune héritière aux moeurs libérée et à la forte personnalité, qui va peu à peu l'attirer dans son monde - fille d'un artiste reconnu, celle-ci fréquente les boîtes de nuits et les galeries d'art. Faith va peu à peu se laisser séduire par cette nouvelle venue, tandis que ses amis d'avant se font tous tuer les uns après les autres, et que des visions cauchemardesques commencent à hanter son quotidien. Apparitions surnaturelles, monstres occasionnels, les choses s'aggravent lorsque Faith entame une relation avec le père de Poppy qui a, évidemment, son propre agenda à suivre dans toute l'affaire.
Sur le papier, Faithless a tout d'un projet hybride qui se construit dans le temps : la base de romance pour jeunes adultes posée, Azzarello s'amuse à pousser des curseurs ici ou là. La série se repose beaucoup sur les effets de choc, de scènes de sexe graphique survenant au détour d'une page sans explications à ces apparitions monstrueuses lâchées ici ou là sans être réellement développées. En présentant le projet, le scénariste avait admis que les idées lui venaient à mesure que la série progressait de numéro en numéro (avec une ligne de fuite toujours assez évidente, cela étant). Le bouquin n'est donc pas aussi construit que certains autres de ses projets de long terme, et s'apprécie plus comme une sorte d'expérience sur le rythme et les ambiances, copilotée par une dessinatrice hors pair.
De l'aveu de Sierra Hahn et Maria Llovet, le scénario était infléchi dans des directions plus féminines au fil de la conception du volume, mais posera (forcément) problème à certaines lectrices du fait de sa proposition originale - le passage à l'âge adulte d'une jeune femme écrit par un vieil homme, avec une connaissance limitée du sujet. Azzarello esquive cette problématique en se réfugiant autant que possible dans une histoire de genre, et il est effectivement facile de constater l'apport de ses deux collaboratrices en comparant certaines scènes de Faithless (avec l'entourage de Faith, par exemple) avec le reste de sa bibliographie pour mesurer les différences.
La mise en scène évoque assez généralement le genre du Giallo, mouvement du cinéma d'horreur italien reposant sur un esthétisme violent et coloré en surimpression d'intrigues plus convenues, dans la part sorcellerie et érotisme de ses différents représentants. Une sorte de croisement curieux entre Suspiria et Kathy Keene, les codes boursouflés de la fiction pour adolescents étant tout de même assez présents. Quoi qu'elle soit sans doute involontaire, la référence au chef d'oeuvre de Dario Argento représente assez bien les forces et faiblesses du scénario : pour maintenir cette atmosphère de labyrinthe obscur, l'intrigue reste brumeuse, flottante, et si on appréciera d'être aussi paumé que l'héroïne au sein de ce long dédale, on reste tout de même paumé, la plupart du temps.
L'intrigue prend la route d'une aventure plus occulte chemin faisant, avec une sorcellerie plus opaque et symboliste, qui évoquerait certains accents de cruauté et d'élégante monstruosité sataniste à la Chilling Adventures of Sabrina. De fait, Faithless n'est pas le premier ouvrage à prendre la sorcellerie comme motif du passage à l'âge adulte, ou de croiser le sujet avec la sexualité des jeunes femmes. La différence se joue à un autre niveau : Maria Llovet est une indéniable virtuose, dont le coup de crayon renverse toute contestation.
L'artiste espagnole n'en est pas à son coup d'essai : la série Hearbeat, également publiée chez Boom! (avec un verbatim de Brian Azzarello, d'ailleurs) prenait déjà ce mélange d'épouvante et de sensualité adolescente pour sujet. Cette série marquera d'ailleurs un infléchissement dans sa méthode de dessin, en allant vers des courbes moins conventionnelles, plus dépouillées, mais aussi plus aérées et plus légères. Les personnages se distances des décors étouffantes qui formaient le paysage de Heartbeat dans Faithless, qui reste dans l'ensemble magnifique à regarder, tant pour ses monstres que pour ses corps en mouvement.
En Espagne,
Llovet avait aussi écrit et dessiné
Insecto, une bande-dessinée sur la relation incestueuse d'un frère et d'une soeur, et reste intéressée par l'érotisme du tabou et de l'étrange depuis - tout récemment, elle annonçait encore une nouvelle série
mêlant occulte et rites sexuels de sectes hippies dans le paysage des années soixante,
Luna. Il serait intéressant de compiler l'ensemble de ces travaux pour dénicher la réflexion (suivie) de l'artiste sur ce thème particulier, qui permet aux amateurs du genre de lire périodiquement des séries aux pages superbes.
Paul Pope signe les couvertures de
Faithless sur ce premier volume, comme pour ajouter à la beauté générale.
Le travail de Llovet reste l'intérêt premier de Faithless pour ceux qui ne rentreraient dans le public cible de la fiction pour jeunes adultes (ou ne seraient, simplement, pas de grands curieux). Dans l'ensemble, en dépit de ses étrangetés et de l'impression d'avancer dans le noir, le bouquin convoque une véritable ambiance unique, proportionnelle aux grandes heures du cinéma de genre des années soixante-dix. On prend, on lit, on pose le bouquin en se demandant "hein quoi qu'est-ce que" à intervalles réguliers, sans s'échapper réellement de l'aventure illustrée par la dessinatrice sur quelques idées intéressantes de Brian Azzarello, qui emprunte aux bons endroits dans le riche répertoire du thriller érotique. Ce qu'on a coutume d'appeler une curiosité dans le milieu, et qu'il sera bon de juger une fois tous les volumes (au nombre de trois) parus en VF.
Faithless se pose à l'intersection des romans graphiques pour jeunes adultes qui ont fait la force de Boom! Studios pendant de longues années, en embauchant un scénariste moins versé dans le registre. Brian Azzarello a l'avantage de ne pas s'embarrasser avec la pudibonderie de ses anciens employeurs pour concevoir un ensemble surprenant qui joue sur l'effet de choc perpétuel et l'atmosphère étouffante d'une sexualité bannie dans les profondeurs de l'occulte. Surtout, le trait de Maria Llovet, dessinatrice qui mérite d'être suivie sur les années à venir, réussit le grand écart entre horreur et adulescence bien ordonnée, avec un bouquin superbe, coloré, qui emprunte à la mode, au monde des galeristes et à cette New York fantasmée de jeune femme en conquête, en n'oubliant pas de fomenter de sombres dégueulasseries pour certaines créatures épousant la bizarrerie générale du projet. Un alien dans la bibliographie d'Azzarello, un marqueur net d'une évolution de style dans celle de Llovet, et un essai intéressant pour Boom! (et Panini) dans cette ouverture à un plus large public de la fiction érotique, souvent boudée dans le paysage des grands éditeurs nord-américains.