Cette semaine, en France, nous pourrons découvrir un nouveau label de sorties, baptisée simplement "Urban", dans lequel la maison d'édition française Urban Comics insert trois titres dans un format plus grand que leurs albums habituels, dans le but de les rapprocher du rayon franco-belge (voire de les y placer pour de bon). Une révolution ? Au-delà du terme galvaudé, on parlera plutôt d'une évolution, assez logique, dans les pratiques du marché des comics en France.
Un constat, déjà. Si l'offre de comics en VF s'est multipliée depuis une dizaine d'années, une réalité demeure : ce secteur reste le plus petit sur l'ensemble du marché de la bande-dessinée en France. L'institut GFK estimait récemment à 6% du total des ventes les exemplaires de catégorie "comics", et ce malgré une légère croissance au terme d'une année (2020) qui a, étonnamment, vu un accroissement des ventes de BDs tout secteurs confondus. Autre constat : le comics en tant que médium souffre encore et toujours d'une forme d'association par défaut au seul registre des super-héros. Avec deux conséquences évidentes : d'une part, une forme de mépris plus ou moins affiché du genre, par mépris pour la forme, ou par méconnaissance des évolutions dans les registres abordées par ces histoires prenant pour des justiciers en collants pour héros. D'autre part, une incompréhension globale à propos de la bande dessinée américaine, qui comporte également une palanquée de titres en dehors des aventures de porteurs de capes.
Si vous lisez ces colonnes régulièrement, il ne s'agira pas d'une franche découverte. Du polar à la science-fiction, de la fantasy à la tranche de vie en passant par l'horreur, le western ou l'érotisme : la bande dessinée américaine n'a rien à envier à ses camarades européennes ou japonaises, et l'assertion "comics = super-héros" part surtout de stéréotypes comparables à l'assimilation de la bande-dessinée franco-belge aux Tintin ou Astérix ou au manga aux shonen nekketsu. Reste encore à convaincre le grand public.
Dès lors, il devient forcément difficile pour le comics indépendant de s'extraire de ce carcan de présupposés, et de se faire une place aux yeux d'un lectorat potentiellement intéressé par ces imaginaires variés. Le succès de The Walking Dead est encore une excellente façon de le rappeler. Cette méconnaissance du catalogue indépendant, et le fait que le rayon comics soit composé à majorité de titres de super-héros contraint les éditeurs à user de nouvelles tactiques pour laisser une chance à des projets moins évidents. Certains s'y sont d'ailleurs déjà cassés les dents. On a désormais assez de recul pour voir ce qu'il est advenu de Glénat Comics, dont la production s'est fortement réduite, et qui a même mis fin à des titres de licences pourtant très connues (les Power Rangers) ; à Snorgleux Comics qui n'exporte que très peu de titres en provenance d'Aftershock malgré des débuts prometteurs (avec, déjà, un format plus agrandi) ; ou encore le défunt label Paperback, de Casterman qui proposait pourtant une ligne exigeante et de bonne tenue. Sur la collection "Urban", le raisonnement part donc d'un besoin naturel de faire évoluer les formats : si le lecteur ne vient pas aux comics, les comics doivent aller aux lecteurs.
Comprenons-nous : Urban ne fait pas le choix de délocaliser toute sa production en dehors du rayon comics, ce qui n'aurait d'ailleurs aucun sens pour les titres DC, ni pour certaines sorties indépendantes identifiées comme d'authentiques produits de l'imaginaire américain, ou associées à des auteurs édités au rayon comics pour leurs travaux super-héros (là-encore, la sélection se fera au cas par cas). Sur les cas de Decorum, ambitieuse (et magnifique, on vous en reparle bientôt) mini-série de science-fiction de Jonathan Hickman et Mike Huddleston, ou Le Dernier des Dieux (Phillip Kennedy Johnson, Ricardo Federicci), un titre de fantasy sombre qui jure largement avec le DC Comics de ces dernières années, la logique voudrait que ces projets là soient traités différemment. Dans le cadre d'une interview à retrouver dans le Geek Magazine #34 du mois de février, François Hercoüet, responsable éditorial d'Urban Comics, m'expliquait : "[la communication] qui n'a pas besoin de se défendre quand le lecteur est face à un livre, c'est le format de l'ouvrage, et sa place dans le rayonnage de la librairie". Dès lors, avec une maquette intégralement repensée, des dimensions qui vont en effet rapprocher l'album de ce qu'on trouve au rayon franco-belge (sous l'étiquette "SF" ou "Fantasy"), la stratégie fait penser à un Cheval de Troie. On propose à un lecteur du comics, sans préciser la provenance de la marchandise.
Cette manœuvre n'est d'ailleurs pas l'invention d'Urban Comics. Bliss Editions rééditait dans le même sens le premier tome de Britannia de Peter Milligan et Juan José Ryp dans un grand format, pensé pour l'intercaler à côté d'un Murena. Les publications jeunesse de cette même maison d'édition - celles de K. O'Neill, au hasard - n'ont rien à voir avec les formats des rayons comics des librairies. Sur cet aspect particulier du jeune public, l'utilisation du souple, chez Urban Kids, Urban Link ou Marvel Next Gen, démontre l'intérêt du format ciblé pour un certain genre de lectorat et un certain rayonnage. Admettons, pour les titres classés "jeunesse". Romain Galand de la société Kinaye nous en parlait au moment de l'entrée de ses premiers titres sur le marché, expliquant que son but était surtout de ne "pas être placé dans le rayon comics". La démarche semble, en théorie, doublement vertueuse : le lecteur passionné de comics indépendants a tendance à suivre des médias spécialisés et reste donc suffisamment informé pour retracer les trajectoires de sorties. De l'autre, le lecteur profane passera plutôt par la sélection des sorties mises en avant dans son rayon habituel, et aura ainsi plus de chance d'accéder à certains projets. Le risque serait toutefois de parquer le lecteur de franco-belge, qui n'aurait jamais besoin d'arpenter les autres coins des lieux de ventes et se cantonnerait à une offre précise (au point de ghettoiser davantage le département comics, de moins en moins mixte en terme d'offre ou de produits). Des doutes que certaines voix du milieu de l'édition mettent en avant, en accusant les structures de grande importance (Médias Participations) de vouloir simplement s'accaparer davantage de parts de marchés.
Cette stratégie ne montrera ses avantages et ses inconvénients que sur le long terme : Decorum est prévu en deux tomes, tandis que Le Dernier des Dieux sera publié en quatre albums. Alors que le marché de la bande-dessinée dans son ensemble reste particulièrement vaste, et souffre de façon plus générale d'une surproduction évidente, seuls les chiffres de ventes seront capables de trancher du résultat de l'expérience. Naïvement, on aurait envie de dire que l'idée a du bon, sur le principe, pour décloisonner les imaginaires et changer enfin l'image du loisir comics. Mais la réalité chiffrée ne va pas toujours dans le sens attendu, et de nombreuses désillusions ont déjà dû être encaissées ces dernières années, la faute à des tableurs qui n'ont pas pour habitude de donner raison à la qualité. En l'occurrence, aucun doute n'est permis sur la qualité de ces deux premiers titres du label "Urban", reste seulement à voir si le pari du "ciblage" franco-belge paiera.