Fort de ses prestations de long cours chez Marvel et de nombreuses réussites en indépendant, avec là aussi quelques sagas d'envergure (East of West, God is Dead, Black Monday Murders), Jonathan Hickman revenait l'an passé chez Image Comics avec une proposition de science-fiction ambitieuse, Decorum. Déjà superbe dès les premières pages de preview, le titre bénéficie pour sa sortie en version française d'un traitement de faveur, en faisant partie des albums qui font partie du lancement du nouveau format "Urban", destiné à potentiellement faire sortir quelques comics en dehors de leur rayon habituel de leur librairie. Si nous discutions dans un récent article de cette stratégie éditoriale, sur le contenu, on comprend aisément à la lecture de ce premier tome pourquoi Urban l'a choisi comme ambassadeur. Au vu des incroyables planches de Mike Huddleston, il fallait bien un grand format pour leur faire justice. Coup double : le récit de Hickman est lui aussi prenant.
Comme il a pris l'habitude de le faire, Jonathan Hickman ne va pas simplement raconter une histoire et se concentrer à la petite échelle de personnages. D'autant plus dans le registre de la science-fiction, l'auteur voit ici grand et construit tout un univers entre les planches, avec de multiples schémas, notes, symboliques chargées d'expliquer les règles qui régissent son vaste décor. L'auteur sait jouer avec ces codes du world building explicite, et ménage ces effets de style, pour que la lecture, chapitrée, ne soit pas non plus trop hachée entre les phases d'art séquentiel à proprement parler, et les moments de proses, d'annotation ou d'explications schématisées. Decorum propose un ensemble d'idées et de concepts qui ouvre plusieurs portes des possibles, et laisse songeur quant à son potentiel. En découlera une première frustration : celle de n'être cantonnée qu'à deux tomes - mais on y revient juste après.
Dans les faits, Decorum propose deux trames narratives. D'un côté, on suit la quête d'une redoutable Eglise inter-spatiale, faite d'êtres inquiétants aux tendances totalitaires, pour retrouver un "oeuf" farouchement protégé et gardé par une autre confrérie, et qui pourrait contenir une sorte d'être messianique en son sein. L'Eglise est l'une de ces forces classiques que l'on voit en science-fiction, un ordre qui a imposé sa loi par la force, avec un parallèle tout trouvé dans l'imagerie des conquistadors du XVe siècle - à la différence que leur but premier n'est pas l'exploration, mais bien l'asservissement d'autres populations, et la destruction d'autres mondes. Ce pan de narration à très grande envergure se croise avec un second fil rouge, à plus petite échelle, centré sur deux personnages.
On retrouvera en effet Neha, jeune femme qui travaille comme coursière, dans le but de pouvoir payer les frais de cryogénisation de ses proches, touchés par un redoutable virus utilisé par une industrie comme façon de forcer à l'emprunt et à l'endettement (une version ultra-radicale et vénère d'un capitalisme nihiliste, Hickman aimant beaucoup jouer avec l'image de l'argent roi). Au détour d'une mission plus dangereuse que les autres, elle va tomber sur Morley, une assassin hyper douée, qui va la prendre sous son aile, et l'emmener à la Sororité de l'Homme. Là, elle doit être formée parmi d'autres, dans ce qui pourrait alors devenir une forme de Deadly Class avec des élèves aliens. La relation de Neha à sa professeur de fortune est amusante, le caractère de cette dernière la rendant très rapidement charismatique, sinon touchante pour une assassin. Loin des stéréotypes de femme fatale, Morley est une femme plus âgée que la représentation usuelle, avec un petit mari rangé, les deux ayant une relation mignonne, ce malgré le métier compliqué qu'elle a.
Les quelques passages dans la Sororité laissent là aussi entrevoir une galerie de personnages haut en couleurs, aux caractères et particularités physiques bien marquées. Decorum est, pour dire les choses simplement, très riche, et c'est là que sa durée (on vous avait dit qu'on allait en reparler) viendra pêcher. Les scènes s'enchaînent assez rapidement, l'intrigue va relativement vite - notamment sur celle de grande envergure - et l'on se demande donc naturellement si le second tome arrivera à conclure réellement toute l'histoire sans précipitation. Un constat d'autant plus frustrant que la seule Sororité donne envie de voir la formation de ces assassins se faire sur une multitude de numéros. Cette appétence, elle, s'explique en seulement deux mots : Mike Huddleston, qui l'argument de vente premier de cette série. Ceci est un euphémisme.
La façon la plus simple de vous convaincre serait simplement de vous dire de quitter votre ordinateur et d'aller dans une librairie pour ouvrir Decorum. La preuve par les faits : le titre est d'une beauté indécente, et Huddleston livre une performance d'un niveau qu'on ne lui connaissait pas. Son trait "habituel" (pensez The Strain à titre de comparaison) a beau se reconnaître dans les passages dessinés les plus "traditionnellement", l'artiste se surpasse et se réinvente constamment, et livre des expérimentations artistiques à chaque page, ou presque. Là où un autre pourrait provoquer une sorte d'indigestion à multiplier les directions visuelles, Huddleston met l'ensemble au service de son univers et de sa narration. Le résultat est tout bonnement splendide.
Que ce soit avec des esquisses crayonnées en noir et blanc, de l'aquarelle, des trames aux couleurs criardes, de la peinture numérique, Huddleston est généreux à tous les instants, en offrant à Decorum un parfum unique, que l'on ne retrouve que très rarement dans les sphères indé'. C'est d'ailleurs peut-être cet aspect expérimental, qui sort des codes usuels de la bande-dessinée américaine, qui a poussé Urban à tenter l'expérience du grand format "vers le franco-belge" pour cet album. De notre avis, c'est une décision qui fait complètement sens, et rend même justice à la prouesse du dessinateur. Des couleurs, des formes variées et bizarres, d'une scène d'action en noir et blanc à des fresques spatiales qu'un Christian Ward n'aurait pas reniées : chaque instant est fait pour vous en mettre plein les yeux. Bien sûr, il ne faudrait pas que tous les comics indé' de SF adoptent cette façon de faire parce que ça ne fonctionnerait pas dans tous les cas. Ici, l'harmonie entre démarche artistique et ambition narrative est toute trouvée, laissant à Decorum un souvenir impérissable, et une folle envie d'aller lire la suite. Dommage, donc, qu'il s'agisse aussi, déjà, de la fin.
Ne boudons pas notre plaisir. Decorum est grand, Decorum est surtout beau, terriblement beau. Le format choisi par l'éditeur Urban fonctionne à merveille tant la prouesse de Huddleston impressionne, au service d'un univers qui intrigue et intéresse à la fois, entre le récit pop et branché d'un Deadly Class, qui lorgne aussi vers les thématiques d'un Invisible Kingdom. Peut être trop court ou parfois trop expérimental, il s'agit d'une lecture forte, rafraichissante, qui rappelle encore une fois tout ce dont est capable la scène indépendante américaine. Coup de coeur immédiat de l'année.