Après soixante-douze numéros et quelques bonus, le succès de l'adaptation de The Boys finira par motiver Garth Ennis à reprendre du service. Le scénariste de ce long feuilleton s'attaque à une dernière aventure en forme de post-mortem, pour clore l'histoire d'Annie et Hughie, et apporter quelques éléments de contexte sur la trajectoire du fameux "Canddlestick Maker", l'enfoiré en imperméable noir, le tueur de super-héros, Billy Butcher. Dans une perspective plus optimiste, la mini-série Chère Becky, éditée en France par Panini Comics, donne un peu plus de place aux femmes de la vie des deux personnages principaux de The Boys, tout en posant un regard rétrospectif sur certaines zones grises de la saga. L'auteur ne s'empêche pas non plus de parler du présent.
Si Garth Ennis assume l'intérêt économique de sortir du The Boys dans la foulée du succès de la série télévisée, l'auteur n'a pas pour habitude de simplement croutonner sur ses succès d'antan. A l'instar de ses nombreux travaux sur le Punisher, le vieil irlandais a toujours quelque chose d'utile à mettre en avant, et décide cette fois de donner plus d'importance au personnage de Becky Butcher, souvent mentionnée mais rarement montrée dans la série originale. Russ Braun, encreur habituel de Darick Robertson, récupère les dessins avec l'approbation de son vieux camarade, simplement trop occupé pour rempiler.
Chère Becky retrouve le couple Campbell dans le présent, aux heures des débats sur le progressisme "woke", des transitions politiques de ces dernières années aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, dans un monde débarrassé des super-héros et qui s'assume davantage comme un décalque de la société moderne. Revenu s'installer en Ecosse avec Annie, Hughie reçoit par la poste le journal intime de Billy Butcher. Le héros se plonge dans cette chronique des premières années de la faction The Boys pilotée par le Colonel Mallory. Butcher pense alors à sa femme, qui lui a été arrachée par les super-héros, dans un exercice d'introspection chapitré censé expliquer comment le personnage est devenu le monstre qu'il deviendra dans la seconde moitié de la série. Ennis propose une narration éparpillée sur trois époques : le présent, la période Mallory et la période du couple Butcher, avec un temps d'écran assez équilibré pour que chaque temporalité ait la place de respirer.
Sur le cas des super-héros, le scénariste n'a rien perdu de son infatigable rengaine : encore très parodiques, les personnages costumés servent surtout à se faire massacrer brutalement dans une critique sauvage et aride du corporatisme et du ridicule que l'auteur trouve à cette forme de fiction. Billy Batson se fait arracher la langue, Thor passe au four crématoire, et les Britanniques inventent leurs propres personnages en abusant des schémas sociaux et des études de marché qui poussent parfois les maisons de super-héros à se réfugier dans le "token" - en résumé, une compagnie espère cibler une niche de fans de telle ou telle minorité en proposant un personnage capable de représenter ces enjeux, mais finit par grossir le trait au point que les super-héros en question deviennent d'affreux stéréotypes haineux. Plus finaude que d'habitude, cette critique isolée participe d'un discours plus général de Garth Ennis sur la société moderne. Il évoque notamment la façon dont les grosses entreprises instrumentalisent la lutte pour l'égalité, en faisant passer l'intolérance ordinaire pour du progrès. Le bonhomme va même corriger quelques unes des saloperies ou des maladresses perpétrées dans la première série The Boys, comme sur le cas de la représentation LGBT.
En l'occurrence, Hughie a une meilleure amie, Bobbie, femme transgenre en pleine transition. L'auteur se montre assez ouvert avec ce point de vue, étrangement ouvert compte tenu de son habituel foutage de gueule vis-à-vis des moeurs ou de la morale le long de son épaisse bibliographie. Un dialogue précis cible particulièrement la façon dont le Royaume-Uni considère les citoyens transgenres, thème d'actualité encapsulée dans une rengaine plus générale contre le Brexit, Donald Trump ou l'état du monde contemporain. A croire que Ennis, à l'instar de Frank Miller dans The Golden Child, décide de se positionner plus clairement après des décennies à jouer sur le flou humoristique, au sortir de ces dernières années et de la radicalité des points de vue au présent. L'auteur s'autorise toutefois quelques zones d'ombre sur d'autres sujets : à propos de la culture "woke", certains de ses personnages sont ouvertement opposés à ce qu'ils qualifient d'hypocrisie de blancs, d'autres paraissent plus ouverts. Ce qui sera aussi le cas sur la thématique féministe, les réseaux sociaux ou le point de vue des faux intellectuels de gauche sur la politique britannique.
Ennis construit ses dialogues comme des alternances de points de vue, avec des opinions mises dans la bouche de certains personnages en accord avec leurs différentes philosophies, pour utiliser des armes de rhétorique moderne sans construire un discours trop clair sur ses propres convictions. En l'occurrence, le bonhomme paraît toujours aussi acide sur toute une batterie de sujets, avec des airs de vieil homme en colère devant sa télé' parfois, ou d'auteur lucide face aux réalités de certaines luttes à d'autres moments.
Chère Becky marche comme une suite authentique de la saga The Boys qui laisse seulement un peu plus de place à la façon dont deux héros pas si différents appréhendent leur relation à l'amour. Becky Butcher permet d'éclairer le jeune homme qu'était Billy avant la mort de sa femme, avec des scènes lumineuses et optimistes qui servent aussi à rappeler le talent de Garth Ennis pour les romances, une fois les fusils et les bâtons de dynamite laissés sur le pas de la porte. Les interactions sonnent vraies, les personnalités travaillées des unes et des uns marchent pour solidifier certaines conclusions de la saga The Boys, avec un Butcher qui s'explique et s'assume davantage comme un horrible salaud qui n'a fait que se servir d'une excuse pour déchaîner les enfers, et un Hughie qui doit apprendre à ne plus vivre dans le passé pour assumer d'avoir trouvé l'amour et de clore ce chapitre mouvementé de sa vie. L'ensemble de la série respire la maturité acquise par Garth Ennis vis-à-vis des premiers numéros, bien plus tapageurs et puérils dans leur envie de violence crasseuse et cathartique.
A l'époque du lancement de The Boys, le projet avait tout d'un simple défouloir, énième coup de gueule d'un scénariste opposé au granguignolesque des super-héros qui n'avait besoin que d'une intrigue pour habiller le coup de semonce. Avec le temps, et l'élaboration d'un scénario plus digéré, la série se transformera en voyage d'apprentissage entre un jeune homme cherchant à trouver sa place dans un monde trop vaste, mené par un mentor qui suivait son propre agenda. Quelque part, Garth Ennis revient ici à la fois sur l'origine et la conclusion, pour réarranger ce qui pouvait poser problème dans la radicalisation de Butcher en milieu de série. Tout ça en restant très violent dans l'exécution, pour ne pas renoncer ou retourner sa veste sur ce qu'était The Boys au départ, et en profiter pour apporter quelques nuances supplémentaires à cette charge contre le monde de l'édition de comics aux Etats-Unis.
Sur la ligne d'arrivée, Chère Becky sonne vrai, sincère, et fonctionne comme l'ultime point final à une série déjà largement étendue. Russ Braun trouve ses forces sur l'expressivité de ses personnages, des visages généralement souriants ou fatigués par le poids de ces années de combat, tout en montrant quelques faiblesses sur les décors, généralement vides, et des découpages qui manquent d'énergie. Loin d'être un obsessionnel du dessin, Garth Ennis a souvent eu l'habitude de s'entourer de dessinateurs à l'aise dans le cartoon et la carricature, ce qui a généralement tendance à atténuer la violence de ses situations. En l'occurrence, Braun l'avait aussi accompagné sur Jimmy's Bastards, les fans du bonhomme seront donc en terrain connu.
A propos de la traduction française, l'ensemble du bouquin adapte correctement la plupart des concepts anglophones, en trouvant des équivalents au vocabulaire "progressiste" dans notre langue, ce qui permet d'éviter des bizarreries du genre de celles de Prez chez Urban Comics. Cela étant, la problématique des versions françaises de Garth Ennis sur ce genre de séries, où les personnages centraux piochent dans les locaux du Royaume-Uni, se joue à un autre niveau : l'auteur prête à Hughie et Bobbie un Anglais d'Ecosse, peuplé de curiosités linguistiques issues de patois ou d'habitudes vernaculaires locales impossibles à transposer en Français. Rien de gênant sur le papier : le gros du texte reste fidèle même sans l'argot des Highlands, mais une partie de l'esprit original se paume dans ce voyage. Le problème est forcément difficile à endiguer, à moins de trouver un équivalent de régionalisme en France pour adapter les différents registres de langue en fonction des personnages (Hughie avec l'accent du Nord, t'en penses quoi pour une future réédition, m'sieur Panini ?).
The Boys : Chère Becky est une agréable conclusion à la série, servie par un scénariste qui a eu le temps de trouver la maturité nécessaire pour comprendre comment boucler convenablement. Loin du simple défouloir absurde des débuts, la saga s'achève avec plus de douceur et de sincérité, en revenant sur la relation entre Billy et Becky, un élément qui n'avait pas été suffisamment mis en avant à l'époque. Restent différentes réflexions plus ou moins utiles de Garth Ennis sur le présent, et une sorte de mélancolie sur cette période plus simple où l'auteur composait The Boys sans penser à la gueule qu'aurait le monde quelques années plus loin. Acide sur la politique, sur l'avenir et sur les super-héros (pour ne pas totalement changer de braquet), le bonhomme n'a rien perdu de son adresse habituelle pour composer des personnages forts, complexes et denses, en s'autorisant une rêverie romantique sur la place de l'amour comme solution à la vie après le combat. Comme Hughie avec le journal de Butcher, Ennis en a cette fois bel et bien terminé avec cette partie de sa bibliographie, un juste rappel au moment où la saga a été confiée à d'autres gens : ses personnages sont les siens, et il lui appartenait de leur dire au revoir convenablement.