Pour les contemporains de la bande-dessinée venue des Etats-Unis, le nom de Robert Kirkman rassure. A l'inverse de la plupart de ses collègues de l'art séquentiel, le scénariste est aujourd'hui suffisamment populaire - en se basant sur l'habituel rebond de notoriété des adaptations - pour appeler à la curiosité du grand public. Walking Dead et Invincible avaient déjà achevé de convaincre l'arpenteur curieux des stands de librairies (spécialisées ou non), et ont achevé le travail en tendant une patte à un autre genre de public - celui des canapés, des soirées pizzas, des groupement collectifs de fans assidus et des "ouah dis donc vous avez vu qui est mort cette semaine ?", des gens qui auront parfois fait le chemin en sens inverse pour s'intéresser aux BDs et pouvoir gâcher la fin à leurs copains. Comme Frank Miller ou Mark Millar, Robert Kirkman est ce type qu'on floque, qu'on exhibe aux nouveaux entrants, "mais si, c'est le gars qui a écrit le comics Walking Dead" pour mobiliser un éventuel renouveau de lectrices ou de lecteurs.
Si cette mécanique de vases communicants est parfois capricieux, le fait est que le scénariste lui-même n'est pas dupe : à l'instar de
Stan Lee,
Kirkman peut désormais se permettre de cantonner l'effort créatif à un simple geste, en signant son nom en haut de la copie, et en déléguant à d'autres le travail de fabrication. Avec un accès facilité aux salles de réunions des producteurs de télé', le bonhomme manœuvre un navire en forme de conglomérat séquentiel,
Skybound Entertainment, une petite institution qui ne cache pas ses ambitions de pourvoyeur d'adaptations potentielles. Le nom
Kirkman ouvre la négociation, le synopsis aguicheur finit le travail, en marchant dans les pas de
Mark Millar sur un axe plus collectif.
Dans la foulée de Hardcore, imaginé par le bonhomme et
Marc Silvestri, président de
Top Cow, sous la forme d'un premier
one-shot de la
Pilot Season, le scénariste a fomenté un nouveau pitch confié à une équipe créative pas forcément désagréable,
et déjà prévu pour être porté au cinéma. La BD s'appelle
Furtif (
Stealth) et a trouvé son chemin de notre côté de l'Océan Atlantique, pour tenir compagnie à de lointaines cousines. On en parle ?
Mémoires de Nos Pères
La mini-série est exécutée par Mike Costa à l'écriture et l'artiste Nate Bellegrade aux dessins, accompagné par une colorisation agréablement fichue de Tamra Bonvillain. L'intrigue s'intéresse au Furtif, un héros masqué armé d'un costume de science-fiction patrouillant la ville de Détroit. Le personnage a son propre super-vilain ravagé, ses policiers corrompus, ses journalistes pugnaces, en résumé, un décor très habituel qui ne cherche pas à effrayer grand monde. A ceci près que le Furtif n'est plus exactement un jeune homme : opérant au présent, le justicier a démarré sa carrière dans les années quatre-vingt et commence à accuser le coup de vieux, avec des pertes de mémoire, qui ressemblent à la maladie d'Alzheimer, et une déconnexion progressive de la réalité. Lorsque le personnage finit par s'en prendre à la police en croyant lutter contre des truands armés, son fils décide d'agir avant que quelqu'un ne soit tué.
Sur le papier, Furtif ressemble beaucoup aux séries de super-héros éditées en indépendant sur deux générations : celles des premiers temps d'Image Comics où les auteurs commençaient doucement à réfléchir à des stratégies censées tordre le cou aux stéréotypes imposés par Marvel et DC, et celles des héros parodiques, des injections de réalité ou des détournements proprement dits sur des sagas de petite ambition. Ici, personne ne cherche vraiment à réinventer quoi que ce soit. En revanche, quelqu'un a manifestement compris quelque chose sur l'usure mécanique de la fiction des surhommes, et cherche un angle, une idée originale, un apport neuf, pour varier un peu. Furtif ressemble plus à Kick Ass qu'à Sex ou Irrécupérable, et plus à Superior qu'à The One ou Maximortal.
La comparaison avec cet autre projet prenant pour thème le handicap - l'un physique, l'autre mental - ne s'arrête d'ailleurs pas au simple gimmick. Dans les deux cas, il s'agit d'oeuvres sympathiques, bien exécutées, qui manquent de percutant quand viendra le moment de justifier l'intra-univers et la raison des forces en présence dans le dernier chapitre, mais qui permettent toutes deux de s'amuser dans un cadre relativement inoffensif. A ceci près que Furtif prend le sujet de la maladie d'Alzheimer au sérieux.
Ce motif ne sert pas simplement à fournir une touche d'originalité : quelques scènes poignantes entre le père et son fils donnent du corps à la BD, en posant effectivement la question de l'usure de ces personnages de justiciers costumés qui finiront, peut-être, par être trop vieux, ou trop dangereux. L'indépendant pose ce genre de questions aux super-héros de DC et Marvel, figés dans leur invariable suspension temporelle. En l'occurrence, cette dynamique familiale cadre avec l'ensemble de la bibliographie de Robert Kirkman, qui cherche souvent dans ses oeuvres à évoquer son rapport au père, sous toutes ses formes. Ce qui permet au bouquin d'être moins désincarné que les séries de l'empire Millar, malgré un moule sensiblement identique, et une impression nette de BD de commande vite emballée.
La situation de ce héros âgé et autrefois tout puissant sert aussi d'allégorie de façade à la ville de Détroit et au placement des grandes cités américaines face à l'effondrement du capitalisme d'hier face au présent. Mike Costa, lui-même originaire de cette grande ville du Michigan, ancien fleuron de l'industrie automobile réduite à néant par la délocalisation des usines et des ateliers, imagine un futur où l'équivalent fictionnel des GAFAM investit massivement dans ces anciennes gloires de l'urbanisme américain, comme San Fransisco ou dans les futures "Smart Cities". Cet axe de réflexion sert de conclusion au volume, sans convictions. Le dernier chapitre ne fonctionne pas, par manque de place ou pour tout un tas de raisons : parachuté, pas forcément clair ou cohérent, celle-ci cherche un grand tout dans une histoire qui marche plutôt sur ses accents intimes et son aspect plus humain, terre-à-terre. Comme si chercher à intellectualiser le divertissement n'était pas forcément un réflexe utile ou pertinent à chaque fois.
Restent quelques belles scènes d'action, avec la liberté laissée aux auteurs de Skybound pour la violence. Là-dessus, la patte Kirkman est aussi assez palpable : l'ensemble est relativement généreux en termes de gnons et de crânes explosés, avec un vilain efficace et très à l'aise dans son rôle de salaud, quelques fusillades et quelques explosions. Un ensemble agréable, qui éclabousse un peu.
Plutôt bien construit dans ses dialogues, Furtif cherche l'efficacité d'un film d'action des années quatre-vingt dix avec ses élites corrompues et ses ruelles ensoleillées et pleines de gangs surarmés. L'antagoniste principal, une sorte de Double Face capable de détruire tout ce qu'il touche, annonce en quelque sorte la couleur générale du volume : le personnage n'a pas de franche identité, pas de grand plan complexe, pas de motivation autre que l'argent et le maintien du statu quo, son rôle est simplement d'incarner un modèle d'enfoiré connu des fans de super-héros - il n'en demeure pas moins sympathique, avec quelques petites idées bien trouvées.
A l'mage de la série Furtif en général - les intentions sont là, avec le rôle des journalistes, un embryon de propos social sur le cercle vicieux de l'action individuelle et ses conséquences sur les quartiers défavorisés, mais au sortir du tome, l'équilibre global penche plus pour un album fonctionnel et divertissant que pour une leçon de socio' ou une cartographie de la Détroit contemporaine. Costa peine à faire respirer son propos sous la consigne, et l'action, le gag ou le dialogue prennent simplement le pas sur le sens réel, et pas forcément pour le pire. Comme Superior, le bouquin devient vite une aventure quadrillée et dirigée.
Du côté des dessins, Bellegrade marche là-encore dans une sorte de filiation naturelle avec la famille Skybound en donnant dans le grotesque, le cartoon, des morphologies exagérées et très expressives héritées d'Invincible - ce qui n'a rien d'un accident, attendu que les designs des personnages ont été conçus par Cory Walker. Une école de dessin qui divisera certainement, mais qui contribue à façonner cet aspect de divertissement pop et violent lancé en automatique sur la piste de quelques bonnes idées et d'une routine très prévisible. La colorisation porte l'ensemble avec cette même envie de s'amuser, de ne pas mettre trop de gris, trop de réalisme dans un ensemble acidulé, divertissant, à la croisée des chemins entre des motifs très humains et perméables et un fourre-tout ludique qui marche dans les stéréotypes posés par le cinéma et la fiction grand public. Pour faire simple, mettons que Furtif est une bonne base qui aurait surtout gagnée à être plus réfléchie, plus authentique, et probablement plus étendue.
Le comics reste satisfaisant pour peu qu'on sache dans quoi on met les pieds : l'usine à produits Robert Kirkman ne dissimule plus ses intentions évidentes, en assemblant une bible de trucs faciles à mettre en images, faciles à mettre en mouvement, pour capitaliser sur la mode des super-héros au cinéma avec telle ou telle innovation graduée. En tant que BD, Furtif a l'avantage de ne pas avoir été confié à des mauvais : l'angle du vieil homme en train de perdre la raison fonctionne, l'archétype d'un vilain qui assume justement ses propres routines de personnage fonction marche aussi, et dans sa durée comme dans son esthétique, le bouquin est aussi agréable que possible. Mais : pas plus. Ni mémorable ni suffisamment travaillé pour aller au bout de son idée, le titre se cogne contre son manque d'ambition, son incapacité à transcender le synopsis, et sa conclusion anormalement compliquée et pas forcément cohérente. Un bouquin qu'on achète, qu'on lit, qu'on range, et qu'on ressort au moment de l'adaptation pour se la râcler auprès des copains. Le compromis a le mérite d'être clair, et n'empêchera pas les gens concernés par le problème des parents en pertes de repères d'être, sur l'une ou l'autre scène, agréablement surpris.