A l'instar de Grigori Raspoutine, la figure semi-mythique d'Aleister Crowley continue de fasciner les auteurs contemporains. D'aucuns auront établi cette personnalité, emblématique de la pensée occulte du début du XXème siècle, comme le marqueur évident d'une transition dans la représentation des arts mystiques en fiction - Alan Moore ou Grant Morrison ont par exemple rendu hommage à plusieurs reprises à l'étrange prophète, dans Promethea, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, ou Batman : Arkham Asylum. Le scénariste des Invisibles expliquait même, au cours d'une entrevue menée par le réalisateur James Gunn il y a quelques années, que l'un des rituels de Crowley avait été l'une de ses premières expériences de magie incantatoire, avant sa découverte des drogues.
La compréhension de cette "magie" ne se résume évidemment pas qu'au monde de l'esprit, à l'étude du champ de la conscience, au langage ou à l'art pictural en règle générale. Pour ces auteurs, autodiagnostiqués magiciens de cérémonie ou adeptes d'une philosophie de la spiritualité et du mysticisme,
Crowley est avant tout le porte-parole d'un faisceau d'idéaux précis et organisés.
Le Livre de la Loi, l'
Astrum Argentum, le tarot, l'astrologie, seraient plus à voir comme une sorte de panoplie spirituelle dans un ensemble plus global - un intérêt pour les principes invisibles et organisateurs, les connexions secrètes de sociétés holistiques connectées sur des plans immatériels, etc. Le documentariste et scénariste
Douglas Rushkoff est à son tour intéressé au cas d'
Aleister Crowley, en compagnie de l'artiste
Michael Avon Oeming, dans le cadre du roman graphique
Aleister & Adolf, édité en France chez
Vestron. Un projet étonnant dans le catalogue l'enseigne, plus spécialisée dans l'impression
de comics à licence, et pas forcément dans ces raretés de l'underground anglo-saxon.
Aleister & Adolf part d'un accident informatique sans conséquence au sein d'une société fictive du nom de Viceroy : sur un document, le graphiste ne parvient pas à insérer le logo de la compagnie, comme si ce-dernier refusait de se laisser faire. Des archives, le jeune homme est orienté vers un vieil homme responsable de l'adoption de ce symbole, Roberts, un vieillard aux portes de la mort et ancien vétéran de la Seconde Guerre Mondiale. Ce-dernier va expliquer au graphiste l'origine du logo, en revenant à ses jeunes années aux côtés d'Aleister Crowley en marge d'une bataille des symboles entre les Etats-Unis et le IIIème Reich.
Le comics prend la forme d'une fiction spéculative à la Hellboy, en reprenant quelques idées emblématiques de l'oeuvre de Mike Mignola. En l'occurrence, le principe fondateur de l'histoire veut que les nazis étaient eux-mêmes adeptes des sciences occultes à la recherche de symboles, ou d'artefacts religieux (la Lance de Longin) censés galvaniser la puissance des armées. Roberts est alors un simple photographe de guerre attaché au régiment du général George Patton, envoyé en Angleterre à la rencontre d'Aleister Crowley pour fomenter un réseau de contre-propagande mystique. Le but des deux hommes est, au départ, de manipuler les loges de fanatiques nazis en concoctant de fausses prédictions sur un principe de course au renseignement - Crowley devient alors le Alan Turing du monde des esprits et des astres - puis de bâtir un symbole rival à la Svastika qui permettrait à l'armée alliée de surplomber Adolf Hitler et sa clique. Rushkoff a l'intelligence de poser la question de la véracité de cet ensemble diffus et souvent difficile d'accès, en expliquant que seule la crédulité de l'adversaire compte réellement.
Aleister & Adolf s'appuie sur un mensonge connu de la fiction révisionniste, déjà largement utilisé dans Hellboy, avec ses Kroenen, Raspoutine et son projet Ragna Rok. Une théorie qui veut que les nazis auraient entretenu leurs propres temples, leurs propres paraboles, leurs propres rites interdits, aujourd'hui largement réfutée par les historiens. Le discours construit par la propagande du pouvoir en place, avec ses référents scandinaves ou antiques, et quelques croyances individuelles de certains hauts gradés a effectivement pu laisser place au doute. La fascination contemporaine pour ce front supposément occulte de l'armée nazie, authentique corne d'abondance des auteurs de fiction, s'appuie surtout sur les convictions personnelles d'Heinrich Himmler.
Le bras droit d'Adolf Hitler entretenait effectivement une passion sincère pour l'emploi des runes, le rôle des symboles dans la construction de l'identité nazie, et certaines superstitions pas forcément bien vues dans l'entourage du Führer. Espérant faire des Schutzstaffel ("S.S.") un équivalent moderne des Chevaliers de l'Ordre Teutonique, celui-ci habillera les soldats de symboles nordiques ou germaniques. La Svastika, représentation d'une croix solaire provenant de cultures indo-européennes plus anciennes, deviendra surtout l'emblème du nazisme par effet d'appropriation culturelle.
De quoi donner du grain à moudre au scénario de Rushkoff : plus que les nazis, ce-dernier s'intéresse à la construction des logos dans un monde en quête de repères inédits, pour mettre à jour la compréhension des enjeux, fabriquer un nouveau roman national et inspirer les armées au combat. Plus qu'une bataille de mages noirs se répondant à coups d'incantations interposées, Aleister & Adolf décrit la fabrication fictive du symbole "le V de la Victoire" de Winston Churchill : en 1941, le politicien belge Victor de Lavaleye, parti s'exiler en Grande-Bretagne, proposera lors d'un discours diffusé sur la BBC l'utilisation du "V" comme symbole et point de ralliement de la résistance. La lettre représente un point d'accord aux différentes langues des peuples opposés aux nazis - du point de vue des Belges, "Victoire" pour les Wallons et "Vrijheid" ("Liberté") pour les Flamands - et sera rapidement adopté dans les pays conquis comme un signe de rébellion. L'Angleterre enchaînera avec la campagne "V is for Victory" reprise par la BBC et Churchill. Rapidement, on trouvera des "V" peints sur les murs de toute l'Europe, sur les casques de soldats, les avions de guerre et les badges des populations civiles.
Entre les mailles l'histoire vraie, Rushkoff puise dans le discours, le relationnel mystique de Crowley au langage, aux symboles et au pouvoir de l'esprit pour bâtir l'idée que le sorcier serait le véritable architecte de ce logo, censé torpiller le régime nazi dans la guerre des iconographies. Le scénariste construit cette réflexion en cherchant dans les écrits du personnage réel, avec un entremêlé de religions, de rites, de compréhensions à plusieurs niveaux des formes et des expressions. En résumé, cet argument se rapproche beaucoup du travail d'Alan Moore dans Promethea : l'idée que l'esprit humain serait doté d'une capacité à charger les repères abstraits de sens, de mystique, jusqu'à leur conférer un rôle particulier dans la libération de l'esprit ou la fabrication du réel. Le tour de magie serait alors de fournir une oeuvre capable d'ouvrir une autre façon de voir le réel. Au hasard, avec V for Vendetta, le masque de Guy Fawkes devenu un symbole de rébellion parce qu'une bande-dessinée et un film auront suffisamment motivé le peuple à ne plus accepter sa condition.
Rushkoff assume sa posture d'auteur révisionniste, en allant chercher Ian Flemming pour représenter les services secrets britanniques. Si l'auteur des James Bond a effectivement participé au renseignement anglais pendant la Seconde Guerre Mondiale, le fait de le ramener ici évoque là-encore le travail de Moore sur La Ligue : en prenant précisément ce personnage, plus connu comme auteur de romans que comme espion, le scénariste assume que sa BD est une sorte de réponse de la fiction à l'histoire vraie pour rendre hommage aux fantasmes qu'on pose souvent sur les oeuvres de ce genre. Dans l'ensemble, le bouquin propose aussi une ouverture plus moderne sur la façon dont notre société est aujourd'hui peuplée de nouveaux "V" ou de nouvelles Svastikas : les logos et leurs origines, les publicités et leur capacité à vendre un mode de vie ou un idéal mis au service de la consommation, auraient toute pour origine cette même tactique de gourous illuminés prompts à façonner l'esprit des gens.
Aleister & Adolf pousse cette réflexion assez loin, en empruntant aussi à l'horreur et à l'érotisme, pour bâtir une histoire faite d'ambiances psychédéliques, lugubres et ésotériques susceptibles de valider ce rapport spirituel à la magie et aux rituels occultes.
Là-dessus, Roberts, héros creux et véhicule de l'histoire, comme le point de vue d'un protagoniste dans les oeuvres de Lovecraft, est initié aux croyances d'Aleister Crowley. A ceux qui ne sauraient pas : une partie de la philosophie du bonhomme repose sur son rapport mystique au sexe et à l'amour charnel en règle très générale. La bande-dessinée est donc chargée en scènes d'orgies, où vont venir s'enchâsser des idoles reprenant les grands pivots de sa propre iconographie proche du satanisme : les couteaux ondulés, les sacrifices de chèvres, le croix renversées, les pentacles, dans une atmosphère d'orgie malsaine omniprésente superbement illustrée par Michael Avon Oeming. Le dessinateur fournit l'un de ses meilleurs travaux jusqu'ici, en composant avec un imaginaire pas forcément si présent dans le reste de sa bibliographie.
Sur le plan du scénario proprement dit, Aleister & Adolf est une lecture agréable, avec quelques retournements et un sentiment omniprésent d'angoisse face à l'abyme. L'intrigue principale se concentre sur un triangle amoureux inassouvi, et sur la construction du "sigil" en forme de "V". En l'occurrence, le personnage féminin principal (voire unique) manque de corps, mais se présente aussi comme une allégorie intéressante du regard masculin dans ces pratiques religieuses tournant autour du sexe - avec un héros qui projette une romance inexistante sur une jeune femme très extérieure à l'intrigue. De son côté, Crowley est proportionnel à sa propre légende, à la fois repoussant, fascinant, prétentieux. Rushkoff ne tombe pas dans le piège de l'apologie et traite ce personnage comme un mentor décevant, égotique, qui domine le héros par son intellect tout en donnant l'impression de se battre seul aux portes de sa vie, contre des fantômes.
Tout n'est pas forcément exemplaire pour autant : le bouquin donne aussi le sentiment de quelque chose d'inaccessible ou de très verbeux pour celles et ceux qui n'auraient pas envie de s'aider d'un onglet Wikipédia, et pour peu qu'on refuse d'adhérer à l'idée que la création artistique, le langage, les prises de parole et les croyances en général contribuent à fabriquer le réel et à impacter le cours des choses, il ne restera que les scènes de galipettes pour garder les yeux ouverts, et un effet de vieux film d'épouvante où le héros sombre peu à peu dans la folie. Aleister & Adolf est une BD de niche, qui s'assume telle quelle, et qui se présente plus comme une leçon d'histoire de l'art sur l'origine des premiers slogans publicitaires de masse au profit de l'effort de guerre que comme une oeuvre à la Hellboy, avec ses péripéties, et l'aspect divertissant de son emploi des figures historiques.
Reste la question du format. Vestron s'est en effet spécialisé dans l'impression de livres à couverture souple, pour des prix avoisinant généralement les dix-huit euros. En l'occurrence, le rapport prix/page reste discutable, mais cette stratégie particulière profite en quelque sorte à Aleister & Adolf, une BD complotiste qui parle de sorcellerie du langage et d'un épisode sombre de la Seconde Guerre Mondiale. Avec sa façade de floppy en noir et blanc, le bouquin prend donc une allure de comics secret ou underground, sans forcément régler la question du tarif. Mettons que le truc s'adresse de toutes façons à des passionnés.
Aleister & Adolf est donc une oeuvre complexe, qu'on aurait tort de lire pour ses personnages, son déroulé proprement dit ou par simple effet de rebond après avoir dévoré l'ensemble de la bibliographie de Mike Mignola. Plus proche des sensibilités de Moore et Morrison, le titre développe surtout des idées : en se reposant sur la transition qu'a pu représenter la Seconde Guerre Mondiale, Rushkoff convoque tout un réseau de références et d'emprunts culturels ou historiques pour bâtir l'idée que le conflit n'aurait pas été gagné sur les champs de bataille, mais directement dans l'esprit collectif des populations. A coups de logos, nourris par l'énergie de la mort ou du sexe, dans de grands rites magico-satanistes superbement illustrés par un Michael Avon Oeming en grande forme. Une oeuvre originale, presque unique en son genre, et qui vient s'intercaler dans le catalogue de Vestron comme une curieuse découverte pour les amateurs de ce genre d'ouvrages spéculatifs.