John Layman n'en a pas encore fini avec le monde glouton de Chew. A l'occasion des dix ans de la première série (achevée après soixante numéros), le scénariste avait annoncé différents projets de variations ou de continuations à venir, sans pour autant se lancer dans une suite directe à l'intrigue originale. Sur la liste, une rencontre prévue avec l'univers d'Outer Darkness (son autre série, éditée chez Skybound), une nouvelle aventure menée par la fille de Tony, Olive, et une série parallèle sur la frangine du héros, Safrane. Le titre a fini par se monter en compagnie de l'artiste Dan Boultwood, et empilé suffisamment de numéros pour remplir un album en Français.
Pour ceux qui ne sauraient pas ou n'auraient pas encore découvert la série : la saga de Tony Chu ("Détective Cannibale") s'intéresse à un flic au curieux pouvoir de nécrophagie psychique. En résumé, lorsque ce lieutenant de police goûte un aliment, quel qu'il soit - corps humain, organes humains, sang humain, ou n'importe quoi de récemment décédé - il est en mesure de recomposer les circonstances de l'assassinat de la victime. Sauf quand du jus de betterave est répandu sur les restes du mort - c'est comme ça, John Layman il a dit. Ce motif sert de guide à l'ensemble de cette bande-dessinée, organisée autour du thème de la cuisine, de l'alimentation et de la gastronomie. Truands gourmets, trafiquants de viande rare, poulet pandémique et mafieux cannibales en tous genres, un concept absurde et génial aux mille et unes trouvailles surréalistes. La nouvelle série, consacrée à la soeur de Tony, Safrane Chu, explore un autre point de vue sur cet environnement : celui des gangsters.
Avec son frangin policier, Safrane représente en effet ce monde situé de l'autre côté de la loi. Si Chew fonctionnait comme un polar parodique, la nouvelle série se base de son côté sur les codes des films de gangsters. Comme Tony, et l'ensemble de la famille Chu selon toute vraisemblance, Safrane a ses propres pouvoirs, également liés au thème de la nourriture : l'héroïne est capable d'absorber les secrets de ceux avec qui elle partage un repas. Une capacité particulièrement utile pour la préparation de braquages puisqu'il lui suffit, par exemple, de boire un verre avec un directeur de banque pour connaître la combinaison des coffres, le nombre d'agents de sécurité, les sorties de secours, etc. Safrane s'embarque dans une relation de couple avec un petit arnaqueur sans ambition, et doit malgré elle participer à une opération risquée pour éponger les dettes de son affreux petit-ami. Le point de départ d'une course-poursuite entre deux familles rivales qui risque vite de très mal tourner.
D'entrée de jeu et malgré l'absence de Rob Guillory, dessinateur de la première série, le lectorat habituel des délires gustatifs de John Layman retrouve l'esprit absurde et unique en son genre de la saga. Dan Boultwood récupère les dessins, dans un style très proche de celui de Guillory : inspiré par le dessin animé, avec des morphologies exagérées, des bouilles anormalement expressives, un trait qui vise à l'efficacité du dynamisme pour suggère l'idée de mouvement permanent. Les structures, les poses, les lignes de fuite, une industrie du coup de crayon rapide, acrobatique, où les découpages et les transitions de case en case posent un décor de gigantesque storyboard . Des couleurs vives et l'utilisation de fonds de cases décalés (avec des lettrage ou des motifs de coeur, de points d'interrogation, etc) appuient cette idée de cartoon énergique où tout va vite. La mise en scène et cet esprit pris dans les codes de l'animation sont au service de l'emballage générale : les idées cinglées de Layman auraient une toute autre couleur sur un dessin plus réaliste, quand elles semblent parfaitement normales et justifiées dans cet environnement graphique à la Cartoon Network.
Le scénario est en effet plus adulte que prévu. A l'instar de la première série Chew, malgré le choix du dessinateur, le titre embarque aussi la cruauté et la violence d'un polar autrement plus habituel. Après avoir échoué à exécuter leur contrat, l'héroïne et son petit-ami sont pris pour cibles par un tueur à gages ("M. Meurtre"), puis un autre ("M. Papier"), des gangsters tout aussi surréalistes que Tony ou Safrane, avec leurs propres gimmicks malfaisants. Layman pose quelques idées empruntées au genre du film de truands, avec un hommage aux Affranchis, une économie sous-terraine de truands chargés de faire disparaître les cadavres, quelques scènes de combat assez violentes, et un propos sur la relation toxique et le petit-ami violent qui ne prend pas de pincettes. La mise en scène est là-encore particulièrement efficace : d'une Safrane à la clope au bec, séductrice séduisante, le scénario mène l'héroïne sur des scénettes plus candides, plus adolescentes ou plus familiales, pour construire un personnage fouillé et intéressant avec du caractère et un penchant affirmé pour le crime.
Avec des tonnes de nouvelles idées à chaque chapitre, l'esprit dégueulasse de ces fusillades à coups de gerbes de sang (ou de gerbes de gerbe, un autre élément emblématique de l'univers Chew) et de nouveaux vilains aux nouvelles possibilités, Layman et Boultwood s'amusent dans cette extension, qui vient éclaircir quelques zones d'ombre de la première série. Le titre commence par exemple peu de temps avant la pandémie de poulets qui cause une partie du trafic au début de l'aventure de Tony, met la famille du héros en avant, de ses frères et soeurs avec leurs propres pouvoirs au grand-père criminel et son historique inexplicable, dans une narration qui s'autorise à varier les points de vue pour donner le sentiment d'un ensemble déjà assez épais pour un premier volume. Une fois passé la première lecture, la démarche de l'auteur s'explique ouvertement : le but n'a jamais été de proposer une véritable suite de Chew, mais cet univers saisissant et tellement amusant méritait de se poursuivre sous une forme ou une autre.
Le premier aperçu de ce point de vue du côté des truands séduit, avec cette écriture sérieuse posée dans un contexte délirant, la force d'un style graphique aux airs de série pour enfants et aux éléments de parodie sous champottes de Scorsese, une franche réussite qui ne trahit pas l'original et ne donne pas non plus l'impression d'un projet conduit par le simple appât du gain.
Safrane Chu fait ses débuts dans la cour des grands. Si la petite-soeur de Tony semble au départ s'être paumée dans les couloirs d'un monde criminel toujours aussi haut en couleurs, l'héroïne va vite trouver son tempo, dans une première histoire en forme de longue course-poursuite aux idées barges, pour imposer cette nouvelle saga du point de vue des méchants. Dan Boutlwood livre une superbe copie, à la hauteur des codes posés par Rob Guillory, tandis John Layman semble de son côté plus motivé que jamais. Comme un poisson dans l'eau dans cet univers qu'il n'aura, en quelque sorte, jamais totalement quitté, le scénariste s'attache à enrichir la saga de Tony Chu avec une avalanche de nouveaux personnages, un point de vue familial quasi-inédit, et un sentiment de préquelle, complété par une fin qui promet d'aller plus loin, très agréable à découvrir. A noter que le tome est aussi perméable aux nouveaux entrants, et une bonne façon de poser un pied dans cet univers invraisemblable, pour grands enfants (carnivores ou non) de trente ans.