A l'avant-garde des déclinaisons de propriétés intellectuelles (ou "franchises") sur différents supports, la série des Matrix aura cherché à échapper à la mécanique habituelle de capitalisation. Les produits dérivés, en comics, jeux vidéos ou dessins animés, existaient déjà depuis un certain temps au moment de la sortie du premier film de Lana et Lily Wachowski. Plutôt que de proposer de simples adaptations, cela étant, les frangines parieront sur de vastes extensions de mythologies. A l'instar de l'anthologie Animatrix, les bandes dessinées dérivées de la saga ne s'attarderont pas sur l'origine de Morpheus, ou sur une aventure parallèle ou dispensable de Neo entre le premier et le second volet.
En lieu et place de ces stratégies, ancrées dans les pratiques de maximisation propres aux franchises depuis l'acquisition des droits de Star Wars par Marvel en 1977, les Wachowski parieront sur la créativité des autres. Une bible de l'univers Matrix en poche, plusieurs artistes réputés viendront gonfler les rangs de cet imaginaire unique en son genre, dans une série de webcomics accessibles sur le site web WhatistheMatrix.com (mis en ligne pour participer au marketing viral du premier long-métrage). Supervisées par l'éditeur Spencer Lamm, les différentes propositions, accessibles gratuitement, accueilleront à l'époque la fine fleur de l'art séquentiel : Neil Gaiman, Bill Sienkiewicz, Tim Sale, David Lapham, etc. Trois séries seront éditées coup sur coup, d'abord avant même la sortie du premier épisode, puis entre celui-ci et les deux volets suivants. Les éditions Huginn & Muninn, en profitant de la sortie de Matrix Resurrections sur cette fin d'année, ont traduit et importé l'album anniversaire comportant l'ensemble des histoires sorties à l'époque, avec quelques inédits inaccessibles jusqu'alors. Spencer Lamm signe une préface explicite sur la genèse du projet, en début de volume.
Qu'est-ce que la Matrice ?
Les BDs mises en route à l'époque suivent la logique Animatrix - un parallèle évident à tirer, avec des liens canoniques entre certains des court-métrages et certaines histoires courtes. Le principe des "Archives de Zion" est même explicitement référencé. Et de la même façon que d'autres créateurs, d'autres studios d'animation avaient ainsi eu l'opportunité de s'emparer des idées de Lily et Lana Wachowski, la production des comics supervisée par Spencer Lamm informe sur la façon dont a pu être perçue le script original au moment de sa sortie, au sein des artistes de comics.
Oeuvre multicouches, épaisse en niveaux d'interprétations, la trilogie Matrix évoque à la fois la révolte des machines, un propos commun à la science-fiction paranoïaque du boum de l'informatique et de la mécanisation industrielle, mais également dans les grandes lignes, le libre arbitre face au déterminisme, la mise en abyme d'une réalité contrôlée et conformiste, la survie de l'espèce humaine face à une apocalypse représentée par des monstres titanesques, etc. Les créatrices y ont aussi inséré un propos sur la représentation queer ou la transition vers la transidentité, quoi que beaucoup résument le gros de ce qui se passe à un combat de quelques athlètes acrobatiques armés de pistolets contre de vilains agents en costumes noir (ou plutôt verts-marrons). De son côté, le comics s'ouvre par "l'origine" de l'univers, avec le fameux premier meurtre du premier robot en rébellion contre la cruauté de l'espèce humaine, évoqué plus tard dans Animatrix. Geof Darrow, auteur des Shaolin Cowboy et concepteur d'une bonne partie du "monde réel" sur la trilogie (les Sentinelles, les "fermes" d'humains, etc), illustre cette micro-histoire sur un script des Wachowski.
Très vite, l'impression d'un ensemble particulièrement disparate s'établit au fil des pages : David Lapham, plutôt respectueux du canon établi par les Wachowski, va inverser le propos en transformant cette libération de l'esprit proposée aux individus cherchant à échapper au système en une psychose solitaire et autodestructrice. Une sorte de parabole sur les comics undergrounds de la génération Zap, où un homme libre se retrouve coincé dans la Matrice et s'aperçoit vite que sa libération (acide) se heurte à la mentalité de gens qui n'aspirent qu'à une vie paisible. Relativement violent, le héros, Rocket, s'emporte comme cette humanité soumise, loin de la réalité de cette guerre contre les machines, usante, sans la tranquillité d'un quotidien docile et confortable. Paradoxalement, Lapham comme Lana Wachowski, cherche une pore de sortie en se tournant vers l'amour, mais les conclusions trouvées sont un peu plus cruelles cette fois ci. De son côté, Bill Sienkiewicz, en plus d'accompagner la nouvelle en prose (particulièrement perchée) de Neil Gaiman, signe deux histoires relativement dispensables. D'un côté, une anecdote, où un "Potentiel" décèle les failles de sa réalité, avec quelques bonnes idées, et de l'autre, une interrogation pas inintéressante sur la question de la maternité dans cette société du future.
Le cas de cet artiste représente un point précis dans le grand "projet" des comics Matrix : cet univers, forgé sur une esthétique précise et bien réglée, semble se déformer en passant ainsi de mains en mains, de crayons en crayons. Des dessinateurs qui ne cherchent pas forcément à imiter le style des Wachowski, d'autres qui tentent au contraire de s'en approcher, à l'image de Greg Ruth, tandis que certains semblent presque assumer de virer dans le hors sujet. L'album n'est pas seulement un reflet intéressant des différents sens de la trilogie, mais aussi une sorte de test de Rorschach tendu aux créateurs, qui ne choisissent parfois de retenir qu'un petit élément des films à mélanger avec leurs propres univers. C'est par exemple cas de Tim Sale qui se fout éperdument d'être "raccord" avec le projet pour miser sur un ensemble pulp avec un roi de l'évasion à la Houdini, superbement illustré.
Autre exemple frappant : la nouvelle Moby Dick de Greg Ruth prend de son côté un point de vue assez original et qui aurait largement mérité de prendre plus de place. En pariant sur l'aspect monstrueux des Sentinelles, gigantesques robots-poulpes inventés par Geof Darrow pour la conception du premier film, l'artiste ose un parallèle entre ces monstres, évoquant de par leur design un folklore marin, et le roman d'Herman Melville. Deux chasseurs de Zion partent en quête de l'un de ces Léviathans, en vue de l'abattre à coups de harpons, un concept inédit au sein de la trilogie et superbement illustré en peinture numérique. Jusque là, la force de frappe des machines représentait davantage un esprit de masse grouillante, face à laquelle les humains restaient impuissants. Ruth déplace le conflit sur un autre terrain : l'homme face à la machine se transforme en homme face à une nature qui aurait repris ses droits. Le contexte post-apocalyptique épouse de nouvelles formes - promenade solitaire de quelques humains au milieu des ruines façon La Route, où les pieuvres de Matrix auraient rattrapé leurs homologues de Niourk. Ruth signe quelques autres histoires plus intimes à d'autres endroits de l'album, chaque fois différentes et dans l'ensemble très réussies.
Le canon n'existe pas
Des propositions plus surprenantes se promènent ici ou là : quelques strips humoristiques et ouvertement parodiques de Peter Bagge, petites satires sympatoches et pas forcément dénuées de sens dans un style de dessin de presse, une aventure de Keron Grant aux antipodes de l'ambiance posée dans les films et qui ressemblerait plus à un "american manga" sous hélium compte tenu du matériau de base, ainsi que les premiers pas d'un jeune Kaare Andrews pas encore très assuré de ses crayons ou de ses effets de style (pour une autre suite des segments Animatrix). En définitive, les meilleures histoires restent celles qui ne cherchent pas à donner dans la fan-fiction proprement dite, pour quitter l'univers des Wachowski et bâtir de petites poches de réalité plus marquées. Beaucoup d'autres, à l'image de Paul Chadwick, Ted McKeever sur l'une de ses deux histoires, Tommy Lee Edwards ou Dave Gibbons, sont plus simples. Leur but se résume à saisir une individualité au passage, d'un côté ou de l'autre de la Matrice, pour des histoires bornées à un axe d'interprétation précis.
Le paradoxe de l'album se résume sur ce curieux double langage : comme dans le cas de Matrix Resurrections, le fan moyen de l'oeuvre des Wachowski a rarement l'occasion de se sentir rassasié par la production assise autour des trois films centraux. A titre de comparaison, l'univers Mad Max a eu droit à quelques comics, forgé dans le moule des fameuses "adaptations ou prolongement en BD", voire même à un jeu vidéo mieux agencé que les tentatives d'Atari sur Enter the Matrix ou The Path of Neo. De leur côté, les fans de Star Wars, Alien ou même Ghostbusters ont eu accès à quantité de produits très premier degré pour exploiter la passion, la nostalgie ou l'envie de consommer davantage du produit original, à défaut de pouvoir continuer l'aventure au cinéma. Matrix, en revanche, se sera surtout basé sur sa tétralogie de projets - en considérant Animatrix comme le seul pan dérivatif à avoir trouvé un écho au sein du grand public.
Les comics Matrix adoubés par les Wachowski ont donc les défauts de cette qualité : refuser, par exemple, de proposer une mini-série sur les origines du Mérovingien, refuser d'évoquer les anciens élus, les premiers pas de Trinity ou de Morpheus dans les grandes largeurs, ou de s'intéresser à l'autre équipage d'un autre vaisseau pour davantage de bagarres au ralenti contre de nouveaux programmes malfaisants, part d'un sentiment louable de ne pas tomber dans le piège de la mécanique de création industrielle. Refuser que Matrix devienne un produit, une marque, et refuser même de faire la suite jusqu'à s'y sentir obligé pour briser le cycle de la nostalgie consumériste. Problème, à l'ombre des enseignements portés par les Wachowski, le passionné de la saga, encore prisonnier de cet univers unique en son genre et rarement imité avec talent, se retrouve dans un cas assez rare de franchise trop peu exploitée pour assouvir ce manque. Les comics Matrix représentent cette frustration : les frangines ont préféré laisser les artistes s'amuser avec leur univers, quitte à assumer de dire que l'ensemble de ces histoires étaient, finalement, dispensables. Ou jetables, pas forcément à considérer dans le canon, et dénuées d'informations en arrière-plan sur des points d'intrigue ou des personnages vus au cinéma.
L'inconvénient d'une "licence" qui se refuse à en être une, au point d'échapper aux plaisirs naturels offerts par les mutations de ce genres de produits. Comme Resurrections, difficile d'accès pour celles et ceux qui auraient apprécié une lecture plus en surface, pensé pour offrir un simple contact d'imaginaires, une distraction qui ne cherche pas à construire un monde avec de nouvelles pièces. Les histoires embarquées dans ce projet ont plus à voir avec des réflexions personnelles, comme beaucoup d'anthologies de la sorte : petites maximes dans un grand tout sans la complexité ou la finalité d'un long format.
Sans rentrer dans une critique exhaustive de l'album (chaque histoire fonctionne selon ses propres objectifs, et selon les goûts des uns et des autres en termes de dessin), les comics Matrix ont surtout le défaut de la moindre anthologie: en dents de scie et à qualité variable, où certains morceaux accrochent, et d'autres moins. Suffisamment dense pour mériter son prix pour les amateurs de la saga, le volume reste toutefois une manifestation amère de l'incapacité de considérer ce monde de fiction en dehors de son tronc commun de trois films. Comme un alpha et un oméga qui ne supporteraient que de petits ajouts ponctuels, et la capacité de voir des artistes aux styles lointains mettre un pas dans cet environnement.
Le public n'apprendra rien sur les monstres de Reloaded ou sur Le Maître des Clés, la genèse de la Matrice ou les guerres intestines du monde des programmes informatiques. Toutefois, il recevra, en échange de ces manquements à "l'utilité intra-univers", toute une série d'appropriations artistiques, pour une collection de styles, de peintures, de compléments qui répondent et réagissent différemment à une saga diversement interprétée et comprise à la fois par le public et par les différentes sensibilités de celles et ceux qui auront, un jour, tenté de travailler dessus. En somme, L'Intégrale des Comics Matrix est donc une lecture assez complémentaire de Resurrections, dans ce que le projet dit de la vision des Wachowski sur leur propre "licence", de leur envie de passer la main à d'autres ou de rendre hommage à un médium qu'elles auront, en quelque sorte, adapté au sein même de leur univers (un truc dont on reparlera si Les Invisibles de Grant Morrison trouve un jour son chemin vers les imprimeries Urban Comics).
On retiendra surtout Sienkiewicz, Ted McKeever, Greg Ruth, David Lapham, les crayonnés de Sale et Tommy Lee Edwards, et l'aspect polymorphe d'une oeuvre difficile à sortir de l'esprit de ses génitrices, au point de ne se résumer qu'à une main tendue vers la lecture d'autres BDs par les auteurs invités. Paradoxalement, Steve Skroce n'était pas présent à l'époque, Darrow largement en retrait, et Morrison lui/elle-même pas invité pour l'occasion. On imagine que celui/celle-ci était peut-être un peu bougon(ne) d'avoir été en partie plagié(e) pour accepter de jouer le jeu. Quelque part, Neil Gaiman a répondu à l'appel et les Wachowski ont adapté V for Vendetta, donc mettons que les fans à l'intersection de cette filmographie et des comics talentueux Britanniques ont donc largement de quoi faire pour remplir leurs rayonnages.
L'Intégrale des Comics Matrix est un album intéressant à posséder - pour les fans de la trilogie. Avec une palanquée d'artistes vedettes, et un morceau de la saga longtemps méconnu ou ignoré par le très grand public, le projet édité par Huginn & Muninn vient combler un creux dans la bibliothèque des passionnés de cette saga, éternellement condamnée à n'exister que dans le format long-métrage. Si le résultat n'est pas nécessairement à la hauteur de ce que ces fans là espéreraient (et peut même se révéler frustrant dans de très nombreux cas), plusieurs interprétations ou appropriations fascinantes se bousculent dans le long de ces 28 histoires courtes, qui couvrent sans problème les différentes épaisseurs du texte des Wachowski. Moins un pansement pour les prophètes du fameux "le Matrix 4 que j'attendais", l'ouvrage tombe bien, pour rappeler que les frangines n'avaient jamais eu l'intention de capitaliser sur leur étrange objet de cinéma comme d'autres grosses machines ont pu le faire de leur côté, mais que l'idée a toujours été de confier des idées et un terrain de réflexion aux autres, pour inspirer de nouvelles créations. De ce point de vue, le contrat est rempli. Reste maintenant à remonter la généalogie, en s'attaquant à d'autres oeuvres des colosses invités ici, pour poursuivre le travail.