Le principe des "What If ?" fait partie des éléments les plus représentatifs de la bande-dessinée des super-héros. S'il existe bien d'autres produits culturels à avoir creusé cette question de l'alternative à une trame de référence et si l'araignée avait mordu Gwen Stacy plutôt que Peter Parker, et si l'anneau des Green Lantern avait choisi Bruce Wayne plutôt que Hal Jordan, etc - les comics ont participé à industrialiser cette réflexion, ludique, dans tout un tas de produits dérivés. Certaines histoires sont enfermées dans des séries où le but est, simplement, de s'amuser à imaginer. C'est le cas des What If ? de Marvel. D'autres optent pour des perspectives plus vastes, à l'image des produits de réalités parallèles ancrées dans le canon, les multivers de possibilités, etc.
Si Marvel avait tenté de ressusciter le principe des What If ? il y a quelques années, et compte encore s'attaquer exploiter le concept par le prisme de Miles Morales d'ici les mois à venir, l'éditeur semble avoir compris l'intérêt de laisser plus de place à ces petites histoires, souvent trop courtes pour déployer pleinement le potentiel de leurs variations. La série Spider-Man : L'Ombre du Symbiote de Chip Zdarsky et Pasqual Ferry, répond à cette envie, avec cinq numéros, pour répondre à une question d'actualité : et si Peter Parker avait succombé au symbiote pour devenir le Venom ? Au confluent des mini-séries Symbiote Spider-Man, du travail de Donny Cates et Ryan Stegman sur l'anti-héros, et de la profusion de films basés sur le baveux, le projet avait tout d'une simple commande pour capitaliser sur l'effet promotionnel de masse. Fort heureusement, Zdarsky s'en sort bien, et livre une histoire agréable qui ne parvient toutefois pas à échapper au piège sempiternel des séries What If ? depuis leurs débuts : une invariable incapacité à échapper au modèle.
Dans la série Secret Wars, Spider-Man hérite d'un costume noir d'origine extra-terrestre. Armé de ce nouvel outil, le héros est plus fort, plus rapide, plus endurant. Dans la continuité traditionnelle, lorsque le héros s'aperçoit que cette nouvelle tenue est un être vivant qui cherche à fusionner avec lui, il s'en débarrasse, et Eddie Brock prend le relais. L'histoire de Zdarsky avance une simple variation - Peter Parker va cette fois être corrompu par l'esprit du symbiote, et devenir le Venom de cette continuité itinérante, sans renoncer officiellement à son identité de Spider-Man. Le scénario relativement violent assume d'envisager le pire, avec un héros qui se décide à massacrer l'ensemble des super-méchants de la ville en pariant sur le raisonnement Punisher : des vilains assassinés, donc des vilains incapables de nuire. A l'ombre de ce point de départ, le scénariste déroule une aventure relativement conventionnelle, agréable sans chercher à franchement se démarquer.
A l'inverse de son travail sur L'Histoire d'une Vie, Zdarsky va ici cadenasser le propos dans une temporalité de quelques jours, ou de quelques semaines. Il articule son propos autour de thèmes bien à leur place dans le mythe de l'araignée - la dépression nerveuse, le burn out, un héros qui perd le sommeil et paye le poids de sa double vie en se retrouvant perpétuellement seul, et perpétuellement fatigué. Dans ce contexte, l'utilisation du symbiote comme une allégorie de la consommation de drogues ou d'alcool - un agent cérébral actif qui lui permet de se sentir mieux dans sa peau, plus puissant, d'échapper à l'anxiété mais dans le même temps, de perdre de vue les limites, de se comporter de manière violente, etc - prend un certain sens. La difficulté quotidienne de Peter Parker à se conduire en héros, selon le fameux principe fondateur des "responsabilités", est utilisée à bon escient dans cette histoire conçue comme un drame où le personnage est d'abord un jeune homme en train de perdre les pédales.
Certains éléments fonctionnent mieux que d'autres, cela étant : l'accélération brutale du Spider-Venom, qui passe d'un moment violent relativement compréhensible à un moment de pure cruauté, ressemble à s'y méprendre aux fameuses ellipses des anciens numéros de What If ?. Comme si le gain de place n'empêchait pas Zdarsky de manquer de temps pour construire une évolution lente et digérée. On se retrouve ici avec une histoire coupée en deux parties, avec la prise de contrôle du symbiote d'un côté, et le combat contre cette "addiction" de l'autre. L'allégorie fonctionne d'autant mieux que la créature va s'en prendre à l'entourage du héros dans cette seconde moitié, à l'instar de véritables dépendances, qui impactent généralement la vie des personnes concernées au premier plan. L'entourage des Vengeurs, restitués dans leurs costumes des années quatre-vingt pour coller à la temporalité post-Secret Wars, va ainsi agir comme un groupe qui aide et accompagne Peter vers le sevrage (dans le genre "interventions" chez les Fantastic Four).
Le titre se défend aussi comme une parabole arachnéenne vers les codes de l'horreur. Avec seulement quelques détails, Pasqual Ferry imagine un costume immédiatement plus menaçant, et à la fois plus sérieux, moins baveux ou moins grossier que le Venom canonique, avec sa masse de muscles et de dents acérées. Si Spider-Man est effectivement un peu plus massif, il ne perd rien de son agilité et de son aisance aérienne dans la série - l'effet d'une ombre noire au regard menaçant est soutenu par un encrage travaillé, qui fait disparaître les plis du costume pour donner le sentiment d'une créature entièrement noire, sans contours, en perpétuel décalage avec l'arrière-plan. En définitive, une apparence qui restitue davantage le sentiment meurtrier d'une authentique araignée, aidée par de simples petits ajouts sur le masque et un logo plus envahissant sur la poitrine. L'effet, familier et dérangeant, suit les grandes lignes de ce scénario où le Spider-Symbiote est rendu à l'aspect monstrueux de son allégorie originelle : le héros tue, sombre dans la folie, l'histoire est généralement assez violente et sans détours de ce point de vue. Autres points positifs, l'écriture de J. Jonah Jameson, un renversement de perspective intéressant et qui profite de l'intérêt de cette cour de récré' hypothétiques pour dire de vraies choses sur le mythe traditionnel. A l'inverse, l'emploi d'Eddie Brock semble forcé, et sans réel intérêt.
Sur le plan des dessins, Ferry s'amuse aussi à jouer avec les effets du costume symbiotique, tandis que Matt Hollingsworth peint une superbe New York bleutée, avec des atmosphères chargées de couleurs tantôt vives, tantôt délavées, comme pour poser l'idée implicite que ce monde autrefois lumineux, étincelant et peuplé de vilains hauts en couleurs devenait de plus en plus terne à mesure que le personnage principal bascule vers le côté obscur. Si les couleurs sont généralement réussies, l'association Ferry/Hollingswoth pose toutefois de réels problèmes dans l'utilisations de certains aplats : d'abord, parce que le dessinateur trouve de sérieuses limites sur les visages des protagonistes, en particulier dans le cas des personnages féminins.
Mais surtout, le coloriste cherche manifestement à gommer certains défauts, pour donner du relief à des bouilles dessinées en trois coups de crayons, pour essayer de bonifier le rendu avec des ombres projetées, sur les visages, entre autres. Paradoxalement, Hollingsworth est pourtant largement responsable de la qualité graphique de cet album, avec de superbes éclairages et une palette très agréable à l'oeil. Le travail de Ferry est aussi plutôt réussi dans l'ensemble, mais le dessinateur montre certaines limites dans son encrage, en trahissant souvent l'impression de crayonnés à peine repassés. Le coloriste cherche à aider, en musclant certains effets, de choc, d'explosion, ou d'atmosphère, quitte à se montre contre-productif par endroits. Fort heureusement, rien de rédhibitoire, surtout grâce à l'atmosphère de fonds de cases, un élément de liant toujours réussi.
Cela étant, le gros de la déception émane surtout de la seconde partie de ce projet, convainquant jusque là . Il s'agit là -encore d'une critique plus industrielle que formelle, en fonction des attentes de chacun. Une fois l'allégorie sur la dépendance remise dans le placard, Zdarsky espère manifester conclure sur une note plus optimiste, et s'engage alors le fameux déroulé conventionnel des histoires de la famille What If ?. Si vous n'étiez pas à l'époque, les précédentes séries de cette famille de projets ce ont souvent été accusées de manquer d'originalité, avec notamment une fâcheuse tendance à se terminer de la même façon, ou plutôt des deux mêmes façons : soit pour le pire, soit pour le meilleur, et rarement dans l'entre deux. Dans un projet qui aurait interrogé ce qui se serait passé si tel ou tel héros s'était mis à tuer, deux fins étaient envisagées.
Soit le héros comprend que c'était mal, promet qu'il ne fera plus, et le scénariste se charge alors de raccrocher les wagons en changeant quelques détails, mais pas énormément. A ce moment là , on imagine que le monde évolue ensuite vers une trajectoire relativement similaire à celle de la continuité de Terre-616. Soit, le héros qui a tué continue de tuer. Il tue encore et encore, et puisque personne ne peut plus l'arrêter, on imagine que le monde de cette continuité "What If ?" ne va faire qu'aller de plus en plus mal. Plus haut, nous évoquions pourquoi le problème de Chip Zdarsky à gérer le rythme de son histoire - en allant trop vite d'un point à un autre sans prendre le temps de pousser tout le potentiel de cette transformation du Spider-Symbiote - évoquait les anciennes séries What If ?. Sans en dire trop, la fin de l'album est aussi extrêmement proche de ce qui se faisait à l'époque, ce qui aura tendance à minimiser l'importance générale de toute l'aventure. Ou à un donner à l'expérience un goût d'inassouvi, un peu trop convenue, et surtout pas à la hauteur de la prise de risque des premiers numéros.
La bataille finale trouve tout de même quelques accents de vérité dans la relation quasi-charnelle de Peter au symbiote, là où le sacrifice d'un autre personnage à des fins dramaturgiques semble de son côté un peu parachuté. Reste qu'on n'avait pas eu le sentiment de voir le "Venom" comme un monstre ouvertement dangereux et inquiétant depuis longtemps. De ce point de vue, Chip Zdarsky réussit son pari, en osant reconstruire une relation largement démêlée depuis de longues années, et qui, à quelques détails près, pourrait presque passer pour un remake des numéros édités à l'époque (ou d'une conclusion à la série Symbiote Spider-Man) dans sa capacité à renouer le lien entre le costume noir et son porteur originel.
Au demeurant, cela dépendra toutefois de vos attentes personnelles. Le scénariste a prouvé depuis un long moment sa capacité à écrire un Spider-Man efficace, ou sincère, et ce volume ne manque pas d'éléments faits pour brosser les fans dans le sens du poil (une sorte d'écriture à la Tom Taylor, qui donner au lectorat exactement ce que le lectorat attend de ce genre de produits). La césure entre les deux moitiés du volume n'est pas forcément ratée, quoi qu'elle prenne la forme d'une sorte de troisième arc de blockbuster sans beaucoup d'idées neuves. On retiendra surtout la qualité des trois premiers numéros embarqués dans cette édition, la piste d'une suite laissée grande ouverte, et l'impression d'avoir comblé un vide béant depuis plusieurs décennie dans l'imaginaire arachnéen. Dans le cas d'une première tentative de faire du What If ? en long-format, et pour les amateurs du travail de Chip Zdarsky et des belles couleurs de Hollingsworth, le bilan est donc plutôt positif. Reste encore à autoriser des lectures plus marquées et plus extrêmes encore, quitte à casser le moule.
- Vous pouvez commander Spider-Man : L'ombre du Symbiote à ce lien.