Le principe de l'Escadron Suprême (ou Squadron Supreme en version originale) apparaît au pic de la fameuse rivalité entre DC Comics et Marvel. Au sortir des années soixante, Stan Lee s'était fait une spécialité des éditoriaux à charge contre une concurrence qu'on ne qualifie pas encore en interne de particulièrement "distinguée" - le capitaine de la Maison des Idées avait alors plutôt l'habitude de parler de "Brand Echh" ("La Marque Meh", mettons) pour mitrailler à feu ouvert les emprunts ou les transitions d'idées ou de concepts d'une société à l'autre. Le scénariste E. Nelson Bridwell avait reçu l'aval de DC Comics pour une parodie des Quatre Fantastiques baptisée les "Inferior Five", une équipe qui servira de véhicule à toute une série de tacles frontaux envers Marvel et ses personnages, entre deux communiqués de pontes remontés contre le facétieux Stanley et sa clique d'encapés bizarres, ou simplement ridicules.
La Maison des Idées orchestre ses propres parodies. Dans la série Avengers, Roy Thomas, bras droit de Stan Lee en passe de devenir l'éditeur-en-chef de l'entreprise, invente une équipe calquée sur la Justice League de DC Comics : l'Escadron Sinistre (Squadron Sinister) en 1969. L'équipe sert alors de simples pions pour le Grandmaster dans un duel avec Kang le Conquérant, entre les Vengeurs et une version parodique de quatre membres des vedettes de DC : Hyperion (Superman), Nighthawk (Batman), le Docteur Spectrum (Green Lantern) et le Whizzer (The Flash). Si l'idée initiale était surtout de proposer une bataille entre les deux groupes de super-héros les plus importants de chacune des deux compagnies, pour asseoir la supériorité de Marvel sur la concurrence, il sera plus tard révélé que l'Escadron Sinistre était en réalité une version maléfique créée par le Grandmaster en se basant sur une véritable équipe de justiciers, sur la Terre-712. Celle-ci deviendra officiellement la "Terre-DC" dans le canon du multivers Marvel (et l'arc original de Thomas servira aussi d'inspiration à Kurt Busiek pour le crossover JLA/Avengers quelques décennies plus loin).
A force de rencontres, les Vengeurs finiront par s'allier à l'Escadron Suprême, une version plus pure et bienveillante des personnages de la Justice League. Ceux-ci seront notamment manipulés par le tout puissant Over-Mind pour prendre le contrôle de leur planète, et les Defenders leur viendront en aide pour parvenir à échapper à l'influence de ce vilain, à vaincre le vilain et à reprendre leur activité de justiciers protecteurs. Problème, suite à ces événements (The Defenders #114), la Terre-712 est laissée en ruines, et l'opinion n'a plus confiance dans l'Escadron Suprême, puisque le peuple n'était pas au courant que les héros agissaient sous le contrôle mental d'un super-méchant.
Un membre important du collectif éditorial de la Maison des Idées va alors prendre sur lui d'écrire la première série en solitaire consacrée à l'Escadron Suprême. Celui-ci s'appelle Mark Gruenwald, considéré comme le grand archiviste, gardien des clés et de la cohérence dans les feuilletonnés de l'univers de Marvel. Obsessionnel de la continuité depuis ses premiers pas dans l'industrie des comics, Gruenwald est embauché en 1978 au sein de cette société où il passera l'ensemble de sa carrière, d'abord comme assistant éditeur, puis éditeur titulaire avec l'aval du chef de chantier Jim Shooter et sous le mentorat de Denny O'Neil, avec plusieurs séries importantes à superviser. Touche-à -tout, le bonhomme deviendra rapidement scénariste, en officiant notamment sur la série Captain America pour un run de dix ans et cent-six numéros, au cours duquel il inventera notamment les personnages de Crossbones et de l'U.S. Agent.
Editeur talentueux, Gruenwald inspirera également à la création de la Time Variance Authority dans l'univers des Fantastic Four : une équipe de policiers de la cohérence temporelle, calquée sur la capacité du bonhomme à garder la continuité dans le bon ordre sur les différentes séries publiées par Marvel. L'artiste Walt Simonson poussera l'hommage jusqu'à faire de chacun des membres de cette organisation un clone de Mark Gruenwald, en leur attribuant à tous le même physique, et surtout la même moustache, empruntée à ce haut gradé de l'organigramme interne de la Maison des Idées.
Lui-même aura l'habitude de parler de son travail sur l'Escadron Suprême comme de sa plus grande réussite. Editée en 1985 et 1986, la maxi-série de douze numéros accompagne la grande transition des idées dans l'inconscient collectif associé aux super-héros, en parallèle de Crisis on Infinite Earths, à quelques encablures de Watchmen et de The Dark Knight Returns, et dans la continuité de réflexions posées dans des structures plus indépendantes par Rick Veitch et Alan Moore, avec The One d'un côté et Marvelman de l'autre.
Le projet (ici édité avec sa suite, Death of a Universe) se présente comme l'aboutissement des questions posées aux aventures des surhommes à l'aune du Bronze Age, une période de grande remise en question sur le rôle des héros costumés, de la justice proactive, de l'apparition de la mort et de l'injection de thématiques sociales dans le scénario de personnages jusqu'ici cantonnés à tourner en vase clos dans une suspension candide de l'imaginaire et de bagarres d'hommes et de femmes en collants. Le chant du cygne d'une génération, paradoxalement, animée par les jouets de la concurrence et souvent considéré comme l'un des équivalents de Watchmen chez Marvel Comics avec les héros de DC.
Si la série L'Escadron Suprême démarre sur le champ de ruines dispersé après les événements survenus dans The Defenders, le projet reste largement perméable, contextualisé et résumé pour les nouveaux entrants. Pour faire simple ? La Terre est un champ de ruines. Le peuple des Etats-Unis crie famine, et tandis que s'organisent des pillages à travers tout le pays, l'armée reste passive en assistant, complice, au délabrement tout en acceptant de se servir au passage. La base spatiale de l'Escadron chute dans l'océan, rendue inutilisable. L'équipe doit se regrouper pour décider d'un plan de bataille. Hyperion prend naturellement la tête des opérations, en acceptant de regarder en arrière et d'assumer l'illogisme de la mécanique héroïque jusqu'ici : les héros n'ont jamais accepté de participer à des opérations de justice proactive, en suivant les enseignements des parents Kent dans l'univers de Superman, qui commandaient au héros de rester neutre face au devenir politique de la nation américaine et de laisser les humains s'auto-gérer face aux problématiques sociales du quotidien.
L'Escadron va donc décider de gouverner. Les Etats-Unis, d'abord, et puis, plus tard, le monde. La série reste majoritairement concentré sur l'épicentre nord américain, en accord avec la logique des comics de cette période pour qui le reste du monde était encore une notion essentiellement secondaire. Gruenwald tisse tout un réseau de correspondances entre la réalité et la fiction, au coeur des années quatre-vingt et de la méfiance générale envers les puissances gouvernementales : la méfiance du peuple envers les élites, le risque d'un pouvoir sécuritaire fasciste, l'échec démocratique face à la dictature du plus grand nombre, tout un faisceau d'allégories filées au long de ces douze numéros, qui se résument généralement à un débat plus qu'à une condamnation ou à une tribune péremptoire et unidimensionnelle.
Les héros parlent, abordent des questions de société sur la place du choix, le rôle des armes à feu, la prévention contre le crime, et le libre arbitre - un thème central à toute la série, à partir du moment où, dans un monde de fiction, il est tout à fait possible d'inventer une machine de manipulation mentale capable d'ôter à un individu sa liberté de penser (et donc, de commettre des actes délictueux).
Cette machine, ses bienfaits comme ses méfaits, feront l'objet de nombreuses démonstrations par l'exemple de la théorie du consensus fasciste pour la paix. Les super-héros considèrent qu'il est plus humain d'enlever à un criminel son envie de commettre le crime, pour vider les prisons et transformer les délinquants en êtres humains civilisés. D'autres membres de l'équipe considèrent de leur côté que la liberté ne se résume pas à la volonté ou non de respecter la loi - jusqu'à interroger la nature stricte de la loi et de l'obéissance civile. Un schisme s'installe rapidement entre les utilitaristes et les déontologistes, et plusieurs justiciers font rapidement sécession : Nighthawk (Batman) est le premier à sortir du rang, tandis qu'Amphibian (Aquaman) suivra par la suite. Cette propension à parler d'éthique dans l'action des surhommes se retrouvera aussi dans le travail de Gruenwald sur Captain America, de la même façon que le rapport entre un justicier et un pouvoir politique accouchera de l'U.S. Agent beaucoup plus tard.
L'auteur pose ces différents sujets sur la table en essayant de donner une voix aux arguments des uns et des autres. A l'inverse de The Boys ou d'autres parodies des personnages de DC Comics, Hyperion n'est jamais présenté comme un fasciste ou un dictateur en puissance. Le héros réagit seulement à une situation de crise grave, et accepte de prendre des mesures difficiles, tout en continuant d'écouter l'avis de ses camarades et à ne pas verser dans le bain de sang ou le jeu de massacre face à ses opposants idéologiques. Le scénariste compose une fresque assez intéressante sur une société qui bascule peu à peu dans l'autoritarisme suite à un effondrement, en se reposant sur des réflexions politiques encore d'actualité, et en observant ce qui se passe quand la naïveté bienveillante des super-héros d'hier se transforme peu à peu en programme politique (avec une force minime d'opposition).
Le gros du volume reste toutefois très humain et ne s'arrête pas à une simple leçon de politique fiction. L'auteur s'intéresse aux personnages, au plus près, et charge les figures de DC Comics d'une part importante d'humanité, sous différentes formes.