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Fantastic Four : Full Circle : le dernier artbook d'Alex Ross avait-il besoin de dialogues ?

Fantastic Four : Full Circle : le dernier artbook d'Alex Ross avait-il besoin de dialogues ?

chronique

Les vacances d'Alex Ross sont terminées. Après avoir boudé le dessin de planches intérieures pendant plusieurs (longues) années, pour mieux se concentrer sur les commandes de couvertures, la vente d'art et les NFTs, l'immense artiste peintre a fini par se motiver à reprendre le travail sur un projet un peu plus conséquent, dans le cadre d'un partenariat entre Marvel et la maison d'édition Abrams ComicsArts

Cet alignement de planètes n'a d'ailleurs rien d'un hasard : au sein de la société Abrams, le directeur éditorial à l'origine du label ComicsArts n'est autre que Charles Kochman, un ancien poids lourd de chez DC Comics qui fut le premier à proposer du travail à Alex Ross en 1993. Il travailleront également de concert sur la trilogie rédigée par Paul Dini à propos de la Trinité (Batman : War on Crime, Superman : Peace on Earth, Wonder Woman : Spirit of Truth).

Le résultat de cette association se matérialise sous la forme d'un court roman graphique de 64 pages consacré aux Fantastic Four, édité en Français chez Panini Comics. Une initiative qui vise à rendre hommage à l'écriture et au style de Jack Kirby, et dont le scénario pourrait avoir traversé le temps en ignorant les transitions et les modalités survenues lors de l'évolution naturelle de l'écriture de comics, jusqu'à notre présent contemporain. Ross explique d'ailleurs que l'idée originale n'est pas de lui. Il y a presque trente ans, Tom DeFalco, éditeur en chef de Marvel à l'époque, lui avait proposé de réaliser une sorte de suite à l'intrigue de Fantastic Four #51 (1966). Un numéro rentré dans l'histoire pour avoir introduit le concept de la Zone Négative, et qui s'achevait sur la mort supposée d'un antagoniste qui avait aspiré l'apparence, les pouvoirs et la personnalité de Ben Grimm ("This Man, This Monster"). 

Ross développe également sur l'idée de rendre hommage à Fantastic Four : Annual #6 (1968), première apparition du personnage d'Annihilus dans le canon des comics Marvel. Deux numéros importants à l'échelle de la continuité, mais surtout, du point de vue d'un artiste, deux grands exemples de la transformation esthétique des comics de l'âge d'argent vers des formes de représentation de plus en plus psychédéliques. La première image de la zone négative, réalisée via une technique de collage, frappe les esprits de ses contemporains au moment de la sortie du numéro à une époque où le comics n'a pas encore l'habitude de ce genre de ruptures.


Fantastic Four #51, Stan Lee Jack Kirby, Joe Sinnott


Fantastic Four Annual #6, Stan Lee, Jack Kirby, Joe Sinnott

A noter au passage que ces trois planches ne représentent pas la Zone Négative au sens strict, mais seulement des points de passage. Une fois arrivés sur place, les Quatre Fantastiques évoluent dans un environnement dessiné à la main. Ces expériences sur le collage ont donc plus vocation à signifier la transition vers une autre réalité, comme un point de passage, du point de vue du scénario. Sur le plan artistique, elles expriment aussi une sorte de note d'intention : la naissance des comics cosmiques à la Jack Kirby/Steve Ditko se fera par l'évolution de la compréhension traditionnelle du dessin, quitte à briser quelques règles dans les codes relativement figés de l'âge d'argent.

Pour un dessinateur, cette catégorie de faits d'armes n'a rien d'anodin. Alex Ross s'est donc mis en tête de varier son propre style pour répondre à cet héritage lointain, d'accepter de mettre en scène une brusque rupture personnelle en allant à son tour se perdre dans les paysages immatériels de la Zone Négative, pour le roman graphique Fantastic Four : Full Circle. Un titre qui fonctionne autant comme un hommage (ou une réponse méthodique) au travail de Jack Kirby, que comme une tentative d'invoquer et d'incarner le style et les habitudes de son idole. Ross imite l'écriture, les codes, le narratif de l'âge d'argent et de cette école pionnière des comics Marvel - au point que le projet paraît tout droit sorti d'une autre réalité, où l'écriture de bandes-dessinées se serait définitivement figée à l'époque de Stan Lee tandis que les techniques de dessin auraient, elles, poursuivi leur évolution - tout en cherchant à catalyser l'esprit d'un fantôme, d'habiter la prouesse de ces premières apparitions de la Zone Négative et de l'effort d'invention qu'elle exigea du roi des comics.

Le Ross Star

Pour son grand retour, Alex Ross va donc emprunter un autre sentier que ses peintres photo-réalistes habituelles. S'il pense encore et toujours la mise en scène sur un plan réaliste, le peintre va cette fois opter pour un rendu crayonné - un trompe l'oeil, puisque l'essentiel de l'album reste toutefois réalisé au pinceau. L'artiste va seulement troquer ses gouaches habituelles contre des contours noirs plus proches d'un dessin de comics encré, et un brossage à sec pour les nuances pour les effets d'éclairage et de contraste. Le résultat est stupéfiant, comme une toile adaptée en comics, pour souligner l'effet pop art de l'époque que le dessinateur cherche à canaliser. En particulier avec l'apport des couleurs, vives, saturées, pleines, comme si le Norman Rockwell des super-héros allait cette fois chercher du côté d'Andy Warhol.
 
Cette alliance entre son style traditionnel et les routines d'une bande-dessinée plus conventionnelle ne sacrifie rien au réalisme du style Ross. Là-encore, la démarche est toute à fait assumée - l'idée était bien de transposer Kirby dans le présent, comme pour montrer que les inventions du géant étaient parfaitement valables une fois ancrées dans le réel, une représentation qui se trouve seulement plus anatomique, plus directement calqué sur des humains ou environnements plastiques et concrets. Pour cette raison, Ross ne touche pas aux costumes, aux véhicules ou à l'apparat général, en conservant même les Points Ben Day ou les Kirby Krackle, fiers emblèmes de cette école de dessin figée dans l'iconographie des années soixante.
 
A ce sujet, le peintre explique également que l'alliance des deux esthétiques lui permet de prouver un point de vue : selon lui, il ne serait pas nécessaire de moderniser ou de modifier la panoplie Kirby en cas d'adaptation des Quatre Fantastiques au cinéma. Opposé au modernisme (chez Marvels comme chez Kingdom Come, en définitive), Alex Ross considère lui que le génie de l'âge d'argent est parfaitement compatible avec le temps présent - voire même encore suffisamment élégant pour ne pas se dévisser de ses origines premières. Il l'explique en entrevue, l'idée est aussi de donner l'exemple au studio de ce à quoi pourrait ressembler une adaptation (fidèle) des FF avec des proportions réalistes et des humains plaqués sur les petits personnages de BD de Kirby et Joe Sinnott. L'indispensable passage de la Zone Négative est aussi placé là, pour aider à la métamorphose.
 
 
 
Du côté des couleurs, Ross s'est associé à Josh Johnson. Pas forcément très assuré que son style rendrait correctement avec une colorisation par aplats, l'artiste a fonctionné selon l'ancienne méthode : avec un guide détaillé des teintes à appliquer par endroits, et une palette restreinte autour de quelques tonalités importantes. Bleu, vert, jaune, violet, rouge, un effet de psychédélique permanent qui joue plus sur l'impressionnisme des éclairages en contraste au réalisme des dessins. Là-encore, l'album semble sortir d'une autre époque, comme si Ross et Johnson avaient été obligés de composer avec la fameuse palette CMYK (un assemblage restreint de 32 ou 64 couleurs utilisé sur l'ensemble des publications lors des premières décennies du format super-héros). Le créateur vante le travail du coloriste Jack Adler chez DC Comics, l'un des pionniers de l'utilisation du CMYK pour les éclairages et les atmosphères dans la BD des premiers temps. Toute cette démarche de restitution passe par cette gamme chromatique indispensable, et on imagine mal l'album produire les mêmes effets sur une édition en noir et blanc. 
 
Là-dessus, la transition est parfaitement réussie : l'album est agressif dans ses tons presque fluorescents, ajoutés à un effet d'affiche en black light dans la Zone Négative pour représenter des amas massifs de visages et de monstres entourant le nouveau vilain créé pour l'occasion. Une sorte de caprice qui magnifie toute la démarche artistique du projet, en attendant de retrouver, plus loin, des passages de Kirby Tech' ou des rendus plus chauds et urbains.
 
La science des découpages est probablement l'espace d'expression dans lequel Ross ne cherche pas à capitaliser sur l'incarnation du Jack Kirby originel. Résolument modernes, les placements de cases (par tranches, souvent) appuient sur une zone que le peintre est décidément incapable de quitter, celle de la narration dynamique et du mouvement dans l'action hérité d'un autre de ses maîtres à penser (à savoir, le regretté Neal Adams). Si l'exercice de l'hommage à Kirby impose une certaines séries de consignes, Ross n'a jamais caché son incapacité à se détacher du réalisme mobile de cet autre mentor indirect, et l'album, pensé comme une fuite en avant à travers la Zone Négative, va plutôt s'inscrire dans l'héritage de cette école de dessin là : le découpage en diagonales qui casse l'axe traditionnel des gaufriers bien ordonnés d'autrefois.
 

 
En somme, Fantastic Four : Full Circle est un exercice réussi sur le plan visuel. Somptueuse promenade à travers le coffre à souvenir des grandes heures de Marvel à l'époque du duo Kirby/Sinnott, l'album développe les premières expérience du dessinateur originel sur le collage de la Zone Négative en réalisant ses propres schémas de laborantin passionné. Ross ne sacrifie rien de ses habitudes, en cherchant seulement à inviter Jack Kirby dans le moule de sa propre méthode de travail, et en essayant de restituer au mieux l'esprit du géant dans le contexte de parution de la première série Fantastic Four dans les années soixante. En résulte un album pop, généreux, fou, presque expérimental en de nombreux endroits, au point de pouvoir même dérouter les amateurs du Alex Ross des Marvels ou Kingdom Come, peut-être moins préparés à cette utilisation des aplats ou d'un encrage trompeur sur ces poches de réalités séquentielles. Pour celles et ceux qui seraient prêts à une nouvelle expérience (unique en son genre), le résultat est là.
 
Au chapitre des reproches, on pourra regretter que l'édition d'entrée de gamme proposée par Panini Comics, extrêmement abordable (12 euros pièce pour un relié en souple, vous admettez), ne sacrifie pas à la taille et à l'accessibilité tarifaire la qualité d'un album en grand format. Une autre version existe en dur, un peu plus conséquente, mais à moins d'aller chercher dans les standards "Giant Size", la lecture risque de laisser un goût de frustration.
 
Et puis, surtout, il y a le scénario.

Pas vraiment la Rolls, Ross...

Fantastic Four : Full Circle a le défaut de sa principale qualité : si l'hommage à Jack Kirby et à ses Fantastic Four d'antan ouvre la porte à un champ d'expériences fascinantes pour l'artiste peintre, celui-ci a eu la mauvaise idée d'opter pour un décalque total, qui va aussi embarquer avec lui les habitudes d'écriture des comics de l'âge d'argent. Une période pas forcément saluée pour la grandeur ou la subtilité de ses scénarios - encore tourné vers un lectorat essentiellement constitué d'enfants ou de jeunes adolescents, le marché de la bande-dessinée des super-héros insiste lourdement, à l'époque, sur les rappels de faits, l'exposition permanente, les dialogues articulés sur des rouages particulièrement explicites, et une capacité pour le tout-ou-rien qui valide des aventures souvent décousues, inconséquentes ou relativement peu mémorables.
 
Si la poussière accumulée sur ces premiers pas maladroits leur a conféré, avec le temps, un certain charme et une certaine poésie, le contraste ne fonctionne pas dans une BD bâtie sur des codes visuels plus réalistes. Imaginez un jeu vidéo de l'ère 8bits modernisé et remasterisé, avec de superbes graphismes modernes, mais qui aurait conservé son animation lente en deux ou trois trames. Le décalage serait forcément un peu brutal. Dans ce cas de figure, l'écriture mécanique de Stan Lee, cette incapacité à rendre un scénario plus fluide ou à décrire une trajectoire signifiante se superpose assez mal au réalisme des silhouettes, des visages et de cette version de la Zone Négative composée par Alex Ross. En définitive, les personnages se contentent de défiler d'un point A à un point B vers un point C, qui formera la résolution tardive de Fantastic Four #51, sans interroger le motif de leurs aventures ou l'allégorie de la transformation posée dans ce fameux numéro. Pas plus que de chercher à expliquer ce que Kirby lui-même avait en tête avec ce fameux personnage mystérieux qui prit un temps l'apparence de la Chose, ou de développer plus avant l'utilité de ce fameux "vilain" et son armée de têtes flottantes.
 
A moins de plisser les yeux, on peine à comprendre exactement ce qu'Alex Ross essaye de nous dire dans cette écriture, presque fichue comme un simple prétexte servant à soutenir l'expérience visuelle. Le problème étant que la BD se lit autant qu'elle se regarde, et que l'hommage aux comics Fantastic Four d'autrefois est à ce point réalisé qu'il en transporte à la fois les qualités... et les défauts. Les dialogues sonnent creux ou faux, les personnages paraissent ne pas se répondre correctement, l'impression d'un point figé à travers le temps où Ben Grimm en veut encore à Reed Richards de l'avoir transformé en rocher vivant, sans autre nouvelle donnée, sans autre interprétation novatrice, écrase le poids de cette intrigue qu'on aurait finalement préféré silencieuse. Sans dialogues. 
 
En laissant seulement le dessin porter les sous-textes et la poésie de ce travail ouvertement mémoriel. Des BDs comme Saison de Sang nous rappellent que toute narration réussie peut très bien se passer d'un texte, et l'expressivité des visages de Ross, ou la clarté des déplacements de ses personnages, questionnent l'utilité de cette écriture à la Stan Lee transportée à travers le temps. Sur la trilogie de comics réalisée avec Paul Dini, le texte n'avait finalement qu'une importance relative, au point de se résumer à des paragraphes en prose très bien écrits, mais simples compléments au travail graphique de l'artiste peintre.
 

 
Et ce constat, qui n'a rien de particulièrement agréable à formuler - n'importe qui aurait aimé couronner l'album du statut d'indispensable de l'année chez Marvel, ou appeler à des suites dans le cadre du partenariat avec Abrams ComicsArts - se double d'une sorte d'amertume. Puisque, pour celles et ceux qui ne l'auraient pas compris, Alex Ross a désormais décidé de ne plus travailler sur les planches intérieures de projets sur lesquels il n'aurait pas également la responsabilité de l'écriture. Décision logique, pour un artiste qui aura passé une bonne partie de sa vie à apprendre à écrire ses propres histoires, et qui a largement mérité ses gallons d'auteur indépendant. Mais, en comparant son style avec celui d'un Kurt Busiek, dans la même approche des comics "hommage", Fantastic Four : Full Circle se charge d'une lourdeur que les collaborations communes aux deux colosses étaient parvenues à esquiver. Aussi, on se demande bien pourquoi cette obsession d'opérer à tous les postes.
 
Aux deux questions évidentes - oui, si on apprécie fondamentalement l'écriture de Stan Lee, l'album remplit son rôle. Et oui, il est tout à fait possible d'apprécier l'album en considérant qu'il s'agit d'un artbook plus que d'un comics proprement dit, qu'on y pénètre pour découvrir le nouveau coup de crayon de l'un des plus grands artistes de l'histoire des super-héros et que l'intrigue est, au mieux, un prétexte anecdotique. Mais les bons artbooks n'ont pas forcément besoin de se baser sur une intrigue pour exister. Et puisqu'il s'agit d'une BD avec un scénario, force est de le dire : l'incarnation du fantôme était peut-être trop réussie cette fois-ci. 
 
Vous remarquerez que ce papier ne comprend pas de constat chiffré, pour laisser en gris l'interprétation définitive et éviter d'écraser le texte sous le poids d'une note : compte tenu de la popularité d'Alex Ross et de l'exercice de style très particulier, ouvertement expérimental proposé dans le cas présent, il appartiendra à chacun d'y trouver son compte, ou de passer la main. Une chose est sûre, Fantastic Four : Full Circle reste l'un des plus beaux albums de l'année du côté de Marvel. C'est déjà ça.
 

Corentin
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