Il y a 10 ans, Marcos Martín & Brian K. Vaughan créaient leur propre plateforme numérique de publication de comics, Panel Syndicate. Format à l’italienne, pas de DRM — digital rights management, en français gestion numérique des restrictions — et modèle économique reposant sur la générosité du lecteur qui fixe lui même le prix qu’il estime être le bon pour recevoir son numéro : l’initiative est surprenante, originale et rencontre assez de succès avec leur tout premier titre, The Private Eye, pour proposer d’autres publications originales, comme Barrier du même duo créatif, mais aussi d’ouvrir leurs portes à d’autres auteurs comme J. Ken Niimura (Unami), David López (Blackhand & Ironhead et sa suite) pour ne citer qu’eux.
Avec la volonté d’y proposer un nouveau titre, le dessinateur hispanique envoie dans le courant de l’été 2019 un e-mail à Ed Brubaker, scénariste bien connu pour ses œuvres néo-noir multi-récompensées réalisées avec Sean Phillips. Il lui demande s’il a quelque chose en tête qu’il pourrait dessiner. De son propre aveu, il ne lui aura fallu qu’une petite minute pour lui répondre et lui proposer le pitch de Friday. Le titre débarque enfin en France en ce début 2023 chez Glénat dans un format plus grand que chez nos voisins outre-atlantique. Sa lecture se révèle des plus réjouissantes et prometteuses, avec un début d’intrigue extrêmement solide offrant une synthèse bluffante des qualités des deux artistes et du coloriste Muntsa Vicente qui les accompagne.
Alors que Noël approche, Friday Fitzhugh retourne dans sa ville natale de Kings Hill qu’elle a quitté il y a quelques mois pour aller à l’université. Cette bourgade portuaire à l’architecture victorienne et au folklore local bien étrange a été le paysage où elle a grandi. Son enfance et son adolescence n’y ont d’ailleurs pas été de tout repos puisqu’après avoir rencontré Lancelot Jones, un jeune surdoué féru de mystères et d’énigmes, elle forma un duo de détectives durant toute leur scolarité. Mais ce temps est derrière elle maintenant… à moins que ce retour aux sources ne soit finalement pas qu’une simple visite de courtoisie ?
S’il n’aura pas fallu longtemps pour que Brubaker réponde positivement à le demande de Marcos Martín, l’idée qu’il lui propose vient d’une lointaine passion d’enfance du scénariste : la littérature jeunesse des années 60 et 70. C’est au début de sa carrière d’artiste qu’il redécouvre, au détour d’une bibliothèque publique, les aventures du jeune détective Leroy « Encyclopedia » Brown écrites par Donald J. Sobol, celles plus fantastiques de Kevin Barnavelt écrites par John Bellairs ou encore les romans de la série The Great Brain de John Dennis Fitzgerald. Une littérature qu’il dévore enfant, qu’il prit extrêmement plaisir à redécouvrir plus vieux et qu’il voulait investir depuis un moment. Il aura fallu attendre le dessinateur barcelonais pour qu’il trouve le complice parfait.
Le scénariste américain a toujours été un maître de l’écriture de voix off en bande dessinée. L’une de ses marques de fabrique est la présence de cette narration, parfois tenue par le protagoniste lui-même ou, comme ici, prise en charge par une omnisciente troisième personne, qui sonde les sentiments en nous fait plonger dans le cœur et le cerveau de son protagoniste.
Réutilisant des tropes que l’on a déjà pu voir dans ses œuvres, comme le rapport à un passé « traumatique » qui va se dévoiler petit à petit, les relations humaines ambivalente, le scénariste va pourtant les articuler d’une manière encore inédite en proposant un regard décalé sur les figures littéraires de jeunes détectives qu’il investit pour mieux observer ce qui se passe une fois qu’ils deviennent adultes, pas encore parfaitement matures mais assez grands pour traverser une période de bouleversements. Friday est traversée de contradictions, entre le rejet de son trop petit village d’origine dont elle souhaite fuir la normalité pour se réinventer ailleurs et une forme de nostalgie pour ce même endroit chargé de souvenirs parfois amers mais souvent tendres tant ils font partie de son identité en pleine évolution. « Être humain était parfois aussi frustrant que stupide. »
C’est l’une des plus grandes qualités de l’auteur : en quelques pages, courtes phrases et formules, Brubaker pose ses personnages et leurs tiraillements intérieurs avec une redoutable efficacité. Cette précision littéraire fut d’ailleurs l’un des principaux problèmes à résoudre pour Basile Béguerie, traducteur de cette édition française :
« La difficulté principale, c'est la taille des bulles et des cartouches, où tout est lettré au cordeau. Sur un style résolument polar, synthétique et évocateur comme la langue anglaise peut l'être, il faut pouvoir restituer l'esprit sans assécher le texte. Il y a toujours le risque de le rendre plus "pauvre" et plat en français lorsqu'on doit respecter les contraintes d'encombrement. Un problème qui se pose moins dans du roman polar, où on peut davantage bouger le texte. Après, c'est toujours plus facile de traduire un texte très bien écrit qu'un truc médiocre. Du coup, avec Brubaker, je n'avais qu'à me laisser porter. »
C’est parce que Friday est particulièrement bien écrite et caractérisée que l’enquête menée par Lance, qui ne va pas laisser le choix à sa collègue pour l’y impliquer dès son retour en ville, va se révéler intrigante et percutante. Ce premier tome, réunissant 3 chapitres de plus de 30 pages chacun, devait être au départ un seul numéro de 24 pages. Mais ce premier acte prends son temps car il semble tout aussi important pour Brubaker et Martín d’installer la psychologie de leurs Watson & Sherlock Jr, leur passé en commun, l’abcès qui grossit entre eux avec le temps, que leur environnement et les éléments plus mécaniques de l’enquête qui vont se distiller au compte goutte sans, pour le moment, révéler grand chose des tenants et aboutissants mais laissant entre voir un univers plus large, fantastique et étrange.
Dans cette intrigue, la ville de Kings Hill se révèle être un personnage à part entière de ce premier tome de Friday. Omniprésente et pourtant discrète. Le travail de Marcos Martín est particulièrement admirable dans sa conception graphique de la ville, de ses différents espaces — les bois de Kingswoods, Crescent Rocks, la côte et le phare du père de Lance, etc... — d’autant qu’il est accompagné par un fabuleux Muntsa Vicente aux couleurs. Il donne une épaisseur remarquable à la tempête de neige perpétuelle qui s’abat sur la ville et offre également une ambiance lumineuse particulière qui porte une grande partie du mystère et du non-dit de l’intrigue. Inspirée de la Nouvelle Angleterre sans la citer directement, notamment via l’architecture victorienne impressionnante de certains bâtiments qui cohabite avec une banlieue pavillonnaire plus habituelle, la ville semble cacher des choses qui ne se dévoileront (peut-être) que dans le futur. Mais l’effet de fascination marche à 200%.
D’autant que si Brubaker a toujours beaucoup d’idées et d’inspiration, sa méthode de "jardinier" le pousse à parfois laisser beaucoup de liberté à son dessinateur. Le meilleur exemple ici étant la scène de rencontre entre Friday et Lance, dont l’écriture n’est venue qu’après avoir vu l’un des dessins préparatoires de Marcos Martín lorsqu’il essayait de cerner graphiquement le personnage féminin. Une jeune femme qui aurait pu être bien différente mais dont le design épouse parfaitement le caractère — ce qui est aussi le cas pour tous les autres personnages, même les plus secondaires en apparence comme le Père Poole.
Au delà de son travail de préparation remarquable, que l’édition française permet d’observer en toute fin d’album, il est aussi à noter la capacité de Martín à imaginer des découpages remarquables, voir même carrément hallucinants, notamment quand le dessinateur espagnol casse la structure par case pour des pleines planches remplies d’éléments graphiques accompagnées d’une écriture plus littéraire. Je veux pour preuves les deux doubles pages du second chapitre et les couvertures d’hypothétiques livres des aventures de jeunesse du duo, qui donnent clairement envie qu’une véritable collection de tels romans existe. Ce qui n’est pas impossible, vu que lorsqu’on pose la question à Brubaker sur sa potentielle envie d’écrire des romans, il répond « J’y pense de temps en temps, mais je ne suis pas sûr de le faire un jour. Peut-être. » Seulement, le scénariste semble bien trop passionné par le neuvième art pour le laisser tomber et, quand on lit ce premier tome de Friday, c’est peut-être un mal pour un bien de ne jamais avoir de roman de sa part finalement.
Porté par des personnages aux motivations et psychologies finement esquissées pour être plus vraies que nature ainsi qu’un univers intrigant qui ne demande qu’à être dévoilé par la suite mais qui produit d’ores et déjà un sentiment happant de fascination par l’atmosphère que dégage son décorum, ce premier tome de Friday est un régal aussi bien pour les amoureux de la littérature dont il s’inspire que pour tout amateur d’enquêtes et d’histoires de détectives, jeunes ou vieux. Brubaker y fait la jonction narrative entre ses lectures d’enfance et celles plus tardives des polars ainsi que de son amour des films noirs, tandis que Marcos Martín et Muntsa Vicente font preuve de toute leur maestria pour la mise en scène, aussi bien pour créer un sentiment étrange que pour se montrer efficace et dynamique quand l’intrigue s’accélère. Un premier acte qui prend son temps mais qui laisse difficilement indifférent tant il est compliqué de fermer le bouquin sans vouloir immédiatement se plonger dans le prochain. Prévu pour septembre 2023, le second tome est d’ores et déjà une des sorties les plus attendues de l’année. La marque d’une (déjà) grande série ? On vous laisse juger et vous régaler.