Sans grande surprise, une fois de plus, la question de la propriété intellectuelle s'est réglée en dehors des tribunaux. Le droit américain n'aura donc pas à trancher, cette fois encore, ou à définir un précédent utile à l'industrie de la BD ou à d'autres secteurs industriels d'artistes sous contrat. Pour résumer : il y a deux ans, plusieurs créateurs (ou leurs héritiers) avaient décidé d'utiliser la clause des "droits de cession" intégrée à la juridiction sur le copyright aux Etats-Unis, dans la loi "Copyright Act" de 1976. Une version revue et corrigée de la législation précédente (de 1909), qui permettait à certains artistes de faire valoir leurs droits après une période de carence.
Afin d'éviter d'entrer dans les détails complexes de ce dossier, vous pourrez retrouver une explication détaillée du fonctionnement de cette clause à cette adresse, sur le cas particulier de la franchise Predator. Pour aller vite, et pour résumer, mettons simplement qu'un artiste qui a vendu sa création à un commanditaire (quel qu'il soit : studio, éditeur, label musical), en acceptant du même coup de renoncer à son statut de propriétaire officiel, peut demander à récupérer les copyrights après une période de plusieurs dizaines d'années (la durée varie entre la loi de 1909 et la loi de 1976). Dans le cas de Predator, par exemple, les deux scénaristes du premier film, avaient fait valoir leurs droits dans l'idée de se réapproprier le personnage, en accord avec la loi. Disney avait alors sorti le carnet de chèques, en coulisses, pour conserver la propriété intellectuelle de cette franchise et faire en sorte que les deux créateurs soient dûment récompensés en échange de leur silence.
En comics, la guerre n'aura pas lieu
La juridiction du "Copyright Act" ne concerne pas, a priori, le statut particulier du salariat dans le milieu de l'édition américaine. Et encore dans la niche législative des comics où les règles ont été forgées depuis un long, long moment. Marvel n'a eu de cesse de le répéter à qui voulait bien l'entendre : les auteurs, les artistes, ont signé des contrats de "work for hire". Ce qui signifie que la moindre histoire ou le moindre personnage créé sous contrat appartient de fait à l'employeur, et pas au salarié.
Mais dans les faits, cet argument a surtout été dégainé pour dissuader les équipes créatives éventuelles qui voudraient tenter leur chance. En réalité, l'industrie manque surtout de cas récents qui pourraient permettre de valider ce statu quo définitif... surtout dans le contexte de la justice américaine, où les cas de jurisprudences représente un véritable contre-pouvoir politique. Il suffirait qu'un juge ne décide de trancher en la faveur des artistes une seule fois pour remettre sérieusement en question toute la rhétorique de Marvel, et de DC Comics. Les deux éditeurs ont donc tout intérêt à éviter de provoquer une escalade qui finirait par aboutir à un arbitrage juridique officiel.
Dans le cas présent, la liste des créatifs concernés s'établit comme suit :
Larry Lieber, et les héritiers ou gestionnaires de patrimoines de
Gene Colan,
Steve Ditko,
Don Heck et
Don Rico. Des géants de l'histoire de la Maison des Idées qui, s'ils l'avaient emporté, auraient pu récupérer les droits de personnages fondateurs.
Dans le cas de Ditko, notamment, Spider-Man et Doctor Strange. Et une bonne partie de leurs adversaires dans la foulée.
Comme souvent dans ce genre de configuration, Marvel a commencé par tenter de faire peur aux artistes responsables de la fronde en leur intentant un procès. Là-encore, pas de panique : la méthode est connue, documentée, et fait même presque partie du processus. Se reporter à l'affaire Predator pour comprendre - les conglomérats ont l'habitude d'agiter ce genre de menaces de procès pour effrayer et amorcer une négociation avec les plaignants. Là-dessus, le groupe Marvel a donc fini par prendre contact avec Lieber et les familles Colan, Heck et Rico pour leur proposer un arrangement à l'amiable. Vraisemblablement, une compensation financière dont le montant n'a évidemment pas été dévoilé. Le cabinet d'avocats O'Melvenys, qui représente la compagnie, explique que quatre "accords" ont été signés avec les artistes plaignants. Les demandes de "droits de cession" de Lieber, Colan, Heck et Rico ont ensuite été officiellement annulées, et la Maison des Idées a, en retour, annulé ses propres dépôts de plaintes.
En somme, tout est bien qui finit bien, dans la mesure où l'industrie ne compte toujours pas interroger cette curieuse tradition, qui aura mis sur la paille des dizaines de créateurs et de créatrices à l'origine de personnages très largement rentables depuis plus de soixante ans. En parallèle de rémunération (grotesques) pour les adaptations, Marvel paye assez cher son département juridique pour se permettre de ne pas évoluer sur ce sujet.
Une interrogation en revanche : le Steve Ditko Estate, société de gestion des droits du dessinateur Steve Ditko, administré par Patrick Ditko, a de son côté refusé de signer l'accord proposé par l'éditeur. Le cas des personnages de Doctor Strange et Spider-Man n'a donc toujours pas été tranché... pour le moment. A voir comment évoluera cette situation précise d'ici les mois et années à venir.