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Comics en France en 2023 : mythes et réalités autour du prix des albums

Comics en France en 2023 : mythes et réalités autour du prix des albums

chronique

En cette période de rentrée littéraire, nous vous proposons une série d'articles pour faire un état des lieux de la santé du marché des comics en France, en 2023, en étudiant plusieurs aspects spécifiques. L'objectif est d'apporter des éclaircissements sur certains sujets parfois opaques, et de lutter à la propagation de fantasmes qui n'ont pas grande chose à voir avec la réalité. Après avoir fait un premier bilan sur le marché des comics au global, il est temps de s'attarder à une problématique précise : celle du prix des comics.

L'auteur remercie spécifiquement Xavier Guilbert, consultant pour l'aspect marché de la bande dessinée auprès du FIBD, pour les riches échanges ainsi que sa relecture attentive, qui ont permis à cette chronique de voir le jour.

Où l'on reparle d'un marché comics qui s'est polarisé

Il a été vu dans un premier temps l'impact de la disparition d'une collection à petit prix sur les chiffres de vente en volume, et particulièrement dans les GSA, qui peuvent donner une idée faussée de la santé du marché au global. Si cet impact est aussi important, c'est parce que ces collections ont considérablement grandi au fil des dernières années. Une croissance qui s'est traduite également par une modification du marché des comics en terme de composition de l'offre, comme le montrent les graphiques ci-dessous. A noter par ailleurs qu'il est difficile de savoir quelle part de cette croissance est due au déplacement progressif du marché du kiosque vers la librairie.Xavier Guilbert explique qu'il "n'y a aucune information sur le sujet" et qu'il faudrait rechercher si "un état des lieux des comics en France a été fait au début des années 2000, qui aborderait cette question du kiosque." 


Evolution en volume du nombre d'album de comics sortis suivant la répartition : albums à moins de 7€ (en orange) et albums à plus de 7€ (en jaune).

Chacun a pu constater au cours des dernières années la multiplications des opérations spéciales à petits prix, qui trouvent ici une illustration concrète. Si différentes opérations ont pu exister au fil des dix dernières années, on note un premier agrandissement de la catégorie comics à bas prix en 2018. L'explication la plus probable tient dans le fait qu'il s'agit de l'année où Panini Comics abandonne définitivement les périodiques en kiosque pour proposer leurs Softcovers mensuels (tarifés au départ à 6,50€ et 6,90€) dans les rayons des librairies et des espaces culturels. 

Ce qui est observé ensuite, c'est que la période 2019-2022 marque un développement de l'offre des collections à petits prix, jusqu'à représenter près de la moitié du volume vendu pour 2021-2022. "Il y a une forme de cannibalisation des petits prix sur les autres comics", commente Xavier Guilbert, "avec un recul en volume des titres à plus de 7 euros de l'ordre de 12%."

Ceci, techniquement, n'est pas nouveau. Au fil de nos classements des comics les plus vendus en France, que nous avons entamés en 2018, nous avons précisé à chaque fois que nous mettions de côté les Softcovers, puis les collections à petit prix, puisque leurs volumes forcément importants venaient les placer en tête de classements, au détriment des albums "normaux". "Il est important de suivre les disparités des prix sur le comics", explique Xavier Guilbert, "il faut donc regarder à la fois le volume et la valeur, car le volume est distendu avec ces petit prix." Pour rappel, il est communément admis par les éditeurs de comics qu'une vente à 2000 exemplaires permet d'être à l'équilibre sur un titre. A titre de comparaison, Xavier Guilbert rappelle que les volumes cumulés des ventes des premières collections à petit prix se situent autour... des 440 000 exemplaires (pour dix références d'une vague).

Un second phénomène important apparaît lorsque l'on se penche sur l'évolution des volumes vendus par tranches de prix.


Evolution en volume du nombre d'album de comics sortis suivant la répartition du prix par tranches de 5€

La répartition par tranches de 5€ sur le volume des albums sortis permet de constater une fois de plus une augmentation en 2018 des comics vendus entre 5 et 10€ (les Softcovers de Panini Comics), puis à partir de 2019/2020, la façon dont les collections à petit prix ont occupé près de la moitié des ventes du segment en volume. 

Un autre phénomène se manifeste en parallèle : la réduction progressive des albums vendus entre 10 et 15€ (avec une transition abrupte entre 2017 et 2018), puis la réduction de la tranche suivante, celle des comics vendus entre 15 et 20€, tandis qu'on constate une augmentation de la part des comics vendus entre 20 et 25€, ainsi que des deux autres tranches supérieures (la plus élevée ayant certainement pris - littéralement - du poids avec l'apparition et la généralisation du format Omnibus chez Panini Comics). Autrement dit, le marché a eu tendance à se radicaliser entre deux pôles, celui des petits prix, et celui de comics plus onéreux, avec une part, celle des 20 à 25€, qui se retrouve écartelée au milieu.

Là aussi, techniquement, ceci n'est pas une information nouvelle. Nous avions en effet publié un article au début de l'année qui montrait déjà un marché du comics à double vitesse sur l'année passée, et les graphiques présentés plus haut sont l'illustration d'un constat qui, peut-être, avait déjà été oublié. Compte tenu de l'évolution des chiffres de ventes sur le premier semestre 2023, il est très probable que l'on verra pour l'année au global une réduction plus importante de la partie brune du graphique, et des accroissements sur les parties bleues les plus foncées - affaire à suivre, de ce côté là.

"En conséquence, le problème des comics c'est bien l'augmentation des prix"

Hé bien, oui. Et non. Tout dépend d'à qui on s'adresse. "La question du prix des comics est importante pour les personnes qui sont déjà lectrices de comics", explique Xavier Guilbert. Plusieurs documents de référence qui s'intéressent aux pratiques des lecteurs appuient cette affirmation. D'une part, l'étude de la Bibliothèque du Centre Pompidou, "La lecture des bandes dessinées" publié en 2011, et plus récemment, l'étude du CNL  et Ipsos "Les français et la BD", sorti en 2020, consultable en intégralité à ce lien et dont on retient les deux extraits suivants.


D'une part, quand la question posée est de savoir "Pourquoi lisez-vous moins de BD / ne lisez-vous plus de BD / ne lisez-vous pas de BD", le lectorat adulte ne place la question du prix qu'en sixième position, alors que d'autres réponses comme la préférence à d'autres activités, la lecture d'autres genres littéraires, le manque de temps ou - et c'est peut-être le plus terrible à lire pour les fans - l'absence de besoin d'en lire passent bien avant le seul critère monétaire. A noter que la question du prix est encore moins importante pour les enfants - ce qui apparaît assez logique : les parents achètent des albums pour leurs enfants, qui n'ont donc pas ce critère en considération (et ont aussi des accès à des modes de lecture sans achat, comme les bibliothèques ou les centres de documentation des écoles). 


C'est encore plus criant lorsque l'on demande aux personnes quel serait le levier déclencheur pour commencer la bande-dessinée. Si pour les lecteurs de BD l'argent intervient en seconde position avec près d'un tiers des personnes interrogées mettant ce facteur en avant, chez les non-lecteurs de BD, ce facteur n'est lui partagé que par 13% des personnes interrogées. Rapporté à notre sujet, le prix des comics n'intéresse que les personnes qui en lisent déjà. Autrement dit, la question du prix des comics n'est pas prioritaire concernant le recrutement de nouveaux lecteurs, et affirmer que le prix empêcherait donc au lectorat comics de s'agrandir est faux. "Pour donner une image plus simple, on ne s'intéresse au prix des croquettes que lorsque l'on a un chat", schématise Xavier Guilbert


Le constat peut d'ailleurs être généralisé à la lecture de livres dans son ensemble, si on s'intéresse à l'étude "Les Français et la lecture" publiée par le CNL/Ipsos en 2023. Lorsque l'on pose la question aux non-lecteurs (et donc potentiellement nouveaux lecteurs) ce qui les freine à passer le pas, la question du prix intervient en 9e position en termes d'importance pour les personnes concernées. 

Xavier Guilbert rajoute "On note que les items listés pour les raisons d'abandon relèvent tous peu ou prou du manque d'intérêt. Je préfère faire autre chose, je n'ai pas le temps, ça ne m'intéresse pas/plus, ce sont autant de manières de dire la même chose." Ceci est évidemment un problème pour le secteur des comics, qui a besoin de renouveler son lectorat. De ce que nous disent les études sur le sujet, une simple baisse du prix n'aurait pas d'effet miracle, mais l'intérêt que l'on peut porter à la lecture de comics semble plus importante. "C'est l'intérêt que l'on porte à une chose qui en fait sa valeur, et la valeur perçue et ce qui construit la perception du 'juste prix'"

De quoi pouvoir déjà conclure que les collections à petit prix, si leur objectif était bien de recruter un nouveau lectorat par leur offre tarifaire, ont échoué dans leur mission ? "Il y a peut-être une distance, autant physique/géographique que financière entre les comics à petits prix des GSA et les ouvrages à tarif normal dans les librairies." En somme, deux mondes qui n'ont pas réussi à se rencontrer.

Reste que oui, le prix des comics a augmenté

Et il s'agit d'une donnée importante pour le lectorat déjà présent. Il était déjà évoqué dans le précédent article le fait que des éléments extérieurs (pandémie, guerre, inflation) on fait gonfler les prix des ventes des albums. Mais cette augmentation du prix de vente est liée au fait que les prix de production des albums ont eux aussi grimpé en flèche. 

Une crise des matières premières qui s'est déroulée en plusieurs temps, comme nous l'explique Nicolas Beaujouan, directeur de collection chez 404 Comics. "On peut estimer que les coûts de fabrication de base pour un album de comics ont été multipliés par deux. Il y a eu au début une pénurie pure des matières premières, puis des effets de spéculation ont fait que les prix ont explosé, et le système capitaliste dans lequel on vit fait que ces prix n'ont évidemment pas baissé." A cela, il faut ajouter des données telles que le coût de l'essence, pour le transport des ouvrages (dont une partie vient d'Europe de l'Est, d'Espagne ou d'Italie, mais parfois de bien plus loin comme l'Inde), mais aussi l'électricité - notamment celle dont les imprimeurs ont besoin pour faire fonctionner leurs machines. "Si l'électricité augmente de 10%, l'imprimeur va forcément le répercuter sur ses coûts d'impression."

Nicolas Beaujouan rappelle également qu'en plus du coût de fabrication, d'autres frais incompressibles interviennent dans le coût de production d'un livre : l'achat de la licence pour son exploitation, et tous les frais fixes liés par exemple à la traduction, au lettrage, à l'élaboration de la maquette - pour simplifier, l'ensemble des tâches nécessaires à l'élaboration du fichier envoyé à l'impression. Et pour que ce fichier voit le jour, il faut bien employer des personnes. L'éditeur explique que lui, chez 404 Comics, arrive à tirer ses prix vers le bas en partie parce qu'il "s'occupe d'une partie des tâches lui-même", qui sont absorbées par son salaire au sein du groupe Editis. Mais toutes les maisons d'éditions ont leur propre façon de fonctionner, et il arrive aussi que le prix soit parfois ajusté non pas par l'éditeur, mais par un contrôleur de gestion qui, au sein d'un groupe, n'aura pour seul but que d'avoir un compte prévisionnel d'exploitation dans le vert (pour que l'ouvrage soit rentable sans trop de difficultés, connaissant les ventes en moyenne sur le marché). 

On aura vu récemment des reproches adressés aux fameux "effets de fabrication", qui seraient également responsables de l'augmentation des prix. Mais blâmer la hausse des tarifs sur l'utilisation de ces effets est en réalité prendre le problème à l'envers. "Bien sûr, tout a un coût supplémentaire sur un effet de fabrication", explique Nicolas Beaujouan, "mais il y en a qui sont plus ou moins coûteux. Le vernis sélectif par exemple, c'est l'effet de fabrication qui est le moins cher qui soit, et qui est souvent là pour magnifier une couverture. Du moment où tu sais que ton bouquin a des frais incompressibles qui t'obligent à mettre un prix de vente à 19,90€, tu vas en fait rajouter un effet de fab' en espérant qu'ainsi, avec un objet un peu plus beau, l'achat soit moins lourd pour l'acheteur. Le livre aurait quasiment le même prix sans cet effort, et c'est l'éditeur qui propose quelque chose en plus pour compenser un tarif qui de toute façon sera élevé."

Dans ce même ordre d'idée, l'éditeur explique que le passage à des couvertures souples n'est pas une solution miracle, en tout cas pour l'indé' (car le coût d'achat de licence, de traduction ou de lettrage va rester le même quel que soit le format du bouquin). "Si même en souple le prix de vente doit être de 15€, et que pour 16,90€ on peut faire un album plus grand et plus beau, alors ma préférence ira à la seconde option." Une optique que Nicolas Beaujouan reconnaît ne pas forcément s'appliquer à une politique d'édition en flux "où tu as l'habitude de lire beaucoup, et où l'objectif est de comprendre un univers. Dans ce cas là, c'est peut-être différent." En tous les cas, selon le directeur de collection, l'image de l'éditeur qui déciderait d'augmenter les prix ou de rajouter des effets de fab' pour s'enrichir est un fantasme complet, sûrement lié à un mécontentement de pouvoir d'achat. "Je ne vois pas un éditeur sur un marché de niche, en proie à une crise et une inflation, se réveiller en disant "génial, on va augmenter les prix" ou "on va mettre des effets de fab' pour se faire plus d'argent. Dans un marché comme notre, la marge n'existe pas ou est faible ; je ne pense pas que grand monde gagne de l'argent.

Il ne s'agit pas ici de dire que l'augmentation des prix n'est pas grave, mais essayer de la comprendre, et peut-être la relativiser. "Quand les coûts de production ont explosé, tout le monde a essayé de compenser, mais puisque ces prix s'installent et que, effet de crise, les ventes ne suivent pas, il n'est plus possible de maintenir les prix tels qu'ils étaient.", explique Nicolas Beaujouan. L'éditeur reconnaît qu'il s'agit d'un cercle vicieux, puisque la hausse des tarifs découragent forcément une partie du lectorat. "Mais la problématique du point de vue de l'éditeur, c'est qu'il y a un effort qui ne peut être maintenu. La réalité, c'est que le prix devrait encore augmenter. Un album de 144 pages pour 22€, c'est simplement le reflet de ce que ça coûte réellement."

Pour Xavier Guilbert, il est normal de voir ces prix augmenter "avec la corollaire qu'on a toujours du mal à estimer cette évolution dans le temps, puisqu'on a toujours l'impression que 'c'était moins cher avant'. La dernière innovation qui permettait d'avoir des gains de productivité est le passage au numérique, et elle est derrière nous. En conséquence, on reste tributaire de l'évolution des coûts des matières premières et de la rémunération de la création.

Il est important de faire ce focus et ces rappels pour avoir les clés de compréhension d'un marché en évolution. Cela ne va, et ne peut pas résoudre les problèmes du milieu des comics ou rendre la hausse des prix plus acceptable ; elles peuvent néanmoins aider chacun à faire ses choix de lecture, à revoir sa façon de lire de la bande dessinée, ou simplement avoir une appréciation plus apaisée de certaines choses sans jeter la faute sur tel ou tel élément d'un système autrement plus complexe qu'en apparence - et sur lequel l'auteur ne prétend d'ailleurs pas avoir tous les éléments de compréhension non plus. Après ces deux articles pensés pour apporter divers éclaircissements, la troisième partie de notre état des lieux s'intéressera à l'évolution des ventes de comics selon la répartition "super-héros" et "hors super-héros". On vous prévient, le constat risque d'être un poil plus alarmant, et l'article sera à retrouver à ce lien (mis à jour lors de la publication de l'article).

Les points clé à retenir : 

  • La part des comics à petit prix dans les ventes en volume du segment a considérablement augmenté depuis 2019. Les collections à petit prix, dont le canal de vente principal sont les GSA, ont un impact considérable sur les variations des ventes en volume constatées entre 2022 et 2023.

  • Le marché des comics s'est polarisé entre les albums à petit prix d'un côté, et une augmentation de la part des albums vendu à plus de 20€ de l'autre. 

  • La question du prix des comics est importante pour les personnes qui lisent déjà des comics. Elle est accessoire pour les non-lecteurs. Ce n'est donc pas le tarif des albums qui est le frein premier à la lecture de comics pour les nouveaux lecteurs.

  • Les effets de fabrication sommaires comme le vernis sélectif ont un impact négligeable sur le prix de vente des albums. Ils sont rajoutés comme argumentation de compensation pour pallier à un prix de base considéré comme déjà élevé.

  • L'augmentation des prix est un processus normal et quelque part inévitable puisque le marché des comics est un marché où les coûts de production de l'objet restent coûteux, avec des frais incompressibles si l'on veut que les personnes soient correctement payées.
Arno Kikoo
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