Alors que la rentrée (littéraire ou non) pointe le bout de son nez, nous revenons une troisième fois avec un article thématique afin de faire un état des lieux de la santé du marché des comics en France en 2023. Cette mini-série s'est intéressée dans un premier temps au marché au global des comics sur notre territoire, avant que la question épineuse du prix des albums de comics soit abordée.
Nous revenons aujourd'hui vers une nouvelle analyse de données, qui vise à déterminer qui des comics de super-héros ou "hors super-héros" a le plus trinqué sur le premier semestre 2023. Comme pour nos deux précédents articles, l'idée principale n'est pas d'apporter une vérité absolue sur un sujet complexe, mais d'apporter des éléments factuels et des pistes qui mèneront, on l'espère, à d'amples discussions pour les prochains mois parmi les différents acteurs (éditeurs, libraires, médias, lectorat) de ce milieu.
L'auteur remercie spécifique Xavier Guilbert, consultant pour l'aspect marché de la bande dessinée auprès du FIBD, pour les riches échanges ainsi que sa relecture attentive, qui ont permis à cette chronique de voir le jour.
En plus des catégories "BD jeunesse", "BD de genre", "mangas" et "comics", dont le libellé est décidé en interne par l'éditeur, le panéliste GfK propose également plusieurs sous-catégories pour chacune des oeuvres publiées et vendues en France. La distinction du côté de la bande-dessinée venue des Etats-Unis est en revanche assez maigre, puisque seule deux sous-catégories sont présentes : la "super-héros" d'une part, et d'autre part le "hors super-héros".
Une façon de mimer ce qui serait de l'autre côté de l'Atlantique la séparation mainstream vs indé', sauf que les choses sont en réalité un peu plus complexes. En effet, certaines grosses licences comme Star Wars sont intégrées dans le "hors super-héros" - ce qui en soi n'est pas faux, mais il sera difficile de considérer Star Wars comme de l'indé' - tandis que certains titres "hors super-héros" peuvent cacher, parfois, des histoires qui ont bien des éléments de super-héroïsme pour elles. Comme la situation ne peut jamais être parfaite, ces éléments sont donc à garder en considération lorsqu'on l'analyse les chiffres enregistrés pour ces deux sous-catégories pour la première moitié de l'année 2023, comparé à la même période temporelle des précédentes années.
Evolution des parts de marché en volume des principaux segments
du marché de la bande dessinée
Le lectorat a pu s'habituer au cours des dernières années à la ritournelle des "4%" (le fait que les comics ne représentent grosso modo que 4% du total du marché de la BD, comme nous l'expliquions ici) et cette donnée a forcément baissé du point de vue du volume des ventes, avec la disparition de la collection à petit prix d'Urban Comics en 2023 - une donnée dont nous avons déjà établi toute l'importance lors de notre première partie de cet état des lieux. Pour rappel, il est estimé que les ventes de comics en volume de Panini Comics, Urban Comics et Delcourt combinées représentent plus de 90% des ouvrages vendus. "Les choix éditoriaux de deux maisons d'édition en particulier ont un poids monstrueux sur le marché", explique Xavier Guilbert. Et puisque la collection a petit prix d'Urban Comics ne concernait que des titres de super-héros, il est tout à fait normal que ce sous-segment donne l'impression d'en pâtir encore plus.
Ainsi, si l'on regarde les chiffres des deux sous-catégories de la section comics de Gfk au global, la catégorie "super-héros" enregistre une évolution à la baisse de 52% en volume, tous circuits confondus, ce qui se traduit par une baisse en valeur de 29%. Comme nous l'avions fait dans notre première partie, il sera donc important de rendre compte de cette baisse pour chaque catégorie, puisqu'il a déjà été montré que les collections à petit prix, responsable en grande partie de ces baisses constatées sur les volumes de ventes, se vendaient principalement en GSA. L'analyse donne ainsi :
Il est important de retenir que plusieurs facteurs sont à prendre en compte simultanément. Vu la chute enregistrée sur les ventes en GSA, il apparaît probable que les collections de cette année n'ont pas rencontré le même succès que celles des années précédentes. "On ressent que certains titres fonctionnement mieux que d'autres, et avec ces collections, une fois que l'on a mis les plus grands classiques en premier, il est difficile de vouloir proposer ce qui serait 'le meilleur des comics' chaque année.", commente Xavier Guilbert, quoiqu'on pourra rétorquer que quatre-vingt années d'exploitation de personnages ont donné pas mal de bonnes histoires - encore faut-il que le lectorat cible puisse en être conscient. A prendre en compte, également, les orientations thématiques des collections ("super-héroïnes" et "Multivers" qui parlent peut-être moins que les "soixante ans de Spider-Man") mais aussi des ajustements de fabrication (avec un passage d'un semi-cartonné vers le souple) qui ont pu jouer sur la partie du lectorat la plus sensible à la question du format de leurs comics.
Une autre conclusion apparaît évidente : celle que les succès, même amenuisés, des collections à petit prix, n'ont pas réussi l'essai de la transformation en amenant un nouveau lectorat dans les librairies. Une affirmation approuvée par le directeur éditorial d'Urban Comics, François Hercouët, dont la maison a retiré son offre en 2023. "Sur les collections à petit prix, nous avons pris la décision de les mettre en pause après trois ans." explique-t-il. "Si les objectifs de chiffre d'affaires - qui n'est pas la rentabilité - étaient atteints, l'objectif d'étendre le lectorat au-delà du cercle naturel des premiers lecteurs ne s'est pas vérifié. Ce type d'opération, limitée dans le temps par définition, ne remplissait pas notre objectif de pérenniser notre lectorat en créant une véritable habitude de lire des comics." En 2020, un long papier de Yaneck Chareire sur la disparition du comics des kiosques se concluait sur le travail des éditeurs sur "l'achat d'impulsion", misant sur le potentiel des collections à petit prix (Zoo Le Mag, août 2020). Trois ans après, il est raisonnable de penser que la mise en place de ces collections n'a pas tenu toutes ses promesses - du moins, pas sur la fidélisation post achat d'impulsion.
Xavier Guilbert poursuit la réflexion : "Ces collections représentent un achat d'aubaine, et notamment pour celles présentes en GSA, elles ne risquent pas de faire venir dans une librairie spécialisée BD ou comics, qui est quelque chose de beaucoup trop loin, tant géographiquement, que sur des termes de prix et même en termes d'offre." Car cette offre, selon le spécialiste, manque de lisibilité. "Les dos noirs empêchent de savoir qui est quoi. Face à un mur d'albums qui portent tous la mention 'Batman' sur le dos, pour trouver un point d'entrée si on n'est pas spécialiste, c'est impossible. L'offre telle qu'elle se matérialise dans les rayons a une lisibilité qui est en berne." Ces problèmes de lisibilité pouvaient apparaître mineurs pour un éditeur tel qu'Urban Comics au moment de leur lancement. Mais après dix ans, et la nécessité de suivre les différents relaunches organisés outre-Atlantique chez DC Comics, la question de cette lisibilité est désormais cruciale.
Par ailleurs, dix ans après la sortie d'Avengers de Joss Whedon et du Man of Steel de Zack Snyder, il faut aussi se rendre à l'évidence : les adaptations de comics de super-héros n'ont pas réussi à provoquer une énorme appétence pour les comics. Selon Xavier Guilbert, "le succès de Marvel ou DC au cinéma n'a pas réussi à faire se tourner vers la BD. C'est-à-dire que les gens qui voient un film, peut-être au vu de la fréquence des sorties, n'ont simplement pas envie, ou ne savent pas comment se tourner vers les comics." Ce qui nous amène dans la réflexion à un autre point important : la manière dont le comics est proposé. "Je ne suis pas certain que ce qui est fait à l'heure actuelle soit suffisant", affirme Xavier Guilbert. Ce n'est pas comme si les conseils libraires n'existaient pas ou que les contenus "Par Où Commencer ?" ne fleurissaient pas abondamment sur la toile, mais force est de constater que la transformation n'est pas là. Peut-être parce que la bonne question à poser serait "Pourquoi commencer ?".
Deux paramètres semblent intrinsèquement liés pour aborder la question de l'attractivité du comics de super-héros : son prix de vente, et l'intérêt qui lui est porté par les lectorats : ceux déjà acquis aux comics, les lecteurs de BD en général, et les potentiels nouveaux lecteurs qui n'ont pas encore franchi le cap. "Le marché comics a pourtant évolué à la hausse jusqu'en 2015/2016, et il y a une inconnue qui reste, depuis 2003 d'ailleurs : celle du transfert des lecteurs de kiosques vers la librairie." On entend en effet souvent dire qu'un retour au format kiosque mensuel permettrait de résoudre bien des problèmes, mais une telle affirmation ne s'applique qu'à la partie du lectorat la plus convaincue : la presse BD toute entière a connu une crise sans précédent au cours des dernières années, et les habitudes de lecture en kiosque n'ont pas été forcément poursuivies par les générations plus jeunes. Ceci renvoie également à la question de la valeur perçue sur les comics de super-héros en kiosque - qu'on pouvait tout prendre parce qu'à bas coût, et qui sont plus "jetables" que des albums pris en librairie. Autrement dit : une partie du lectorat comics ne dévaluerait-elle pas elle-même le médium qu'elle affectionne ?
Car si on revient encore sur la question du prix, l'offre des fameux Omnibus chez Panini Comics a montré que même des prix élevés sur de gros albums savent trouver leur public. "Ce sont des livres qui s'adressent à la niche se trouvant dans une niche", commente Xavier Guilbert, soit un lectorat plus âgé, ayant potentiellement plus de pouvoir d'achats, et qui est sollicité par beaucoup de sorties. La frustration liée à ce format pourrait venir du fait de ne pas pouvoir tout acheter, en quel cas il serait aussi sain d'interroger les pratiques de lectures et de consommation des comics de super-héros.
Si l'on vante en effet l'intérêt des univers de Marvel et de DC Comics pour le côté "partagé", l'obligation réelle de devoir tout suivre n'est qu'un mirage, et n'est de toute façon accessible à personne, qu'il s'agisse de questions d'argent ou de temps. En outre, l'omnibus n'a pas que de mauvais côtés : "On peut faire un parallèle avec les intégrales en BD : d'une part ça revalorise du fond dans un circuit tendu vers la nouveauté - on fait du neuf avec du vieux, qu'on peut réinjecter facilement puisqu'une partie du travail a déjà été faite - et on fait rarement des intégrales sur des choses qui n'ont pas marché. Mathématiquement, il y a donc moins de chances de se tromper. En revanche, il ne faut pas espérer exploser ses chiffres de ventes, alors qu'une nouveauté, elle, peut créer la surprise." Et le journaliste de demander "cette offre là vient-elle réellement cannibaliser quelque chose qui est déjà en rayon ?".
Du côté des comics "hors super-héros", l'analyse des chiffres de Gfk est rendue impossible sur l'ensemble par le fait que les comics Star Wars (qui ont également eu droit à des collections petit prix en 2023 et 2022) y sont comptabilisés et ne peuvent donc traduire la santé de la partie "indé". Il faut également rappeler une nouvelle fois qu'une partie de ces sorties sont rangées dans d'autres catégories par les éditeurs (que ce soit chez Sarbacane, Gallimard ou même Futuropolis par exemple). Ainsi, sur l'ensemble des secteurs de vente, le segment comics "hors super-héros" a progressé de 14% en volume et 6% en valeur. Cette augmentation passe à 32% en volume sur le secteur des GSA (d'où l'importance supposée des collections Star Wars) alors qu'elle n'est que de 11% sur les librairies spécialisées.
Or, il serait très malvenu d'en conclure que les comics indé' au global se portent bien, "quand la médiane des ventes sur les titres indé' tourne entre 800 et 1000 exemplaires sur de pures nouveautés", comme l'explique Nicolas Beaujouan, directeur de collection chez 404 Comics. Autrement dit : au moins la moitié des comics indé' ne dépassent pas le cap des 800 exemplaires, sur un marché où il est considéré qu'un titre peut être rentable à partir de 2000 exemplaires vendus. Pour Xavier Guilbert, "l'indé souffre de thématiques similaires à l'alternatif en manga ou la BD alternative en franco-belge : il a du mal à avoir un rayon identifié. Les titres indé' sont d'une part associés à une catégorie - le super-héros - qui a une image stéréotypée, ce qui les dessert puisqu'ils proposent autre chose. D'autre part, du pont de vue libraire, ils se retrouvent classés dans un rayon qui fonctionne moyennement, et qui n'encourage donc pas à la prise de risque lorsqu'on n'est pas connaisseur. Il y a donc une inertie de la chaîne du livre à se faire de la place, puis une forme de mauvaise réputation qui n'aide peut-être pas." L'essoufflement des comics de super-héros, ou leur incapacité à ramener plus de monde, serait-elle responsable d'une incapacité à l'indé' à être ne serait-ce que perçu du public ?
"Je suis fasciné par l'absence de curiosité d'une partie du lectorat", tempère Xavier Guilbert, pour tenter d'expliquer l'incapacité des indé' à "percer le plafond de verre". "Pourtant il y a plein de gens qui ont lu Walking Dead et qui le possèdent chez eux... pourquoi ne retrouve-t-on pas d'autres comics ?". Les évolutions de la pop-culture ont montré sur différents secteurs que "le public" aime bien à se tourner vers des valeurs sûres ou des univers qu'il connaît. Puisque l'on a aussi vu que les prix des albums étaient tirés vers le haut, la crainte de la "prise de risque" avec un univers qu'on n'aurait pas encore découvert peut être perçue comme plus grande. Selon Nicolas Beaujouan, le marché souffre également - comme celui de la BD dans son ensemble - d'une surproduction qui fait souffrir l'ensemble de la proposition. "Il faut réduire la production, rendre le marché plus sain car plein de titres n'arrivent simplement pas à exister." Trop d'albums, trop de nouveautés dans tous les segments, pas de place sur les étals, une lisibilité en berne dès que les livres n'ont plus que leur dos visible. Difficile de mettre le doigt sur un seul fautif puisque tout est entremêlé.
Pour contrebalancer ces constats quelque peu déprimants, rappelons que certaines adaptations de comics indépendants (ou du moins "hors super-héros DC et Marvel") ont donné quelques gros succès en comics. Ainsi, on sait que les séries The Boys, Invincible, The Sandman ou Locke & Key ont eu un impact positif sur les ventes des albums concernés, au point d'initier chez plusieurs éditeurs concernés (Panini, Delcourt et HiComics particulièrement) l'édition de versions intégrales et/ou omnibus des comics en question. Mais l'adaptation n'est pas synonyme de succès : nous n'avons pas eu d'écho de résultats positifs similaires pour d'autres productions telles que The Old Guard, October Faction, Jupiter's Legacy ou plus récemment American Jesus (L'élu).
Pour les personnes qui apprécient les échanges au format podcast, nous avons également réalisé une émission en compagnie de Xavier Guilbert qui aborde les points abordés au long des trois premiers articles de cette mini-série, avec d'autres questions sous-jacentes également débattues. Un podcast First Print à retrouver ci-dessous et disponible sur toutes les plateformes d'écoute.
Dans la continuité de nos deux précédents articles, notre conclusion ne répondra pas à une question fermée - du type "les comics vont-ils bien ou mal, finalement ?" car il y a bien trop de facteurs qui permettraient de répondre vers un sens plutôt que l'autre. Il est en revanche fondamental, à plusieurs niveaux, de réfléchir à la façon dont le comics, même dans un contexte de crise global qui rend l'achat de bande dessinées assez secondaire dans les priorités du quotidien ("Inflation : se nourrir coûte 25% plus cher qu'en janvier 2022", Le Point, septembre 2023), peut être rendu plus attractif. Ce point là sera discuté dans la quatrième et dernière partie de notre mini-série de la rentrée consacrée à cet état des lieux des comics en France en 2023. Nous nous appuierons notamment sur le classement des meilleures ventes de comics sur la première moitié de l'année pour dégager quelques nouveaux éléments de discussion.
Les points clé à retenir :