Nous concluons aujourd'hui notre série d'interviews réalisées lors de la Heroes Comic-Con 2023, qui se tenait à Bruxelles à la fin du mois de septembre dernier. Après les retranscriptions de nos rencontres avec Ivan Reis et André Lima Araujo, nous avons le plaisir de vous proposer cette discussion plus longue en compagnie de la talentueuse Jill Thompson.
Passée chez Vertigo aux côtés de Neil Gaiman, créatrice de hits des comics indé' avec Scary Godmother ou Bêtes de Somme, Jill Thompson continue d'émerveiller régulièrement le monde de la bande dessinée avec ses planches toutes en aquarelle, et votre rédacteur avait particulièrement gardé en mémoire l'impeccable album Wonder Woman : The True Amazon, resté injustement inédit en VF. Qu'à cela ne tienne : vous avez désormais rendez-vous avec Jill Thompson. Si vous souhaitez la retrouver au format audio et en anglais, elle est également disponible en version podcast via First Print. On vous rappellera également l'importance de partager ces contenus de fond si vous appréciez le travail réalisé !
Remerciements : Rémi Lach, David Macho Gomez et Antoine Boudet.
C’est un plaisir de vous avoir avec nous, Jill Thompson. Je commence toujours avec une question très simple : qui êtes-vous et pouvez-vous nous dire comment vous en êtes arrivés à faire de la BD ?
Je m’appelle Jill Thompson. J’écris et j’illustre des bandes dessinées depuis de nombreuses décennies !
Juste deux ou trois, pas tant que ça !
C’est vrai mais je fais ça depuis… Enfin, j’ai quand même passé la majorité de ma vie à dessiner et écrire des bandes dessinées. J’ai commencé un peu comme la plupart des auteurs professionnels : j’aimais beaucoup les comics quand j’étais plus jeune et j’ai commencé à aller dans des conventions avec mes dessins médiocres pour les montrer aux artistes présents. Certains d’entre eux étaient mes héros, comme John Byrne qui était mon idole à l’époque. J’ai eu la chance d’être dans la même pièce que lui et de lui montrer mes carnets de dessins. Et… Je suis en train de me demander : vous voulez que ce soit une interview vraiment longue ou vraiment courte ?
Ça dépend du temps que vous avez !
Okay ! Quand j’étais toute petite, j’étais la seule fille à aller à des conventions. Mon père est venu à l’une d’entre elles… À l’époque, c’était vraiment dans de tout petits hôtels, avec tout juste deux invités assis derrière une table et des vendeurs de vieux comicbooks. Mon père m’a accompagné une fois et s’est dit « bon, on l'a fait, c'est réglé, je ne le referai plus » mais j’étais vraiment excitée « oh, Papa, il y a une autre dans deux mois, on peut y retourner ? » À partir de là, il a commencé à me déposer devant les hôtels avec un peu d’argent et en me disant « tu sors à 16h30 et je viens te chercher ! »
Et donc, il y a eu cette fois avec John Byrne. J’étais terriblement timide et je restais debout près d’un groupe de fans autours de lui qui se faisaient faire des dédicaces. Il avait une pile de planches originales de X-Men qu’il vendait pour quelque chose comme 50 dollars la planche. Je n’avais que 5 dollars et j'aurais tant aimé utiliser le seul avantage que j'avais à l'époque, à savoir que dans une salle remplie d'hommes de 40 ans, j'étais une jeune fille timide de 13 ans qui voulait dessiner. Ils étaient très gentils avec moi en mode « Oh laissez la venir ! » Je me demande si j’aurais pu avoir une de ses planches. Finalement, j’ai passé la journée à le regarder dessiner pour les gens. Je me rapprochais de la table, puis je prenais peur, donc je reculais et je laissais les autres mecs passer devant moi.
L’encreur Terry Austin était également là. Il m’a regardé faire ça toute la journée et, après des heures, il m'a appelé et m'a dit « vous êtes restée là toute la journée, vous voulez montrer quelque chose à John ? » Et j’ai répondu « nooooooooon… » Enfin, j’ai dit oui, mais j’ai fait non de la tête. Je viens de me rendre compte que j’ai fait quelque chose que ceux qui écoutent en podcast ne pourront pas voir (ceux qui lisent la retranscription non plus — ndt) Du coup, Terry m’a dit « Vous voulez montrer votre skecthbook à John ? Vous pouvez également me le montrer ! » Je lui ai donc montré, il a regardé et a donné un coup de coude à John pour lui dire « cette jeune fille est restée debout toute la journée, elle a un carnet de dessins, tu devrais le regarder. » Il l’a pris en main et a feuilleté les pages avec une grimace comme s’il étudiait ce qu’il voyait. Pendant ce temps-là, je m’étais reculé, nerveuse et apeuré que j’étais. Il feuillète et d’un coup, il le ferme, le pose sur la table et lâcha « je pense qu’on devrait briser ses doigts ! »
*écarquille les yeux*
Vous voyez ? J’ai eu exactement la même réaction que vous venez d’avoir ! Je me suis dit « Oh mon dieu ! »
Et je ne suis pas une jeune fille de 14 ans…
John a enchainé « parce que si elle est aussi douée maintenant, qu’est-ce que ça va être quand elle dessinera des comics ? » Et le mot clé, c’est qu’il a dit « quand » et pas « si » donc il ne s’agissait pas que je ne pourrai jamais le faire – même si mes dessins étaient vraiment mauvais — il a dit « quand » je ferai des comics. Je ne me rappelle même pas comment je suis rentrée chez moi ce jour-là. Je ne me rappelle pas avoir récupéré mon sketchbook. La seule chose à laquelle je pensais c’était que John Byrne avait regardé mes dessins et qu’un jour je dessinerais des comics.
J’ai donc continué à lire des comics, à aller dans les conventions pour montrer mes dessins à d’autres artistes et à n’importe qui pouvant me donner un avis — ce que beaucoup ont fait. Ils ont corrigé mes erreurs et m’expliquaient ce qui n’allait pas et pourquoi ça n’allait pas. Au lieu de me décourager, je me disais « oh okay donc je dois apprendre comment dessiner ça, comment je corrige ça, comment dessiner les voitures, les gens… » À peu près tout en fait ! Je rentrais chez moi, je m’entrainais, et je revenais avec d’autres dessins à la convention d’après pour les montrer en mode « j’ai fait mes devoirs ! » Certaines personnes m’ont suggérer d’aller dans une école d’art, donc je l’ai aussi fait. Une fois en école d’art, le conseil qu’on m’a donné était de prendre toutes les classes que je pouvais, de ne pas me concentrer sur les comics pendant que j’y étais « tu connais les comics, tu les aimes, tu connais la narration, donc apprends tout ce qu’ils vont t’apprendre et applique ces connaissances sur une page de BD. » C’est ce que j’ai fait, parce qu’une des choses que j’aime être c’est une bonne élève, à l’école normale et en école d’art.
Pendant que j’y étais, j’ai commencé à travailler pour des petites boîtes… A vrai dire, même au lycée je travaillais pour des petites structures. Quand tu fais quelque chose pour un petit éditeur, même si ce n’est pas grand-chose, tu prends ce comic-book et tu le montres à la personne d’après comme si c’était ton CV. Ça veut dire que quelqu’un t’a fait confiance et que tu sais respecter une deadline, travailler avec un scénariste et un éditeur… Quand tu as fait deux comics, tu les montres à quelqu’un d’autre et il se dit « oh, deux personnes différentes ont pris le risque de te publier en premier, donc je vais moi aussi prendre le risque ! » Et c’est un peu comme ça que s’est fait mon ascension. Jusqu’à travailler pour DC Comics.
Vous avez mentionné le fait que vous aimez la bande dessinée en tant que médium et que vous vouliez en dessiner depuis le tout début. Pour vous, quelle est la force de ce médium en termes de narration ?
Je pense que la force de la bande dessinée réside dans le fait que c’est une forme de divertissement très interactive. L'artiste et le scénariste effectuent un travail remarquable pour donner toutes les informations dont le lecteur a besoin. Beaucoup d'informations prennent formes dans votre imagination en tant que lecteur mais vous recevez les indications de la part de l'auteur et de l'artiste. Les choses qui se passent entre les cases, le fait que le temps ne bouge que lorsque l’on tourne les pages avec la possibilité qu’il puisse se passer quelques millisecondes comme des dizaines d’années d’une page à l’autre, le fait que la manière de construire une case peut accélérer ou ralentir le temps, que l’on puisse créer un lien émotionnel avec une œuvre où il n’y a ni son ni voix contrairement à un film… Ce sont toutes les choses qui font que, lorsque vous lisez une bande dessinée, vous avez une voix dans votre tête. Le travail consiste à faire en sorte que ces émotions se produisent sans littéralement écrire "c'est la partie triste, maintenant vous allez pleurer" mais en faisant tout ce qui est possible pour vous donner cette émotion.
Vous pensez que vous avez appris à dessiner les émotions uniquement en vous entrainant ? Y-a-t-il une méthode que vous avez appris, peut-être en école d’art ou peut-être juste en lisant d’autres BD ?
Je dessine des bandes dessinées qui me touchent personnellement. Quand j’écris quelque chose, ou même lorsque je le dessine également, je pleure très souvent, surtout quand je travaille sur quelque chose comme Bêtes de Somme. À un moment, j’étais en larme pendant que je dessinais une des histoires. Lorsque j’ai une réaction émotionnelle, j’espère que le lecteur en aura également une. Si je travaille avec un scénariste et qu’en lisant ce qu’il a écrit je suis ému, je veux être sûr de transmettre ces émotions aux lecteurs parce qu’ils n’auront pas la chance de lire le script que j’ai eu. C’est mon job de l’interpréter et de le traduire sur planche. Pour ce faire, je m'appuie sur la narration, sur le rythme, sur la manière dont je dispose les cadres, sur la manière dont je manipule le temps… Je ne suis pas certaine que ce soient des choses que l’on m’a vraiment apprise, parce que personne ne s’est assis à mes côtés pour me dire « c’est comme ça que tu dois faire ça » parce que c’est à chaque fois différent. C’est une question d’interprétation, ce n’est pas une formule mathématique. Il s’agit d’utiliser son propre vécu et ses affects, ou bien d’isoler un moment essentiel sur lequel il est possible de se focaliser. Il y a tellement de choses auxquelles je pense quand je conçois une page. Même si le scénariste me donne des directions artistiques et que j’ai les dialogues, c’est mon travail de trouver comment faire pour lier les cases les unes aux autres, comment montrer l’action dans une case pouvant totalement être déconnecté du reste de l’action tout en la rendant assez fluide pour que vos yeux se déplacent d’une certaine manière.
Vous commencez par concevoir la case, puis la planche, puis la manière de passer de ce moment à une action, vous construisez la scène et vous essayez de faire en sorte que cela se passe correctement. Puis, si vous mettez des bulles de textes, il faut faire attention à ce qu’elles n’interrompent pas le rythme de lecture de la page… Il y a donc de multiples micro-éléments auxquels je pense constamment, mais de plus en plus consciemment dorénavant. En dessinant, je sais si c’est bien comme ça. Mais quand j’enseigne aux étudiants, je leur dis « voilà les choses sur lesquels vous devez vous concentrer. » Ce n’est pas juste : « je veux dessiner ce mec trop stylé ! » C’est plutôt « pourquoi est-il sur cette planche ? À quoi ressemble-t-il ? Est-ce que sa posture dans cette case aide le regard du lecteur à passer de celle-ci à la prochaine ? Est-ce que tu t’es assuré qu’il n’y ait pas de tangente afin d’être certain que le mouvement se fasse dans le bon sens ou que la profondeur de champ soit correcte ? » Ce sont tous ces éléments de design qui forment chaque case et chaque page.
Quand vous avez débuté chez DC Comics & Vertigo, étiez vous anxieuse ou sous pression à l’idée de faire des comicbooks pour les deux plus gros éditeurs du secteur ?
Quand j’ai commencé à DC Comics, je pense que j’étais aussi excité qu’anxieuse parce que je travaillais enfin pour un gros éditeur. J’avais déjà travaillé pour de nombreux éditeurs avant. J'avais le sentiment d'avoir travaillé dur et d’être prête à aller dans un cadre où je pourrais, je pense, attirer davantage de lecteurs sur mon travail. Ce n’est pas tant que j’étais nerveuse, mais plutôt que j’essayais de rentrer dans la cour des grands garçons…
C’est vrai que c’était, et ça l’est toujours, un milieu très masculin. C’était peut-être compliqué de se faire remarquer dans ce cadre…
Je voulais être à la hauteur et je savais de quoi j’étais capable… Je veux dire, pour mon tout premier travail chez DC, je travaillais pour l’une de mes idoles : George Perez. C’était une barre sacrément haute à avoir, donc je voulais… J’imagine… *silence*
Être à la hauteur de la légende ?
Oui, être à la hauteur, mais aussi… Être sa meilleure élève. Il m’a donné un script qui devait être pour lui-même où il pouvait y avoir quelque chose comme dix-neuf cases de prévues pour une planche. C'est assez décourageant, quelle que soit la situation mais alors en tant que premier job… Mais c’était facile pour lui ! Il écrit ce qu’il voit et ce qui lui semble facile à dessiner. Il se peut que ce ne soit pas ce que d'autres dessinent. Donc je voulais être sûr d’être à la hauteur d’un tel défi. Et, aussi, je voulais qu’il aime mon travail et qu’il me dise « ah c’est exactement ce que je voulais ! » Je voulais être digne de travailler avec lui. Cela me rendait nerveuse, mais une fois que vous commencez à travailler là-bas, il y a bien d'autres choses qui entrent en ligne de compte que de juste travailler avec quelqu’un que vous admirez.
Quand est-ce que vous avez réalisé votre première création originale ?
Professionnellement ? En 1996. Je travaillais chez Vertigo depuis un bout de temps et, à cette époque, il y eu une phase où les équipes créatives passaient d'un titre à l'autre avec des scénaristes qui voulaient travailler avec toi juste pour un arc narratif. Neil Gaiman a établi un précédent en prouvant que ça pouvait se faire puisqu’il écrivait Sandman et que chaque arc était dessiné par un artiste différent. Les autres scénaristes ont trouvé l’idée cool et ont décidé de le faire aussi. Les dessinateurs ont trouvé l’idée cool aussi parce qu’ils pouvaient travailler sur différents titres sans être bloqués sur quelque chose qu’ils aimaient au début et qu’ils commençaient à ne plus autant apprécier après avoir fait 12 numéros. Puis, pendant cette période, il y eu un engouement massif à propos des comics, suivi d’un véritable effondrement. Il y avait énormément de titres, certains vendant des millions d’exemplaires, donc c’était facile de passer d’un titre à l’autre. Quand soudain beaucoup de ces titres ont disparu, tous les artistes à qui on avait offert des contrats et qui les avaient refusés parce qu’ils enchaînaient les arcs narratifs se sont rendus compte que les éditeurs étaient en train de se restructurer. Ils sont revenus en mode « oh hé, vous vous souvenez de ce contrat d’exclusivité que vous m’avez proposé ? Je le veux bien en fait ! »
Pendant ce temps-là, j’étais encore occupée à sauter comme une grenouille d’un projet à l’autre, sans remarquer qu’il n’y avait pas un autre nénuphar sur lequel sauter. Un jour, j’attendais qu’un éditeur ayant signalé qu’il voulait travailler avec moi me recontacte. J’ai appelé et on m’a répondu « ah non désolé, on a déjà quelqu’un qui a signé un contrat donc on ne prendra personne en plus ». C’est arrivé plusieurs fois avec plusieurs éditeurs différents et je me suis soudainement retrouvée sans travail. J’avais donc beaucoup de temps pour moi-même ! Il se trouve que ma première nièce venait de naître et je voulais lui offrir un cadeau. Je voulais également être sa marraine. Je n’avais pas bien saisi à l’époque qu’être sa marraine était un titre religieux, je pensais que c’était juste que, s’il arrivait quelque chose aux parents, tu devais t’occuper du bébé. Je me disais que je serais doué pour ça. Mais quand j’ai compris que c’était un truc d’Église, j'ai réfléchi à mon propre cas – j’étais bien plus gothique à l’époque, avec mes longs cheveux roux et fous, ma grosse veste noire de biker, beaucoup de noir – et je me suis imaginé au fond d’une église catholique. Je me suis dit que « je serais une marraine assez flippante » et, quand j’ai dit ces mots, j’ai directement eu l’image d’une petite fée-sorcière qui est apparue dans mon esprit, aussi petite que la fée clochette. Je l’ai vite dessiné et je me suis dit « tiens c’est intéressant… Oh mais je peux l’offrir au bébé ça, je peux lui faire un livre sur sa terrifiante marraine ! »
Je me suis donc demandée qui était cette « terrifiante marraine » du coup je me suis posée plein de question sur son nom. Je n’arrêtais pas de trouver les personnages, puis une histoire, et je me suis assez vite rendu compte que j’avais toute l’histoire et que je pouvais commencer à l’écrire et à la créer. Je pensais que j’allais juste prendre quelques feuilles de papier pour aquarelle, faire le lettrage à la main et dessiner quelques illustrations comme un livre pour enfant, lier tout ça et l’offrir au bébé. Finalement, j’ai regardé mon travail et je me suis dit « attends une seconde, j’ai mes propres personnages… oh mais en fait je devrais faire un livre pour le bébé pour de vrai et essayer de le publier ! » Tout le monde m’avait dit d’essayer de faire un truc perso mais je n’avais rien pour le faire avant. C’était ça le truc à faire ! J’ai fait le tour des éditeurs et c’est comme ça que j’ai fait ma première création.
Vous faites toujours vos peintures à la main aujourd’hui…
Oui, toutes mes planches sont peintes à la main.
Vous n’avez jamais basculé vers le dessin numérique.
Non. J’ai un iPad. J’ai Procreate. Je m’amuse parfois avec, mais ça ne me semble pas naturel. Non pas que le crayon ne semble pas naturel mais c’est juste que, pour ce que j’arrive à faire en tournant mon poignet ou en faisant de légers mouvements avec mes doigts, je dois : choisir un pinceau, que je dois paramétrer, avec des noms dont je ne sais pas à quoi ils correspondent, ni ce qu’ils sont censés faire… Ils ont ajouté de nombreuses étapes à un truc qui pour moi est un mouvement naturel. Comme s’ils avaient mis des maths dans mon art. Et je n’ai pas l’esprit mathématique, donc c'est difficile pour moi à appréhender. J'ai essayé de regarder des tutoriels sur la méthode à suivre, mais je n’apprends pas facilement de cette manière parce que souvent ce que je pense être le sujet de la vidéo n'est pas la chose que j'ai besoin de savoir. Ça commence un peu comme ça, puis on passe à autre chose. Parfois, ils pensent que vous en savez déjà beaucoup sur l'application dans son ensemble et sur tous les paramètres pour vous dire comment ça marche. Et je me dis « oh mais je ne sais pas de quoi vous parlez, maintenant je dois aller voir une autre vidéo pour comprendre ce que ça voulait dire » avant de réaliser que j’ai perdu tellement de temps que je n’ai rien dessiner. À ce moment-là, je panique, je pose la tablette et je me dis « bon ben je ne peux pas te comprendre » et je retourne dessiner. J’ai vraiment besoin d’un prof particulier pour m’aider à apprendre ce que tout ça veut dire, ce qu’il est possible de faire et prendre des notes comme à l’école. Ma manière d’apprendre c’est : écouter, poser des questions, prendre des notes et faire activement « le truc ! » J’aimerais beaucoup ajouter ça à ma liste de compétences, mais je ne la possède pas encore.
J’ai une question sur le roman graphique Wonder Woman : The True Amazon, parce que vous avez commencé chez DC sur ce personnage avec George Perez et, deux décennies plus tard, vous avez écrit et dessiné cet ouvrage. Pouvez vous nous parler de l’origine de ce projet ?
J’ai fait ce roman graphique — pour être honnête — parce que quand j’étais petite je regardais Wonder Woman à la télévision. Je lisais quelques comics de temps en temps mais je n’aimais pas autant ce personnage en comparaison d’un Spider-Man ou des X-Men. Je trouvais qu’elle avait l’air trop parfaite pour moi. Je savais que je n’étais pas parfaite donc je me sentais bien plus proche de Peter Parker que de Wonder Woman. Il y avait aussi beaucoup de mythologie grecque dans ses origines, mais il n’y en avait pas tant que ça dans ses aventures. À cette époque, j’adorais toutes sortes de mythologies : grecques, nordiques, les contes de fées… Je les aime toujours autant d’ailleurs. J’ai pensé que ce serait génial qu’il y en ait plus dans ses histoires. Je ne la détestais pas, je préférais juste d’autres types de super-héros. Ma première grosse passion pour les super-héros était les X-Men de Chris Claremont & John Byrne. Le tout premier numéro que j’ai vu était le 131 « Run for your life, Kitty Pride » en plein milieu de la saga du Hellfire Club. Je n’avais lu aucun numéro des X-Men avant ça. J’ai juste trouvé ça dans un bac et j’ai vraiment adoré. Il y avait le Phénix dedans. À l’époque, je ressemblais à Kitty Pride. J’étais une jeune fille de 13 ans qui vivait à l’extérieur de Chicago. Je voulais être à sa place. Tornade était dedans. Le Phénix et la Reine Blanche ont un grand combat télékinésique à la fin… Je me suis dit « Voilà les super-héros que j’aimerais bien être ! »
Quand je me suis retrouvé à travailler sur la Wonder Woman de George Perez, j’ai adoré. J’ai adoré le fait qu’il ramène beaucoup de mythologie. J’ai aimé la manière dont il développait sa personnalité. Cela m’a permis d’avoir une nouvelle introduction au personnage et de pouvoir vraiment l’apprécier. Mais j’avais toujours au fond de mon crâne ce sentiment qu’elle était trop parfaite. Je me suis dit « mais c’est impossible d’être aussi parfaite en grandissant sur une île peuplée de terrifiantes tantes et grand-mères alors que tu es la seule enfant, de plus t’es de sang royal… vous devenez pourris gâtés ! » Ce serait comme un de ces vieux contes, du style Le Prince et le Pauvre (Mark Twain, 1882 — ndt), avec un beau prince qui doit apprendre une leçon et la seule manière c’est en côtoyant le pauvre parce qu’ils ont des vies si différentes. Je me suis dit que ça c’est une histoire que je voulais raconter. Du coup, j’ai juste commencé à l’écrire comme ça. Au début, ça s’appelait The Very Selfish Princess et j’ai proposé cette histoire un peu partout à DC en disant que ça serait hors continuité mais que ça pourrait retomber sur ses pattes avec la Wonder Woman que l’on connait. Je voulais raconter cet Elseworld. Les gens m’ont écouté et m’ont dit que ça avait l’air cool, mais ils ne voulaient pas changer ses origines. « Mais on ne change pas ses origines, ce serait la même chose que les Elseworlds avec Batman où c’est un cowboy ou un chevalier ! » Un jour, j’étais en convention et je suis tombé sur Jim Lee dans un bar. On attendait tous les deux d’autres gens pour aller dîner et je lui ai dit « au fait, Jim, j’ai cette idée que j’ai proposé un peu partout, je peux t’en parler ? » Il m’a répliqué « bien sûr, c’est quoi ? » Je lui ai raconté et il m’a répondu « oh mais j’aime bien, j’aime beaucoup ! Laisse-moi voir ce que je peux faire. »
Je n’ai pas eu de nouvelles de lui pendant six mois. Je me suis dit « bon, j’imagine que cette idée n’ira nulle part, j’aurais vraiment aimé la faire… » Et, sorti de nulle part, il m’envoya un texto pour me dire « désolé d’avoir mis autant de temps à te joindre mais j’essaye de trouver le bon endroit pour publier ça ! On va te recontacter pour lancer le truc, dis-moi combien de numéros tu penses avoir besoin, à quoi ça va ressembler et c’est parti ! » Soudain, c’est devenu réalité. Je serais éternellement reconnaissante envers Jim Lee pour m’avoir laissé raconter cette histoire.
Si je me souviens bien, le premier film Wonder Woman était sorti, DC avait donc besoin de projets pour accompagner le projet. Vous pensez que c’est lié ?
Eh bien, j’avais fini bien avant que le film ne sorte mais ils l’ont retardé. C’était censé paraître mais quand ils ont su que le film allait sortir, en plus du fait que ça allait être l’anniversaire des 75 ans de Wonder Woman… Ils avaient déjà des projets mais ils ont décidé que celui-ci devrait sortir en même temps que le film et que l’anniversaire. Il me semble qu’il était planifié pour sortir le jour même de l’anniversaire. Mais je l’avais fini presque six ou sept mois avant que le film soit terminé.
Est-ce frustrant de voir son projet achevé, terminé mais non publié ?
C’est arrivé plus d’une fois.
C’est quelque chose de commun ?
Des fois, c’est des questions de planning. Parfois, un artiste va prendre plus de temps que prévu pour finir son travail donc quand ils pensent que c’est planifié, finalement ça ne peut pas respecter la date prévue. Du coup, ils décident de quand est-ce que sera le meilleur moment pour le sortir par rapport à ce qu’ils ont déjà.
Vous avez fait un numéro de Wonder Woman, il y a deux ans, le 776 il me semble.
Oh, celui avec Becky Cloonan ?
Oui. C’est l’un des rares travaux que vous avez pu faire pour l’industrie mainstream récemment. Vous ne voulez pas faire plus de travail à la demande ?
Je fais beaucoup de travail à la demande ! Je suis plus lente qu’avant et je me suis concentrée sur des choses plus personnelles. Je ne peux pas suivre le rythme d’une publication mensuelle en ce moment, surtout par rapport aux gens utilisant le numérique. Ils peuvent mettre des backgrounds qu’ils ont sauvegardé, ajuster des petites trucs… Je travaille toujours à l’ancienne. Quand je travaille sur quelque chose, c’est un petit bout d’histoire par ici, une histoire courte par là pour des anthologies sur lesquels beaucoup de gens travaillent en général.
Ce n’est pas que je sois terriblement lente, mais en comparaison des gens qui peuvent faire leurs backgrounds sans être inquiétés par le taux d’humidité dans l’air, par comment l’encre sèche sur le papier et le fait que l’on ne peut plus travailler dessus pour le moment, ect… C’est mieux si je travaille sur des choses hors continuité. Et je souhaite que mon travail soit intemporel. Je ne veux pas que ce soit identifié à une période particulière du genre « oh, c’est quand il portait ce costume » ou bien que ce soit un genre d’astuce. Je souhaite juste que ce soit de très bonnes histoires que les gens aiment vraiment.
Pouvez-vous nous raconter la genèse de Bêtes de somme que vous avez réalisé avec Evan Dorkin ?
Ce n’est pas une genèse très excitante. Evan est la personne qui a crée Bêtes de somme. Il en a eu l’idée originale. Il y avait cette série d’anthologies chez Dark Horse. La première s’appelait « The Dark Horse Book Of Hauntings » et elle réunissait plein d’histoires de fantômes. L’éditeur de l’époque, Scott Allie, a demandé à Evan d’y participer. Il avait cette idée d’une niche pour chien hantée qu’il a présenté à Scott. Ce dernier lui a dit « vas y, fais-le » mais Evan lui a répondu « je peux pas dessiner de chien mec, c’est mort » — ce qui est ridicule parce qu’Evan peut absolument tout dessiner. J’imagine qu’il pensait que son style n’était pas adapté pour l’ambiance qu’il voulait donner à cette histoire. Je pense encore qu’il pouvait le faire. Il ne s’accorde pas le crédit qu’il mérite. Il a donc suggéré à Scott « peut-être que Jill peut le faire ? » Il m’a donc appelé pour me demander si j’étais intéressé à l’idée de travailler avec Evan Dorkin. Evidemment que je voulais travailler avec lui parce que j’adore son travail. Voilà l’histoire vraiment très compliqué de comment nous avons commencé ! *rires*
Une fois ce numéro sorti, il est devenu très populaire. Les retours étaient excellents. Certains lecteurs disaient qu’ils avaient pleuré, même des personnes du bureaux nous ont dit qu’ils avaient pleuré. Quand l’anthologie d’après est sorti, ils lui ont demandé de faire une autre histoire. Donc on s’est dit qu’on allait faire une histoire pour chaque chien dans chaque numéro de l’anthologie : « The Book of Hauntings », « The Book of Witchcraft », « The Book of Monsters » et enfin « The Book of the Dead. » Comme ils lui ont demandé d’en faire plus d’une, il a crée tout un historique pour chaque animal : pourquoi leur voisinage était hanté, que s’est-il passé et qu’est-ce qu’il va se passer à l’avenir, toute la société de chiens savants dont ils vont découvrir qu’ils peuvent faire partie, ce que cette société fait et la manière dont les humains ne participent absolument pas à ce qu’il se passe, ect… Tellement de choses qu’il a imaginé n’ont été utilisés dans aucune histoire. Quand les quatre anthologies étaient achevées, Dark Horse a demandé s’il était possible et si on aimerait en faire une série. Du coup, on s’est mis à faire des numéros après ça.
Était-il difficile de dessiner des chiens et des chats ? Avez vous utilisé des références ou peut-être aviez vous des animaux de compagnies pour vous aider ?
J’ai deux chats. À l’époque où j’ai commencé à travailler sur la toute première histoire, j’avais un chat différent qui est décédé depuis. J’adore les chiens, j’en ai juste jamais possédé. Enfin, j’ai jamais eu de compagnon canin plutôt parce que, techniquement, je pense qu’on ne peut pas posséder un chien. On est autorisé à prendre soin d’eux. Mais j’adore les chiens et les chats. Il y a des chiens dans mon quartier que je vois et que j’appelle « salut Jack » ou « coucou Ace » parce qu’ils sont de la même race que dans Bêtes de somme. J’ai donc deux chats, dont l’un d’entre eux est orange. Je ne l’avais pas au début de mon travail sur cette série, mais il y en avait un dans mon voisinage qui se baladait et pouvait s’aventurer près de mon entrée ou dans mon jardin. C’est lui The Orphan.
Était-ce un défi pour vous ? Parce que je sais d’autres interviews que certains artistes trouvent ça très compliqué de dessiner des animaux dans chaque case, de décomposer leurs mouvements, leurs actions, leurs poses, ect…
Je n’ai jamais trouvé ça difficile de dessiner les animaux dans Bêtes de somme. Je pense que mon style est… réaliste / caricatural. J’ai regardé La Belle et le Clochard (Walt Disney, 1955 — ndt) de nombreuses fois. J’ai pleuré à chaque fois. Si je parle de la partie qui m’a fait pleurer, je commence à pleurer. Je voulais voir comment les animateurs de Disney avaient animé les chiens parce qu’ils ont de magnifiques expressions mais ils bougent et se comportent comme des chiens. Je ne pensais pas que ce serait difficile de donner un peu plus d’expression qu’ils ont déjà. Les chiens sourient naturellement et ils ont des mimiques.
Quand ton chien a détruit un coussin du canapé en en mettant partout et que tu rentres chez toi en mode « oh ! Qui a détruit ce coussin ?! », le chien va te donner ce « *onomatopée de chiens* » dans son regard avec ses sourcils qui vont bouger dans tous les sens. C’est un visage de culpabilité. Donc c’était pas si compliqué de faire en sorte qu’ils ressemblent à ça. Et les chats : je les aime. J’en ai eu un qui s’appelait Hostin et il pouvait te regarder en colère. Il pouvait faire bouger ses sourcils et te regarder de côté. Donc je me suis dit que ça n’allait pas être si difficile.
J’ai entendu lors de votre conférence à la convention que vous n’avez pas les droits pour continuer Bêtes de Somme. Est-ce à cause de Dark Horse ou c’est quelque d’autre qui vous empêche d’en faire plus ?
Je crois... Hum... Evan peut en faire plus. J'ai aussi des droits. Mais ils ne les publient pas pour l'instant et je ne sais pas pourquoi. Toutes les démarches professionnelles reviennent à Evan. Je n'ai pas eu l'idée donc je ne m'occupe pas de ce genre de choses. Toutes les histoires sont les siennes et celles de sa femme. Donc : je ne sais pas. Je vais rentrer chez moi et j'appellerai à mon retour. Je me suis dit que je n'allais pas le faire pendant que je voyageais et dire « hé, tout le monde me demande : je ne savais pas que Bêtes de Somme était en rupture de stock… Est-il en rupture de stock aux États-Unis aussi ou c’est seulement les éditions étrangères ? Parce que personne ne peut le trouver ! » Je sais qu'ils ont laissé Scary Godmother être épuisé… Donc maintenant j’imagine que je dois trouver un nouvel éditeur pour cela.
Ma dernière question : Que vous réserve l'avenir ?
Eh bien, j’aimerais faire plus de Scary Godmother. J’ai eu une année particulière difficile. De tous les projets que j’avais et qui devaient être terminés à l’heure actuelle, la vie m’a jeté trop d’obstacles pour que je puisse les finir. Donc, ces projets sont reportés à l’année prochaine. Je prévois de faire un tout nouveau opus de Scary Godmother. J’ai quelques idées pour diverses histoires, quelque chose de totalement différent qui n’a rien à voir avec ce que j’ai pu faire avant. C’est juste que c’est compliqué de faire tous ses projets en même temps, en plus de devoir faire tout ce que je dois faire dans ma vie. Je dois juste me concerter, en finir un, me concentrer, faire celui d’après…
Vous allez donc être très occupée.
J’ai l’intention d’être très occupée. Je n’aime pas ne pas être occupée. J’ai réalisé que je ne sais pas me détendre. En tant qu'artiste indépendant, on bénéficie d'une grande liberté — ce que j'apprécie beaucoup. J'aime voyager comme ça, participer à des conventions, voyager et faire des choses que les gens qui ont un travail classique ne peuvent pas faire, à moins d'être en vacances. Mais je me suis aussi rendu compte que je n'ai jamais de vacances, parce que je ne sais pas comment faire. Je me dis « qui s'occupe des commandes de poupées de Scary Godmother en ce moment ? Eh bien personne jusqu'à ce que je rentre chez moi ! » Donc, depuis deux semaines, elles attendent et quand je rentrerai chez moi, je devrai le faire. Ou alors « qui s'occupe de ce projet de construction qui doit être terminé dans ma maison ? Eh bien c'est moi qui dois le faire ! » *rires nerveux* Alors je jongle avec tout ça, en plus de mon art.
Très bien, nous serons attentifs à ce que sera votre prochain projet…
J’ai une question !
D’accord.
Je n’aurais peut-être pas la réponse avant que cette entretien ne soit retranscrit mais : quelles sont les choses que vous aimeriez me voir faire ?
Euuuuh… Qu’est-ce que j’aimerais…?
Quel type de projet.
Un roman graphique, sous la forme d’une histoire fantastique et mystérieuse avec une dimension horrifique.
C’est hilarant parce que c’est exactement la chose dont je parlais quand je disais « quelque chose de totalement différent qui n’a rien à voir avec ce que j’ai pu faire avant » : c’est ce que je vais faire ! *rires*
Eh bien, vous avez d’ores et déjà un lecteur ! Merci beaucoup Jill !