Home Brèves News Reviews Previews Dossiers Podcasts Interviews WebTV chroniques
ConnexionInscription
Cornelius lance une ''opération tirelire'' suite à une altercation judiciaire avec Delcourt autour des livres de Daniel Clowes

Cornelius lance une ''opération tirelire'' suite à une altercation judiciaire avec Delcourt autour des livres de Daniel Clowes

NewsIndé

Sur le marché des comics, tout est souvent affaire de droits. Et plus particulièrement depuis la France, où les enseignes locales ont pour objectif de propager des œuvres produites depuis les Etats-Unis, à coups de signatures, de traductions, de fabrications, etc. Or, lorsque les droits transitionnent d'une maison d'édition vers une autre, certaines enseignes doivent composer avec des situations parfois complexes. On peut par exemple penser au cas des éditions Rackham, qui ont dû se séparer récemment des titres Sin City et 300 au moment où ces deux comics ont migré de chez Dark Horse vers Frank Miller Present, au profit de Huginn & Muninn. En général, dans ce genre de cas, lorsqu'un éditeur américain entend revoir les contrats à la hausse (pour telle ou telle raison), les maisons francophones peuvent choisir de s'aligner ou non.

Sur ce sujet, l'exemple le plus marquant de ces dernières années reste évidemment le cas de la bibliographie de Daniel Clowes, dont certains titres ont quitté lé catalogue de Cornelius pour s'intégrer à la collection Outsider du groupe Delcourt. Et ce, peu de temps avant la victoire de l'artiste virtuose au Festival International de la Bande-Dessinée d'Angoulême, suivant la sortie de son dernier album, Monica. A l'échelle du marché des comics sur le secteur français de la BD, une véritable petite "affaire" à proprement parler. Et non, pas seulement dans le sens d'une affaire médiatique. On parle bien cette fois d'un litige tranché devant les tribunaux... et qui pourrait bien causer de sérieux problèmes à l'équilibre des comptes de la maison Cornelius. Voir plus bas.

(Im)Patience !

Qu'est-ce qui s'est passé ? Les équipes de la petite enseigne se sont exprimées sur leur site officiel, pour annoncer le lancement d'une "opération tirelire". L'objectif de Cornelius est de renflouer ses comptes, au moment où la trésorerie de la compagnie s'est vue frappée d'une amende de justice. Vous pourrez trouver l'ensemble du communiqué en lien source, et nous en citerons plusieurs extraits dans cet article pour ne pas avoir à déformer les propos de l'éditeur, qui n'engage par ailleurs que lui. 
 
En janvier 2022, Cornelius annonce une triste nouvelle : l'enseigne a perdu les droits d'exploitation d'une partie de la bibliographie de Daniel Clowes. Fantagraphics, l'enseigne américaine chargée de publier et de superviser les propriétés intellectuelles de cet artiste depuis les Etats-Unis, aurait décidé de proposer une facture plus importante que d'habitude au moment de renouveler le contrat avec son partenaire français. Alors, dans la mesure où Cornelius n'était pas pas capable de s'aligner sur les sommes demandées, l'enseigne a préféré renoncer aux quatre comics en question : Eightball, Ghost World, Patience et Comme un Gant de Velours Pris dans la Fonte (Like a Velvet Glove Cast in Iron). A ce moment là, l'annonce de la reprise de ces titres chez Delcourt n'avait pas encore été annoncée officiellement.
 
"En juin 2021, l’agente de Fantagraphics, l’un des éditeurs américains de Daniel Clowes, nous contacte pour nous informer que les droits de quatre ouvrages de notre catalogue sont échus et qu’elle souhaite les rediscuter. Il faut savoir que tant que l’éditeur traducteur déclare et paie annuellement les droits, le contrat est tacitement reconduit — c’est ce qu’on appelle en droit commercial une « exploitation paisible ». Sur le moment, nous ne trouvons rien de choquant à ce que l’agente veuille renégocier ces contrats et nous entamons la discussion avec elle. Il nous apparaît alors très vite que sa démarche n’est pas forcément sincère — les sommes qu’elle demande sont extravagantes, totalement incohérentes par rapport aux chiffres de vente et aux renouvellements de contrats faits par le passé. 

Nous essayons de négocier (c’est la partie « marchand de tapis » de l’édition) mais la brutalité de ses réponses nous fait clairement comprendre qu’elle n’a pas un grand respect pour Cornélius. Quelques semaines plus tard, elle nous informe qu’un autre éditeur propose la somme de 50 000 euros pour nos quatre titres (Comme un gant de velours pris dans la fonte, Ghost World, Patience et Eightball) ainsi que deux autres parus chez Rackham (Caricature et Pussey !). Plus une avance de 40 000 euros pour le futur Monica. Elle nous demande de surenchérir pour les 6 ouvrages et la nouveauté !

En octobre 2021, nous ne connaissons toujours pas l’identité de l’éditeur fortuné mais nous avons bien compris qu’il ne jouait pas dans la même cour que nous. Car aucun confrère de l’édition alternative ne ferait preuve d’un tel manque de solidarité. Aucun d’entre eux ne sortirait non plus 50K du chapeau pour rééditer des livres déjà disponibles en librairie. Dès lors, nous attendons avec résignation la lettre officielle nous demandant d’interrompre la commercialisation des ouvrages ; c’est la procédure classique et elle figure dans les contrats de Fantagraphics — lorsque cette lettre arrive, l’éditeur qui a perdu les droits dispose d’un délai pour détruire l’ensemble de son stock et cesser la vente. Oui mais voilà, cette fameuse lettre n’arrive pas. D’ailleurs, elle n’est JAMAIS arrivée… Techniquement, nous sommes dans un flou juridique. Depuis plusieurs années, nous vendons des livres dont les contrats sont échus et nous versons des royalties pour lesquels Fantagraphics accuse réception (vous vous souvenez ? C’est la fameuse « exploitation paisible »). L’hiver arrive."
 
Or, puisque Cornelius risquait de devoir détruire les exemplaires encore en stock, l'enseigne a opté pour une autre stratégie : proposer ces albums à prix cassé pour éviter de devoir les passer à la déchiqueteuse. Cette opération de fortune permettra à de nombreux(ses) lecteurs(ices) de mettre un pied dans l'œuvre de Daniel Clowes pour un prix avantageux, à savoir, 15 euros par tomes pour motif de déstockage. Et dans la mesure où l'enseigne estime n'avoir pas encore reçu le courrier qui lui impose de cesser officiellement de vendre les titres en question... les équipes de Cornelius s'estiment dans leur bon droit. L'opération est un succès, et l'essentiel des exemplaires disponibles disparaissent rapidement - à l'époque, on a même le sentiment d'un effet d'achat "soutien" de la part de nombreux fans qui entendent soutenir la maison d'édition dans cette période difficile. Ce qui n'a rien d'anormal sur la papier : la compagnie en question s'est taillée une bonne réputation au sein de l'industrie pour ses efforts, une offre tournée vers les BDs undergrounds, exigeantes, et avec son propre petit public de passionné(e)s. 
 
Cornelius n'est pas un groupe, et l'impression générale parmi les professionnels interrogés à l'époque semble se résumer à un cas "David contre Goliath", en particulier quand la compagnie n'avait de toutes façons pas la possibilité de surenchérir sur l'offre de Delcourt. D'autres nuancent ce point de vue : au fond, la BD est un marché qui fonctionne comme tous les autres marchés, et si Fantagraphics a bien lancé un appel d'offre dans l'espoir d'obtenir un montant supérieur pour la bibliographie de Daniel Clowes, alors, la situation n'a pas été provoquée par le repreneur officiel. Au fond, Clowes serait même plutôt à sa place dans la collection Outsider de Delcourt, et au sein de l'industrie, certains estiment que la situation, certes malheureuse, ne saurait se résumer en des termes aussi simples. Voilà pour les arguments des deux parties.
 
Sauf que l'affaire ne se résume pas à cette transition de propriété intellectuelle d'une maison vers l'autre. Effectivement, chez Delcourt, on voit d'un assez mauvais œil l'opération menée par Cornelius pour écouler ses stocks. Les avocats du groupe vont vite monter au créneau, pour traîner l'ancien éditeur de Daniel Clowes devant les tribunaux.
 
"Quelques semaines après le début de la solde, en février 2022, nous recevons une lettre de l’avocat des éditions Delcourt (ha, c’était donc eux) nous intimant de cesser immédiatement la commercialisation des ouvrages. Ce courrier nous apprend qu’ils détiennent les droits de ces titres depuis l’été 2021, date à laquelle l’agente de Fantagraphics faisait encore semblant de négocier avec nous (quelle charmante personne. Elle a depuis été remerciée par Fantagraphics). Le courrier propose de résoudre les choses à l’amiable tout en alignant les mises en demeure et les menaces — on nous reproche le texte du sticker, en particulier les termes « filouter » et « gros bonnet ». 

Nous acceptons d’interrompre la commercialisation des ouvrages soldés et un échange de courriers s’ensuit, qui ne montre pas de volonté d’apaisement particulière de la part de l’avocat de Delcourt. Nous nous tournons donc vers un de ses confrères, qui sera plus à même de gérer le problème, et l’affaire prend une tournure judiciaire. Dans le même temps, notre collègue Rackham, qui procède lui aussi à la solde de ses ouvrages à 15 euros, n’a pas l’honneur de recevoir son petit courrier d’avocat. C’est donc bel et bien le sticker qui a déclenché les foudres des éditions Delcourt, alors même qu’ils ne sont pas nommément visés par le texte (pour rappel, on ne savait pas que c’était eux). Comme disait ma grand-mère, « S’offusquer des plaisanteries, c’est donner raison aux plaisantins». Ou un truc dans le genre, je ne sais plus. 

Au mois de juin 2022, les éditions Delcourt (dont les rééditions ne sont pas encore parues) nous attaquent pour « concurrence déloyale », « préjudice commercial » et « dénigrement », nous réclamant à titre de dommages et intérêts la somme de 60 600 euros et des brouettes. Gilbert, fébrile, part acheter trois sacs de charbon au supermarché du coin."

C'est ici que cette affaire prend un tournant inattendu. Compte tenu de la situation, on aurait du mal à poursuivre sans une précision importante : les citations présentes dans cet article émanent directement des équipes de Cornelius et doivent donc s'entendre comme la prise de parole d'une de deux parties concernées. Ceci étant dit, dans la mesure où l'éditeur n'était pas au courant de l'identité du repreneur officiel, on aurait du mal à s'expliquer l'intérêt de cette action en justice à l'aveugle. Au demeurant, la perte des droits de Daniel Clowes aurait déjà pu passer pour une sanction suffisante à l'égard de Cornelius, une compagnie dont la trésorerie dépend directement de sa capacité à éditer de grands auteurs de ce genre dans un catalogue autrement plus "niche". 
 
Le fait de réclamer une somme aussi importante (pour une entreprise de cette taille) paraît forcément disproportionné, et difficile pour un observateur extérieur de ne pas comprendre cette demande comme une envie de monter un procès en forme de sanction, pour un plaignant ouvertement remonté et prêt à risquer de faire fermer Cornelius en représailles de l'opération de déstockage. Pour rappel, le sticker mentionné plus haut embarquait notamment la phrase "Parce que Cornelius s'engage à ne pas détruire des ouvrages de qualité, même quant il se fait filouter les droits d'édition par un gros bonnet." Forcément, on comprend vite que la situation s'est transformée en affaire "personnelle" pour le groupe Delcourt, qui n'a visiblement pas apprécié la plaisanterie.
 
En définitive, l'affaire sera jugée, et sur trois chefs d'inculpation, Cornelius sera seulement condamné pour concurrence déloyale.
 
"Après dix-huit mois de procédure, le tribunal de commerce de Bordeaux tranche et nous condamne le 5 octobre 2023 pour concurrence déloyale (Delcourt est débouté pour le préjudice commercial et le dénigrement), considérant que nous avions vendu les ouvrages sans en posséder les droits — le flou juridique est tranché en notre défaveur. Nous sommes bien loin de la somme exigée au départ mais cela représente tout de même 9 200€ auxquels s’ajoutent les honoraires de l’avocat et des frais divers (environ 3 500€). 

Il y aurait la possibilité de faire appel et d’obtenir peut-être un jugement plus favorable. Mais on se dit qu’on a assez perdu de temps avec cette histoire, des livres nous attendent. Nous acquiesçons à la décision du tribunal, nous payons les 13 000€ — consolidant les 68 millions d’euros de chiffre d’affaires du groupe Delcourt — et nous buvons une bonne bouteille pour ne pas nous laisser aller à l’amertume. En janvier 2024, Daniel Clowes reçoit le Fauve du meilleur album à Angoulême. Toute la profession défile sur le stand pour nous plaindre mais, croyez-le ou pas, on est content pour Daniel, car c’est mérité.

Mais pourquoi jouer avec le feu ? Lorsque nous avons lancé la solde, nous avions conscience de nous exposer à de potentielles représailles, quand bien même nos arguments étaient recevables. Pourquoi alors avoir pris un tel risque ? Parce que, pour nous qui faisons notre métier avec passion, détruire des livres est un crève-cœur, une faute morale. Nous évoluons dans un milieu qui détruit plus de livres qu’il n’en vend, et cette réalité, nous la refusons. Envoyer des livres neufs au pilon parce qu’un autre éditeur planifie de le rééditer ? Ce n’était tout simplement pas envisageable pour nous. Précisons que nous avons payé la totalité des droits générés par cette solde à Daniel Clowes, sans décote liée au prix réduit."

Même si la condamnation se restreint finalement à une somme moins importante que ce qui avait été exigée au départ, encore une fois, les éditions Cornelius ne peuvent pas se reposer sur une trésorerie aussi importante que d'autres enseignes présentes sur le marché de la bande-dessinée. Et quoi que l'on puisse penser de toute cette affaire, le travail réalisé par cette équipe reste considérable. A la fois crucial pour la production et la création de BDs "undergrounds" de qualité, mais surtout essentiel... dans la mesure où tous les artistes n'ont pas la renommée de Daniel Clowes. Certains dessinateurs ne pourront simplement pas compter sur les grands groupes de la BD francophone pour trouver leur public sur place. Puisque, même si la collection Outsider reste un refuge pour les comics exigeants et de grande qualité, et pas seulement destinée aux vedettes du répertoire, une partie de la production de Cornelius concerne simplement des ouvrages trop niche pour espérer intéresser certaines enseignes. Contrairement aux maisons d'édition bien implantées, les petites boîtes de ce genre ne sont pas régies par les même impératifs économiques.
 
Aussi, l'opération tirelire propose au public motivé de soutenir l'existence de la compagnie par la voie d'un nouveau déstockage. Celui-ci concerne cette fois une offre plus généraliste, avec toute une batterie de lots. Certains embarquent des BDs individuelles, d'autres des groupes de titres par artistes. On retrouve également des goodies ou du merchandising. En somme, de quoi écouler des produits pour garder la machine à flot. 
En ce qui concerne l'affaire proprement dite, si l'on aimerait croire que le marché des "comics exigeants" reste suffisamment minime sur l'échiquier de la BD francophone pour nous prémunir de ces affaires de gros sous, les faits sont là. Difficile de retenir quoi que ce soit d'utile ou d'agréable au sortir de cette passe d'armes : pour Delcourt, la somme engrangée paraît risible compte tenu du chiffre d'affaire de la compagnie. Et pour Cornelius, si l'on peut comprendre les raisons de la colère, en définitive, l'enseigne se retrouve maintenant confrontée à un sérieux problème de trésorerie après avoir déjà perdu l'un de ses plus gros vendeurs. Une situation bien loin de l'impératif culturel et de la mission fondamentale des éditeurs de BDs (de notre point de vue) et qui vient ternir une belle lancée pour Daniel Clowes pour le lectorat francophone au sortir de Monica et du FIBD. Du moins, le lectorat qui aura été mis au courant de cette "affaire".
 
Si les histoires d'enchères, de rachats et de conflits géolocalisés entre deux maisons d'édition sont sûrement monnaie courante en interne (et même plutôt fréquentes dans les comics), on aurait tout de même envie de rappeler que la variété de l'offre, des méthodes de travail et des standards d'édition sont possibles grâce à l'existence d'acteurs multiples sur un même secteur. En somme, on espère surtout que Cornelius survivra à ce nouveau revers de fortune. Et aussi que les avocats de tous bords ne deviendront pas une nouvelle norme avec laquelle on devra composer sur un secteur où la santé des petites enseignes reste extrêmement précaire, avec la passion comme motivateur principal. 
 
"Peut-être que certains d’entre vous considéreront que nous méritons ce qui nous arrive, et après toutes ces explications, ils sont parfaitement libres de le penser. Pour les autres, nous vous incitons à acheter nos livres, en priorité en librairies. Si vous êtes loin de tout ou que vous êtes en quête de raretés, nous avons mis en place sur notre boutique en ligne de nombreux lots qui vous attendent. Vous l’aurez compris, ce n’est pas tous les jours facile d’être un éditeur de création face à l’industrie du livre. Alors portons un toast. Gloire à la bande dessinée, gloire aux artistes, gloire aux libraires, gloire au plaisir d’être encore en vie. Et à la vôtre !"
 
Corentin
est sur twitter
à lire également

Ghost World de Daniel Clowes réédité en janvier 2023 chez Delcourt

Actu Vf
Les droits d'édition de Daniel Clowes en France changent de pogne. Associée jusqu'ici au travail de la maison Cornelius, la ...

La solitude du marathonien de la bande dessinée : soubresauts d’obstacles sur carnet

Review
Disclaimer : Cet article a été rédigé par Thomas Mourier, rédac’ chef de Bubble. Retrouvez ses articles ici.  Si on vous parle ...
Commentaires (0)
Vous devez être connecté pour participer