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Sean Murphy : rencontre avec celui qui ressort Zorro ''d'entre les morts''

Sean Murphy : rencontre avec celui qui ressort Zorro ''d'entre les morts''

DossierUrban

Le dessinateur et auteur Sean Murphy était présent en France ce printemps pour le vernissage d'une exposition dédiée à son Zorro : d'Entre les Morts sorti récemment chez Urban Comics. Alors que nous avions déjà pu discuter avec l'auteur de son approche sur ses titres Batman l'an passé, l'occasion était donc toute trouvée pour discuter une nouvelle fois comics avec Sean Murphy. 

Dans cette interview découpée (pour des besoins techniques du site) en deux parties, Corentin et votre rédac' chef préféré avons parlé de tout le processus créatif derrière cette reprise en comics d'une icône de la pop-culture, tout en allant aussi explorer la façon dont Sean Murphy évolue dans l'industrie d'un point de vue business - et on peut au moins remercier l'auteur de se montrer cash et direct dans nos échanges, le bonhomme ayant l'air d'apprécier la tonalité de nos questions. Pour celles et ceux qui le souhaitent, cette interview peut aussi être écoutée via le podcast First Print

1. Zorro : réinvention moderne d'un mythe
Chapitre 1

Zorro : réinvention moderne d'un mythe

 
AK : C'est un plaisir de te parler à nouveau, Sean. Comment ça va ?

SM : Ca va mec. Ca doit faire un an depuis qu'on s'est parlé ? Merci pour ce nouvel échange. Je suppose que je n'ai rien dit de trop polémique la dernière fois.
 
AK : Non, du tout, c'était une conversation intéressante ! Et on s'était quittés en parlant de Zorro, d'ailleurs.

SM : Ah, excellent.
 
AK : Tu nous avais parlé du Kickstarter, de la campagne. Aujourd'hui, la série est sortie aux Etats-Unis, et elle va bientôt sortir en France (ndlr : au moment de l'enregistrement). Ma première question est toute simple : qu'est-ce qui t'a donné envie d'écrire ce personnage en personnage en particulier ?

SM : J'ai toujours été un grand fan des personnages classiques de la fiction pulp : Robin des Bois, Le Fantôme du Bengale, Rocketeer... et Zorro est mon préféré. J'ai toujours trouvé son influence sur Batman intéressante, tu sais, les parents de Bruce qui se font assassiner après une séance du Signe de Zorro. Alors, après avoir produit tous ces comics sur Batman je me suis dit, pourquoi ne pas revenir vers la version originale. J'ai commencé par voir si les droits étaient disponibles. Une partie du challenge, ça a été de devoir apprendre à faire de la BD sous licence. Mon avocate est partie à la recherche pour trouver les propriétaires du personnage, ensuite il a fallu signer un accord, s'entendre sur les pourcentages, et s'assurer que le partenaire, Zorro Productins Inc. (ndlr : "ZPI"), était satisfait. C'était difficile, mais ça m'a permis d'apprendre plein de choses. Et c'est toujours utile d'acquérir de nouvelles compétences. 
 

 
AK : C'est intéressant, parce qu'au moment de l'annonce, on avait compris que tu avais acquis les droits. Est-ce que ça a été difficile de retrouver les propriétaires ? On s'attendrait à ce qu'un personnage aussi ancien soit tombé dans le domaine public.

SM : Alors non, il n'est pas dans le domaine public aux Etats-Unis. En Europe, je crois qu'on a eu un exemple avec quelqu'un qui a tenté d'écrire une pièce sur lui, mais je ne sais pas comment ça s'est terminé. Je ne veux pas dire de bêtises, ZPI pourrait t'expliquer ça mieux que moi. Sur leur site web, ils avaient une page avec des contacts. Mais ils n'étaient pas intéressés sur l'idée de travailler directement avec des créateurs, ils préféraient passer par des maisons d'édition. 
 
Alors, mon avocate les a contactés pour leur dire : "je sais que vous n'avez pas envie de passer par un artiste individuel, mais voilà, j'ai ce client, Sean Murphy, il a fait des comics Batman, il pense qu'il pourrait vous rapporter beaucoup d'argent en montant un projet hybride sur Kickstarter. Et avec ça, il pourrait aussi permettre à Zorro d'être re-publié en Europe". Et ce qui c'est passé, c'est que mon avocate, qui se trouve être juive, a le même nom de famille que le gars qui détient les droits de Zorro. Et en découvrant le courrier dans sa boîte mail, ce gars là a cru que c'était une cousine à lui qui venait de lui écrire. Parce que, tu vois, compte tenu de ce qui est arrivé au peuple juif, la plupart des gens qui avaient ce nom de famille ont été tués. Donc, le gars de chez ZPI pensait que c'était une lointaine cousine qui tentait de le contacter. Et peut-être même qu'ils ont effectivement des racines communes, je n'en sais rien. Mais dans tous les cas, c'est ce qui nous a permis d'ouvrir cette porte.
 
Alors, il était enthousiaste à l'idée de lui parler. Elle lui a présenté le projet, et on a trouvé un accord. En fait, il est assez possible que la seule raison pour laquelle j'ai pu sortir un comics Zorro, c'est parce que j'avais la bonne avocate avec le bon nom de famille. 
 
AK : Est-ce que c'était vraiment différent pour toi de travailler sur un comics à licence ? Quelque part, on peut se dire que c'était déjà le cas chez DC Comics. Tu as pu avoir la liberté de faire ce que tu voulais ?

SM : Oui, ils ont été supers avec moi. De mon côté, j'avais besoin de savoir à quel point je pouvais aller dans la violence, comment ils se positionnaient sur le sang, la nudité... Et en fait ils ont respecté le processus artistique, m'ont dit que je pouvais faire ce que je voulais. Ils étaient simplement heureux de savoir que j'allais réinventer le personnage. Alors quand je leur ai expliqué que mon Zorro allait être... disons "confus", qu'il souffrait d'une forme de handicap mental... ils m'ont répondu : "attends, tu veux dire que Zorro va être trisomique ?". Je leur ai dit, non, disons plutôt qu'il a souffert d'une sorte de grave dépression. Ils ont cru que le comics allait parler de santé mentale, que ça allait être un genre de Forrest Gump. (rires) Je leur ai dit qu'ils allaient devoir me faire confiance. Et quand ils ont découvert le script et les premiers dessins, ils ont compris.
 
En général, on ne leur propose que trois pitchs pour reprendre Zorro : soit c'est la version classique, soit c'est de la science-fiction... ou alors, on imagine une Zorro au féminin sur une moto, dans une optique de high concept. Moi, mon projet, c'était de me situer au carrefour de tout ça. Une version plutôt classique de Zorro à l'époque moderne. En fait, tout ce que je voulais, c'était dessiner le personnage sur le dos d'une El Camino. Alors d'un côté, je pouvais opter pour une histoire de voyage dans le temps, ce qui aurait été stupide. Ou alors, je pouvais présenter ça comme la rencontre de Don Quichotte et Narcos. Et c'est comme ça que je l'ai pensé.
 

 
OC : Et en allant travailler directement avec ZPI, ça t'a aussi ouvert la possibilité d'utiliser des références plus directes à l'histoire du personnage. Dans les White Knight, on retrouve des clins d'oeil à Batman T.A.S., et ici, on voit des affiches du Masque de Zorro, des hommages à la série Disney avec Guy Williams...

SM : Oui.
 
OC : Est-ce que ça a été plus facile de concevoir cette synthèse du personnage ?

SM : C'est intéressant, parce que... même si je ne suis pas encore un auteur aussi rôdé que je le voudrais, je me rends compte que tous mes comics comprennent une sorte de "moment méta". Le Joker entouré de jouets Batman, Zorro entouré de jouets Zorro... des scènes où le personnage fait référence à sa propre histoire. Je ne sais pas pourquoi je m'obstine à utiliser cette façon de faire. Peut-être que j'ai juste envie de dessiner des étagères truffées de jouets et de goodies. 
 
Cette fois, ça a surtout été une façon intéressante de détourner les codes de Zorro pour le réinventer, tout en prenant acte de ce qu'il a été dans le passé. Et ça continue de me poursuivre dans mes comics, apparemment. Je ne sais même pas pourquoi je fais ça, mais c'est quelque chose qui apparaît souvent dans mes comics. 
 
AK : Il me semble aussi que l'histoire fonctionne comme un "legacyquel" et que tu as plutôt essayé de travailler le symbole de Zorro, ce qu'il représente, plutôt que sur le personnage en lui-même.

SM : Les réinventions sont à la mode en ce moment, oui. Mais le challenge, c'est de faire ça bien. J'ai l'impression qu'une bonne partie des gens commence à en avoir marre - à chaque fois c'est pareil : "ton idée préférée, on va la prendre et la reprendre différemment" et on finit toujours par redouter le pire. "Qu'est-ce qu'ils vont faire cette fois ci ? En faire une lesbienne ?" Partant de là, je savais que ça allait être difficile. Mais dans le même temps, l'intérêt pour le personnage de Zorro aux Etats-Unis n'est plus vraiment aussi répandu qu'avant. Moi, je suis fan, donc je voulais qu'il reprenne en importance. Qu'il trouve un écho plus large, une édition plus importante, qu'il rapporte plus d'argent. 
 
Je n'avais pas réalisé à quel point Zorro était populaire en Europe, ceci dit. En France, des gens de mon âge sont venus me parler de la série télévisée avec laquelle ils ont grandi, et je n'en avais jamais entendu parler. Ces derniers jours (ndlr : lors de sa visite à Paris), je pense avoir compris que Zorro était un gros dossier chez vous. C'est aussi le cas aux Etats-Unis, mais en France, j'ai l'impression qu'il vous parle un peu plus qu'à nous. Donc, voilà, avec un peu de chance les ventes seront bonnes et les gens seront contents de ce qu'on leur a proposé.
 

 
OC : Donc tu n'as pas grandi avec Zorro, mais je crois me souvenir que dans une autre interview, tu expliquai avoir découvert le personnage à travers une sorte de clone : le Pirate Roberts dans le film Princess Bride, qui s'habille un peu comme Zorro.

SM : Oui. (rires)
 
OC : Je crois qu'on peut reconnaître un peu de cette influence dans les structures de visage. Est-ce que tu avais aussi envie de rendre hommage à ce genre de vieux films de cape et d'épée ?

SM : Oui... En fait, Alex Toth est l'un de mes artistes préférés. C'est le meilleur dessinateur à avoir travaillé sur Zorro, et sa version à lui était justement basée sur l'acteur Guy Williams. Un gars avec une mâchoire plutôt ronde et une fossette sur le menton. Or, moi, quand je dessine les personnages de profil, j'ai pris cette habitude de dessiner des angles droits pour les contours de visages. Et là, je me suis appliqué à lui faire un menton plus rond, et c'était difficile parce que généralement, je ne suis pas doué pour les structures rondes. (rires)
 
Donc voilà, en ce qui concerne l'apparence de Zorro, je me suis surtout basé sur Guy Williams. Mais particulièrement pour suivre le style d'Alex Toth
 
AK : Tu n'as pas utilisé d'autres références pour le projet ?

SM : hé bien, pour les couvertures... j'ai regardé du côté des affiches de films italiens. Pour les logos, ZPI avait un catalogue qui comprenait tous les logos qu'ils ont utilisé pendant toute l'histoire du personnage, je pouvais choisir celui que je voulais. Et pour les couvertures variantes, je crois que Matteo Scalera s'est servi d'une affiche de film italien... ou français, je ne me souviens plus. Mais c'était un truc des années soixante-dix. En ce qui me concerne, les références se sont limitées à Guy Williams et à d'autres films des années soixante-dix. J'ai oublié le nom du truc en question... je crois que c'était avec un acteur français d'ailleurs. Un mec très à droite, de ce qu'on m'a dit. Allan ?
 
AK : Alain Delon ?

SM : Allène, Allaïne ? Je regarderai tout à l'heure (ndlr : Sean Murphy fait ici référence au film italien Zorro de Duccio Tessari, 1975, dans lequel Alain Delon interprète Diego de la Vega). Je trouvais que c'était le plus beau des Zorro, donc je me suis beaucoup basé sur lui. Sauf qu'il portait un pantalon patte d'eph', et je n'avais pas envie de dessiner ça.
 
AK : Ok. Lorsque tu as décidé d'entamer ce projet, quel a été le point de départ ? L'élément déclencheur ? Zorro, sa soeur, le village ?

SM : C'est idiot, mais j'ai vraiment eu cette vision du personnage dans une voiture. (rires) Zorro sur sa Chevrolet El Camino. Je suis obligé de mettre une bagnole dans tous mes comics, parce que je suis un imbécile.
 
AK : Tu es obsédé par les voitures.

SM : Oui ! 
 
AK : On a tous nos obsessions.

SM : Donc voilà, je suis obsédé par les voitures. Alors je me suis dit "si Zorro devait conduire une voiture, ce serait quel genre de modèle" - il fallait que ce soit un véhicule mexicain, donc une El Camino. Et je l'imaginais sur le toit de la voiture. Sauf que cette bagnole est plutôt moche, alors je me suis mis à imaginer quelque chose qui irait plus vers le hors piste, façon Fast & Furious. Et si Zorro est sur le toit, qui conduit la voiture ? Probablement sa sœur, parce qu'il me fallait aussi un personnage féminin. C'est un peu comme ça que tout a commencé, honnêtement. A partir de cette image de Zorro sur sa El Camino.
 
Il a ensuite fallu que j'insère des éléments plus complexes, pour expliquer ce qu'il fait là, quelle importance sa présence prend pour le village. Mais tout part de cette idée stupide. Et c'était la même chose avec Batman : au départ, j'avais seulement cette vision d'une course entre plusieurs Batmobiles. Alors je me suis dit "bon, d'accord, mais comment on justifie ça ?". Ce qui a fini par devenir... et si le Joker était le gentil de toute l'histoire... et s'il réglait ses problèmes mentaux... et ça a fini par fonctionner.
 

 
OC : Pour beaucoup de gens en France, des fans de Batman, des White Knight, on a l'habitude de te voir dessiner une Gotham City assez dense, peuplée de grands bâtiments à perte de vue. Et on imagine bien que c'est différent de s'emparer de la campagne californienne, pour la ligne de fuite, l'architecture.

SM : Oui.
 
OC : Comment tu as abordé cette nouvelle topographie, cet usage différent de la perspective ?

SM : C'était vraiment amusant. Parce que dessiner Gotham City, ça signifie que tu vas surtout te servir d'une règle, tracer des lignes bien droites, bien parallèles. Alors que dans un western, quand tu illustres des villa, quand tu illustres un castillo, c'est comme si tout avait été posé sur pierre avant d'être remodelé à la batte de baseball. J'ai dû réfléchir à quelques textures utiliser, pour la pierre, pour le bois, pour les palmiers. Je n'avais jamais dessiné de cactus de ma carrière jusqu'ici donc il a aussi fallu que j'apprenne à faire ça.
 
AK (sans le micro) : On imagine que ça doit être plutôt facile.

SM : C'est facile et difficile à la fois. Et puis, sur Batman, j'ai aussi la possibilité de noircir les espaces vides. Comme pour produire une illusion optique, faire croire que j'ai produit plus de travail que ce qu'on voit réellement à l'image. Pour Zorro, les espaces devaient rester vides pour être ensuite colorés (en orange pour le désert et les couchers de soleil). 
 
OC : On voit aussi beaucoup de structures en arches et des formes rondes. On peut le voir sur le château, le truc... je ne sais pas comment ça se dit en anglais.

SM : La voute ?
 
OC : Voilà. Ca a l'air d'être assez nouveau aussi pour toi dans l'usage de la perspective.

SM : Oui. Je dois avoir quelques planches qui traînent avec des voutes dans ce style. Je me suis servi de très bonnes références photographiques qui montrent des forts espagnols pour ce genre d'éléments. Je pense que quand je vais revenir vers Gotham City, je vais utiliser davantage de choses dans ce goût là. Des objets plus ronds, des morceaux de bois qui tiennent les structures des murs. C'est vrai, je n'avais pas forcément réalisé mais je pense que tu as raison.
 

 
AK : Et puis, pour cette histoire, tu ne pouvais pas non plus utiliser la verticalité d'une ville comme Gotham City.

SM : A 100%, oui !
 
AK : Et cette façon de faire se déporte plutôt sur les personnages qu'on voit plus souvent debout, pour occuper les lignes verticales, ou sur la projection de sang ou la forme de l'épée. Est-ce que ça t'a servi de euh... Ah, je perds mes mots.

SM : Mais non, ton Anglais est très bon.
 
AK : D'ajustement, voilà, face à ce nouveau challenge.

SM : Oui, je n'avais pas pensé à ça mais c'est vrai. Avec Zorro, on ne peut pas se reposer sur les buildings. Tous les décors sont des paysages. Donc le risque, c'est que la moindre case devienne un panorama. Alors que dans Batman, on sait que de temps à autres, on va retomber sur une case où il escalade un bâtiment. Dans ce comics, j'imagine que mes cases verticales vont plutôt se concentrer sur Zorro sur son cheval... (ndlr : on lui montre une case où Zorro est dessiné "en pied", debout, avec un genou vers l'avant). Ah oui, et ça, ça fait aussi partie des petites astuces stupides que j'utilise. Des fois, je veux représenter un personnage dans l'angle, et je me dis "ah mais on ne vois pas ses jambes" alors hop, je lui fais monter un genou. (rires)  Jim Lee utilise souvent cette technique dans ses comics Batman. C'est idiot, mais c'est efficace, et donc on se retrouve à voir souvent les jambes du personnage.
 
AK : On peut aussi se dire que les cases plus horizontales appellent à une mise en scène plus "cinématographique". Est-ce que tu as remis le nez dans de les anciens films Zorro ?

SM : Je me suis revu quelques uns de la période noir et blanc. Certains des sérials des années quarante et cinquante. Dans certaines versions, Zorro a des pistolets, on sent qu'ils ont tâtonné, même avant l'apparition de la couleur. Je me rappelle d'un film où il est à bord d'une voiture, dans une course poursuite. Apparemment, la majeure partie des films Zorro a été produite en Italie, et pour la plupart, et ce sont des trucs dont je n'avais jamais entendu parler. Je crois même qu'ils ont utilisé le personnage dans la série B aux premières heures du cinéma : vous aviez un film de quatre-vingt dix minutes, et avant la projection, on diffusait un épisode de vingt minutes de Zorro. Ils appelaient ça "le film B", ce qui a donné "les films de série B". On utilise encore cette expression (du moins aux Etats-Unis) pour décrire les films fauchés. Et Zorro a permis à établir cette définition, même si à l'époque, ça voulait dire autre chose.
 
OC : Et donc, pour parler d'Alex Toth - j'espère que je prononce bien son nom ?

SM : Oui oui.
 
OC : On voit l'influence, même si ton style n'est pas aussi minimaliste que le sien.

SM : J'essaye de l'imiter, mais c'est tellement difficile. Réussir à être aussi simple et aussi efficace dans le trait, c'est vraiment compliqué.
 
OC : Je trouve que tu y arrives bien sur le dessin de l'épée, qui est net et plutôt minimal dans le rendu. D'ailleurs, il me semble que tu avais pris des cours d'escrime ?

SM : C'est vrai, oui. J'avais pris des cours pour m'aider sur la scène de combat à l'épée dans Curse of the White Knight avec Azrael. Je n'étais pas très doué, mais j'ai appris des choses. Comment positionner ses pieds, comment se pencher pour attaquer. Ce n'était pas de l'escrime au sens propre, plutôt du fleuret. Dans le sens où vous ne faites pas de grands mouvements circulaires, vous pointer le corps adverse et on vous attribue des points. C'est même assez intéressant : maintenant que je me suis renseigné sur le sujet, quand je regarde de vieux films de cape et d'épée... je me dis que c'est de la pure connerie. (rires) Ca ne peut pas marcher. Comment ils arrivent à se battre avec deux épées, ça n'a pas de sens.
 
Mais je voulais que les attaques sonnent vraies. Et aussi... c'est un vocabulaire très français, je devrais être capable de me souvenir des noms de mouvements. Répartie ? Je ne me souviens plus.
 

 
AK : J'avais aussi une question à propos de la violence. Tu disais que tu t'inquiétais de savoir jusqu'où tu pourrais aller, et au final le comics est tout de même plutôt graphique.

SM : Oui, et c'est amusant, parce que généralement je n'aime pas vraiment les scènes violentes, le sang. J'essaye de faire en sorte que la violence reste minime. Oui, Zorro plante souvent son épée dans la tête des gens dans ce comics, mais c'est presque drôle, comme un dessin animé, la façon dont il s'y prend. Le sang n'est pas non plus très présent - ce n'est pas comme Ryan Ottley qui aime en mettre partout. C'est présent, mais en petite quantité. Et en même temps, comme l'objectif est de rendre ça simple et propre, ça a presque l'air plus violent. Les gens se disent "oh mon dieu mais il a planté ce mec en pleine tête". Et à la fin de l'album, c'est chargé, parce que le sang me sert comme élément de design.
 
On a aussi ces squelettes, comme motif récurrent, en hommage aux crânes en sucre (ndlr : calavera) du jour des morts au Mexique. En fait oui, tu as raison, je suppose que c'est un comics assez violent, mais ce n'était pas forcément mon objectif.
 
AK : Ca vient peut-être de ta frustration de ne jamais avoir pu dessiner Batman en train de tuer quelqu'un...

SM : Haha. J'avais quand même cette scène dans laquelle tous les vilains se font tuer par Azrael dans Curse of the White Knight. Mais... oui, peut-être.
 
AK : En tout cas on sent que tu as eu carte blanche. Même si ça paraît peu crédible de pouvoir planter quelqu'un avec une épée dans le crâne.

SM : Si on passe par la tempe ou par la joue, c'est possible. Mais tu sais, en comics, la science... si c'est cool, c'est crédible. C'est ça le calcul dans les comics : si une scène est suffisamment géniale, alors ça devient logique, ça fonctionne. (rires)
 
AK : Est-ce que tu trouves un plaisir dans l'esthétisation de la violence ?

SM : Hé bien, je pense que oui...
 
AK : Ce n'est pas un jugement, moi j'aime beaucoup les comics qui vont dans ce sens là.

SM : Je sais que j'aime bien dessiner les flingues. Les coups de feu. Par contre je n'ai pas forcément envie de représenter des gars qui se prennent des balles avec du sang qui fuse un peu partout. Surtout aux Etats-Unis avec le climat des tueries dans les écoles, on se dit "oh mon dieu"... La violence à l'épée, c'est différent. C'est plus personnel, c'est plus rapide. C'est propre, enfin, c'est ce qu'on suppose. Donc je pense que c'était plus amusant de dessiner ça plutôt que d'utiliser des flingues.
 
OC : Pour parler des voitures, on sait que c'est un élément récurrent de ta bibliographie. En témoigne le blouson 1969 Le Mans que tu portes aujourd'hui.

SM : (Rires)
 
OC : Et on voit aussi qu'un des personnage porte une veste comme celle de l'héroïne dans Café Racer. Entre ça et les voitures et quelques autres éléments, est-ce que c'était une façon pour toi d'injecter un peu de personnel dans une oeuvre qui appartient au global à une autre compagnie ?

SM : Tu veux dire, pourquoi est-ce que je lui ai mis une veste comme celle-là ? 
 
OC : Oui, ce genre de techniques "signatures" à toi.

SM : Je sais oui... Je pense que dans chacun de mes projets, je choisis un personnage qui désigne qui je serais, moi, dans cette histoire. Pour Zorro, j'ai choisi Rosa. Je me disais que ce serait intéressant : déjà elle sort du lot, c'est une lesbienne mais aussi une catholique, ce qui représente un conflit de son point de vue. Même si personne n'a l'air d'avoir un problème avec ça. Et surtout, c'est une pilote spécialisée dans les échappées après un braquage, elle porte des couleurs vives, alors que tous les autres vilains de l'album ont des looks plus traditionnels de westerns. Alors que elle, c'est ce personnage qui apparaît avec une veste de course, toute en couleurs, comme si Zorro devenait un bouquin qui parlait de sport automobile. 
 
Et puis, la veste orange, avec le renard orange de son frère, ça forme une palette plutôt sympathique. Si on a envie de produire des figurines, ça fait un code couleur. Mais oui, en effet, à chaque projet je m'obstine à mettre un personnage en cuir de pilote, je ne sais pas pourquoi...
 
OC : C'est ton avatar dans chaque histoire.

SM : J'imagine que c'est ça. (rires)
 
OC : Je trouvais aussi amusante la référence à Machete, avec ce personnage, Trejo, qui ressemble à Danny Trejo.

AK : Oui, c'est comme si tu avais dessiné un personnage qui ressemble à Schwarzenegger et que tu l'avais appelé Schwarzenegger haha.

SM : C'est tout bête : le nom est court, facile à épeler, il sonne espagnol... et je voulais changer le nom avant d'envoyer le projet à l'impression. Parce que... enfin, voilà, Danny Trejo possède "les droits" de Danny Trejo
 
AK : Je me suis demandé si tu l'avais contacté justement.

SM : Non, l'éditeur a voulu lui écrire pour lui proposer de signer un verbatim ou d'apparaître sur la couverture, mais ça ne s'est pas fait. Donc oui, je voulais changer son nom avant la finalisation, je n'ai pas eu le temps, j'espère qu'il ne va pas être trop en colère. (rires) Même si, au final, il fait partie des héros de l'histoire. Et je l'ai dessiné un peu plus grand que le vrai. En fait, il a une bonne tête, je l'ai souvent vu représenté en comics, même si généralement, les gens ne l'appellent pas directement "Danny" ou "Trejo". Alors... j'espère que ça va passer.
 

 
OC : C'est amusant d'ailleurs, parce que je crois que Robert Rodriguez, qui est un grand proche de Danny Trejo, avait essayé de faire une série Zorro récemment...

SM : Exact.
 
OC : Et je crois que ça ne s'est pas fait au final.

SM : Ils ont essayé de relancer la machine récemment, mais il me semble que ça n'a pas marché. Et oui, ça ferait probablement partie des autres raisons qui font que ça m'inquiète : je ne sais pas si c'est vrai, mais il me semble que Quentin Tarantino a une sorte de primauté en cas de future adaptation de Zorro parce qu'il avait signé un contrat à l'époque du projet Django/Zorro et... il y a des chances qu'il tombe sur ce comics, l'envoie à son copain Robert Rodriguez qui pourrait ensuite le montrer à Danny Trejo... enfin, je ne sais pas, avec un peu de chance ils ne seront pas trop fâchés.
 
OC : C'est amusant d'ailleurs, parce que quand tu avais parlé à Arno de ton projet Zorro l'année dernière, on venait de savoir qu'une série espagnole était en route (et elle est sortie depuis), et même qu'une adaptation française allait être développée.

SM : J'en ai entendu parler oui ! Je n'ai pas encore pu voir à quoi ça allait ressembler.
 
OC : Et puis, un autre projet sur Disney+. En un sens, t'étais à l'avant-front de tout ça.

SM : Oui, alors, j'aimerais pouvoir dire que j'ai eu ce pouvoir de préscience.
 
OC : Quelle influenceur sur l'industrie, Sean Murphy. (rires)

SM : Dans la série avec Sofia Vergara, elle devait jouer une Zorro au féminin qui chevauche une moto. Je crois aussi qu'un animé était en chemin où Zorro était un véritable renard, ça avait l'air assez fou. J'espère que tous ces projets vont réussir à se faire, parce que vous savez, des fois certains trucs sont annoncés et puis c'est remis à plus tard, ou bien c'est annulé, on ne sait jamais. Mais je suis content de voir que l'appétit général pour le personnage est toujours bien vivant. ZPI espère que ça va continuer et moi aussi, donc si j'ai pu participer à ce retour d'une quelconque façon... de toutes façons, ça leur rapportera plus d'argent à eux qu'à moi, donc. (rires)
 
AK : A ton avis, qu'est-ce qui fait que le personnage de Zorro est encore aussi populaire dans le présent ?

SM : Si un personnage est réinventé tous les vingt ans, il accumule de nouveaux fans dans les générations. Pour comparer ça avec les Tortues Ninja, ça a été un phénomène dans les années quatre-vingt, et ensuite, il y a eu une seconde grosse vague. Actuellement, ils doivent bien avoir touché quatre générations de fans. Les grands-pères de quarante-cinq ans partagent encore les Tortues Ninja avec leurs petits-fils. C'est ça la force d'une marque qui se transmet dans le temps. Pour Zorro, même si ce n'est pas aussi gros que les Tortues Ninja, du moment que quelque chose sort suffisamment souvent, il n'en faut pas plus pour convaincre les gens que le personnage reste éternel. Par exemple, moi j'aime bien Dick Tracy, mais c'est un personnage sur lequel on n'a pas eu énormément d'activité depuis les années quatre-vingt dix, donc la propriété intellectuelle est en danger d'extinction si tu veux.
 
Et c'est intéressant : en comparaison, le Rocketeer a l'air d'être encore capable de tenir sur ses deux jambes. Peut-être que c'est aussi le cas pour le Phantom, je ne sais pas. 
 
AK : Mais là tu parles du personnage en tant que propriété intellectuelle. Je voulais plus dire : qu'est-ce qui fait qu'il est encore populaire dans les thématiques, le design, etc.

SM : Ah, je vois. Je dirais que Zorro est un personnage tellement pulp... porté par des dialogues pas du tout réalistes, à mon sens ça ne marcherait plus dans le présent. Les répliques de Guy Williams dans les années cinquante, ça avait quelque chose de charmant. Mais si on devait le faire aujourd'hui, il faudrait quelque chose de plus moderne, de plus mature. Et ça n'aurait pas forcément vocation à se passer dans le présent. Mais si on prend des séries de western très sérieuses comme WestWorld, et qu'on designait cet univers plus crédible, avec un Zorro qui évoluerait là-dedans, oui, ça pourrait fonctionner. Ou si Zorro se trouvait vraiment dans une série à la Narcos, si on embauchait ces scénaristes... je ne sais pas, mais j'imagine qu'il existe des tas de façons de réinventer Zorro et de le rendre pertinent.
 
Le côté iconique de la cape, de l'épée et du chapeau noir est suffisant pour que les gens se disent "oh, Zorro, il faut que j'aille voir ça !". Un peu comme le code couleur des tortues vertes ou du Hellboy rouge. Ca active un interrupteur immédiat dans le cerveau des gens qui suffit à leur faire envie.
 
AK : Est-ce que tu n'avais pas peur de perdre les gens en déplaçant le personnage dans le monde moderne ? Parce que c'est difficilement crédible de voir un gars avec une épée battre une équipe de vilains avec des pistolets et des mitrailleuses.

SM : (rires) Oui, j'imagine que c'est ridicule d'imaginer qu'un héros seulement armé d'un fleuret serait capable d'abattre une petite armée organisée. Evidemment.
 
OC : Mais il a un fouet aussi !

SM : Il a un fouet, il a une voiture. Et même les narcotrafiquants s'en aperçoivent, ils se disent "pourquoi on arrive pas à l'avoir ?". Mais au final il est aidé par les villageois, par des alliés qui ont de l'armement, donc ça a tendance à rééquilibrer les forces j'imagine. Mais ce n'est pas plus ridicule que de voir Bandido sauter de son bras et se mettre à mordre les vilains...
 

 
OC : Oui, c'est vrai, on n'a pas encore parlé de Bandido. C'est curieux mais je ne me souviens pas que Zorro a déjà eu un petit renard de compagnie.

SM : Oui, je n'arrive pas à comprendre pourquoi personne n'y a pensé en cent ans. Même si le coup d'avoir une sorte d'avatar est peut-être quelque chose de plus moderne, on a plus l'habitude de ça depuis Pokémon, depuis les animés japonais. (rires) Il était peut-être temps de réparer cet oubli.
 
OC : L'album a aussi plus de faune et de flore que tes productions habituelles.

SM : Oui.
 
OC : Est-ce que ça a été difficile de te mettre à dessiner tout ça ?

SM : Si je regarde les planches aux murs, je peux voir quelques dessins du renard dont je ne suis pas content. J'aimerais être aussi doué que Claire Wendling, une artiste française qui se spécialise dans la représentation des animaux. C'est une véritable science à part entière. Je pense que je peux dessiner un bon cheval à partir d'une photographie, mais j'ai du mal à pouvoir me l'imaginer dans l'espace aussi bien que pour un humain. Claire Wendling, elle sait faire ça.
 
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Chapitre 2

Les comics, c'est aussi du business

AK : Alors, j'avais quelques questions sur le modèle de publication de cet album, un sujet qui nous intéresse beaucoup ici. Tu as commencé à en parler au début de l'interview, mais je voulais savoir pourquoi tu avais choisi d'aller sur Kickstarter, et pas chez une maison traditionnelle comme Image Comics...

SM : Bien sûr.
 
AK : Parce qu'on imagine que la marque Zorro, accolée à ton nom, ce serait déjà suffisant pour ouvrir les portes de n'importe quelle compagnie.

SM : Oui, mais tu peux faire les deux à la fois. Voilà ce qui se passe : déjà, si tu vas sur Kickstarter, tu peux sortir un comics en noir et blanc. Or, ça, sur le marché américain... prenons l'exemple d'Image Comics, une boîte que j'aime beaucoup, soit dit en passant. Eux ne vont certainement pas avoir envie de sortir un comics en noir et blanc. Ils vont me répondre que ce sera mieux en couleurs. Donc je peux vendre un Zorro en noir et blanc sur Kickstarter. En terme de format, je peux proposer des albums en 28 par 43 centimètres sur Kickstarter, un standard que la plupart des boutiques américaines de comics ne vont pas soutenir. Parce qu'aux Etats-Unis, ils préfèrent que les étagères accueillent le même genre d'album, avec des tailles équivalentes. Donc si tu optes pour un tome plus grand, les libraires ne vont pas chercher à le défendre. Alors que tu peux simplement le vendre directement aux gens via Kickstarter et leur envoyer par courrier.
 
Donc pour des produits comme Zorro, ou d'autres trucs que je pourrais avoir envie de faire, comme des tomes en rigide avec une partie artbook à la fin... est-ce que je pourrais les faire valider chez Image Comics ? Oui, en quelque sorte, mais ce serait difficile parce qu'ils ne s'adressent qu'au réseau des librairies. Alors que si je passe par Kickstarter, je peux me faire de l'argent en allant m'adresser directement aux gens, en contournant le problème des librairies. Et ça me fournit mon budget de départ. Pour Zorro, c'était dans les trois cent mille dollars. Là-dessus, je vais me payer moi, je vais payer le lettreur et le coloriste, je vais payer ZPI et je vais payer mon avocate. Et ensuite, une fois que ça s'est fait, je vais aller m'adresse directement à Urban Comics.
 
Parce que ce qui se passe, quand Image Comics sert d'intermédiaire pour la VF, c'est qu'ils prennent un pourcentage de 30% sur les éditions internationales. Mais je n'ai pas besoin d'eux, je connais François (ndlr : Hercouet, directeur de collection chez Urban Comics), je peux lui vendre le projet moi-même et garder ces 30%. En gros, je fais exactement ce qui se fait en général quand on passe par une maison d'édition comme Image, mais je prends le problème à l'envers. Et l'étape finale de tout ça va consister à aller s'adresser à un éditeur pour lui proposer de publier le projet en single issues. A ce moment là, ce que je fais c'est que je découpe un roman graphique de quatre-vingt huit pages en quatre numéros. On vend ces numéros en singles issues, puis on attend six mois, et ensuite on les vend au format album. Alors qu'au départ, le titre a toujours été pensé et vendu comme un album pour le public de Kickstarter.
 
Tout ça revient à rentabiliser un même projet quatre ou cinq fois sur les différentes étape. Pour quelqu'un comme moi, c'est la meilleure façon possible de générer du profit. Parce qu'on peut toujours suivre la feuille de route traditionnelle, retrouver "le single issue de Zorro par Sean Murphy" dans un comic shop, et pendant ce temps là, je peux utiliser ce système pour m'autofinancer, me payer et payer mes équipes dans le même temps. 
 
AK : Mais ça veut aussi dire que tu as dû d'entrée de jeu réfléchir à comment découper ton roman graphique en quatre numéros isolés.

SM : Oui.
 
AK : Est-ce que ce n'est pas un challenge supplémentaire ?

SM : Non, pas vraiment. Déjà avec Plot Holes, je m'étais aperçu qu'en comics, on a de toutes façons tendance à réfléchir le scénario sous la forme de chapitres de vingt-deux pages. Et avoir un roman graphique chapitré, c'est plutôt une bonne chose pour le lecteur, qui pourra marquer une pause quand il en a envie. 
 
AK : J'ai l'impression que la césure entre les numéros #2 et #3 paraît moins nette, on a l'impression de sentir que ça vient d'une histoire pensée d'un seul tenant.

SM : Oui. Oui. Alors, j'imagine que pour bien mettre cette logique en application, il faut d'entrée de jeu réfléchir en terme de chapitrage. Si j'avais effectivement voulu faire un roman graphique, je ne m'en serais pas préoccupé, j'aurais juste emmené l'histoire vers là où elle devait se terminer. Mais pour ce que je te décris, si on veut que ça fonctionne économiquement, il faut être capable de découper ça en tranches très fines. Et de mon point de vue, une histoire de moins de cent pages, c'est suffisant. Je sais que je vais avoir raconté ce que je comptais raconter avant de migrer vers le projet suivant. 
 
Pardon, je ne sais pas si j'ai bien répondu à la question ? 
 
OC : Donc tu avais utilisé la même logique pour Plot Holes, mais là ce n'est pas pareil, c'est un partenariat sur une licence. Est-ce que tu t'es entendu avec ZPI sur un montant fixe, ou bien est-ce qu'ils touchent de l'argent à chaque fois que le comics rapporte de nouvelles sommes ?

SM : Je leur donne 20% des profits sur toutes les étapes. Sur le Kickstarter, sur le contrat avec Urban Comics, sur les profits à l'étranger... Parce que Urban Comics a les droits sur toutes les éditions à l'international à l'exception des marchés anglophones. Alors il faut que je garde la trace de tout ça, j'ai un assistant qui se consacre à ça en priorité, pour être sûr que ZPI soit bien rémunéré sur l'ensemble de l'exploitation, que ce soit transparent.
 
AK : Oui, au final, en dehors du côté artistique, tu dois assumer un rôle de gestionnaire d'entreprise maintenant.
 
SM : Oui, et ce n'est pas forcément amusant.
 
AK : Pas l'étape la plus amusante en tout cas.
 
SM : Voilà, et il faut que je fasse attention parce que... disons que si pour une journée de travail, je sais que je vais gagner plus d'argent si je décide de dessiner une couverture variante plutôt qu'un comics. Et par exemple, l'une des contreparties du Kickstarter consistait à recevoir une Funko Pop de Zorro dédicacée, avec un petit dessin de Zorro de ma part. J'ai vendu quarante contreparties de ce genre, donc il a fallu que je dessine quarante petits Zorro pour les gens. Et ça m'a pris trois jours. Donc je sais que chaque jours, j'ai dû gagner... je ne sais pas, quelque chose comme cinq cent dollars par jour. Alors que si j'avais utilisé ce temps pour dessiner quatre couvertures variantes, j'aurais gagné... beaucoup plus. (rires)
 
Alors oui, ça a été fatigant, je me suis demandé pourquoi je m'étais imposé ce truc là, et c'est le genre d'erreur qu'il m'arrive encore de faire de temps en temps. Ceci dit, l'objectif c'est d'apprendre de chaque erreur et de ne pas répéter ça les prochaines fois. Je pense que le nouveau Kickstarter aura moins de petites contreparties isolées, parce que même si c'est intéressant pour le client, de mon côté ça me fait perdre de l'argent et ce n'est pas vraiment un plaisir.
 

 
AK : Est-ce que ça n'a pas été difficile d'organiser le Kickstarter, avec tous ces artistes qui sont venus se greffer au projet pour les couvertures variantes ? Est-ce que tu as dû envoyer tout un tas d'emails à tes amis pour leur demander de l'aide ?

SM : Oui, pour leur demander une petite faveur. Ca faisait partie de l'accord avec mon éditeur aux Etats-Unis, Massive, ils voulaient proposer beaucoup de couvertures variantes. Généralement, je suis opposé à ce genre de pratiques, parce que c'est compliqué à suivre pour le lectorat, il faut être capable de se rappeler qui sort quoi, et c'est aussi une pression sur les boutiques qui veulent en commander. Mais c'était ce qu'ils voulaient, et dans la mesure où tout le projet s'est fondé sur un partenariat, j'ai voulu jouer mon rôle et faire des compromis. Donc il a fallu que je demande aux copains à qui j'avais déjà rendu service de me retourner l'ascenseur, avec Adam Hughes, quelques autres...
 
Et rien que ça a dû représenter bien cinq semaines de temps gâché, collé à l'écran de l'ordinateur à répondre aux emails pour organiser les contributions des uns des autres. Et ça aussi, c'est une perte d'argent. J'aurais juste pu faire des couvertures pour Mike Mignola, pour Star Wars, et gagner bien plus que ce que ça m'aura coûté. (rires) Mais c'était ce que Massive voulait, ils avaient envie de cette validation des grands noms de l'industrie. Peut-être que ça finira par valoir le coup, mais je ne pense pas reprendre ce genre de formule d'ici mes prochains projets.
 
OC : C'était ma question suivante justement. On n'a compris que tu t'y retrouvais économiquement avec Kickstarter, mais que toute cette partie gestion était fatigante de ton point de vue. Alors, est-ce qu'on doit s'habituer à ce genre de méthode pour les prochains projets de Sean Murphy sur le marché indépendant, ou est-ce que tu n'es pas un peu rincé de tous ces emails et de ce temps passé à préparer les contributions ?

SM : Non, je vais continuer à l'avenir. Pour mon prochain projet, qui s'appelle The Last Driver (qui est grosso modo une version de New York 1997 avec plus de voitures) je vais encore passer par cette voie, mais ce sera quelque chose de plus proche de la campagne de Plot Holes. Beaucoup plus simple. J'ai déjà signé un accord avec Urban Comics, donc le titre sortira d'abord en France, et ensuite aux Etats-Unis. Mais je ne m'attends pas à ce que les gens achètent toutes les versions. Si vous voulez l'édition en grand format, passez par Kickstarter, si vous préférez une édition plus classique, attendez la sortie de l'album en boutique. Du moment qu'il vous intéresse et que vous avez envie de l'acheter, c'est déjà génial.
 
Je n'ai pas envie de paraître cupide, j'ai seulement une équipe de quinze personnes qui comptent sur moi pour pouvoir payer leurs factures. Et aussi, dans la mesure où le modèle économique classique des comics aux Etats-Unis est en mauvaise santé, j'ai aussi envie de tenter des expériences pour le "réparer" en quelque sorte. Parce que tu vois, en temps normal, si je dessine Batman pour DC Comics, je sais ce que je mérite en tant qu'artiste à la commande - à savoir, 4000 dollars par jour. Alors si je veux essayer de maintenir ce même montant sur un comics Zorro, c'est difficile, parce que ce n'est pas la même rentabilité potentielle. Alors que, si je passe par Kickstarter, si j'applique ce modèle, et si je vends des originaux dans la foulée... alors là je retrouve un équilibre qui revient grosso modo au même niveau que sur Batman, et je peux continuer à remplir le frigo. 
 
Et je me suis préparé mentalement à un échec potentiel - parce que c'est le risque quand on quitte Batman pour faire autre chose. Et ce système est la seule chose que j'ai trouvé pour rester au même niveau qu'avant. Désolé si je parle un peu trop d'argent au passage. Je sais que ça ne se fait pas normalement, mais je trouve ça important pour que les gens comprennent ce que je veux dire.
 
AK : Au contraire, c'est plutôt rare d'avoir un artiste qui donne les chiffres aussi ouvertement. Ceci dit, je voulais aussi qu'on en parle pour te poser une question : est-ce que tu travailles encore pour le plaisir, ou quitte à être provocant, est-ce que tu es juste en train de calculer le taux de rentabilité de chaque planche tous les jours ?

SM : Non, et la raison pour laquelle j'en parle autant, c'est pour asseoir une réflexion : j'aimerais que les autres créateurs s'en sortent mieux eux aussi. Si je peux expliquer comment moi je fais pour gagner ma vie, peut-être que d'autres auront envie d'essayer eux aussi. Mais le risque, c'est que quand je te raconte tout ça, beaucoup de gens vont se dire "oh, en fait, tout ce qui l'intéresse c'est l'argent, il s'en fout de Zorro". Je n'ai pas du tout envie qu'on retienne ça de mon discours : évidemment, je suis encore passionné. Tu te doutes bien que lorsque je passe un an à dessiner ce mec au chapeau noir tous les jours, non, bien sûr que je ne passe pas chaque minute de chaque jour à penser à l'argent. Je pense plutôt à des chevaux, à des épées et à des cactus. (rires)
 
Et j'adore ça, je sais pourquoi je fais ce métier. Mais la partie business de mon cerveau a aussi tendance à s'exprimer, et je dois m'assurer que je fais tout ça dans les bonnes conditions pour me protéger aussi.
 
AK : Ok. Est-ce qu'on doit s'attendre à une suite de Zorro ?

SM : Je ne sais pas ! J'aimerais bien faire une pause. Ce que je peux dire, c'est que ZPI a été un partenaire tellement agréable que ça ne me dérangerait pas sur le papier. Il faudra voit comment le bouquin se comporte dans les ventes, en France, en Italie, s'ils sont vraiment contents du résultat... les Zorro de Toth vont aussi être réimprimés, et je sais que ça leur fait très plaisir de ce point de vue là aussi. De ce que je comprends, ils sont heureux d'avoir travaillé avec moi, et c'est pareil de mon côté, donc on verra.
 
AK : Peut-être que je peux reformuler : quand tu as attaqué l'écriture de ce comics, est-ce que tu avais toujours prévu cette sorte de fin ouverte... ?

SM : Oh, oui pardon. Alors : oui, si on voulait imaginer une suite, ce serait facile de partir sur l'idée de ces "deux" Zorro avec Diego et Rosa. Elle qui représenterait la modernité depuis sa voiture et lui à cheval, la suite serait assez facile à concevoir je pense.
 
OC : Mais on sait que tu appliques aussi cette logique "un comics pour la boîte, un comics pour moi", alors, à défaut de Zorro, est-ce qu'on peut envisager de futurs titres Batman à l'avenir ?

SM : Oui. Alors, Zorro et The Last Driver, ça fait deux comics que je fais "pour moi" à la suite. Ensuite, je serai prêt à reprendre le travail sur les White Knight. J'ai déjà prévu World's Finest : White Knight, à savoir, l'alliance de Batman et de Superman. Un Bruce Wayne un peu plus âgé avec soixante-cinq ans au compteur, et un Clark Kent de vingt ans qui ne s'entendent pas du tout. Ils vont devoir travailler ensemble pour traverser un trou noir et aller chercher les pouvoirs de Clark qui lui ont été retirés. Ce sera une histoire de science-fiction classique, et m'est avis qu'à la fin de l'album, on montera une Justice League en se servant de la Forteresse de Solitude comme base. Spoiler !
 
OC : C'est pas grave.

SM : (rires)
 
OC : Est-ce que tu ambitionnes de pouvoir un jour ne plus avoir besoin de faire "des comics pour la boîte" ? D'être autosuffisant en créant tes propres histoires ?

SM : Oui.
 
AK : Il aura juste à faire des couvertures variantes. (rires)

SM : C'est vrai qu'en parlant de ça, j'avais voulu embaucher Art Adams, un bon ami à moi, pour faire quelques variantes sur Zorro. Lorsque j'ai appris le tarif de ses commissions, je me suis dit.... bordel de merde ! (rires) Je suis content pour toi, bravo de réussir à obtenir autant, mais moi je n'ai pas les moyens. Il m'avait répondu "mais non, t'inquiète pas, je finirai bien par te faire une couverture à l'occasion !" et il ne m'a rien envoyé. (rires) Et ce n'est pas grave hein.
 
Mais, oui. Parfois, je me pose des questions sur le retour sur investissement en terme de stress. Alors que je peux éteindre mon cerveau et gagner ma vie en signant des couvertures variantes. Peut-être que je ferai ça une année, pour voir ce que ça donne. Je pense tout de même qu'on s'en sort mieux économiquement en construisant un héritage. En tant qu'auteur, on reste dans l'esprit des gens, peut-être plus encore qu'en tant que simple dessinateur. Si on gagne sa vie en signant des commissions, ça se fait de la main à la main. On ne gagne pas de royalties. Alors que si vous écrivez vos propres histoires... vos petits-enfants continueront à percevoir des droits d'auteurs.
 
Oui, les commissions rapportent plus en une prise pour des artistes comme moi, mais je me dis que c'est plus intéressant économiquement sur le long terme d'écrire. A soixante-cinq ans, je pourrai prendre ma retraite. Et pour te répondre clairement, je pourrais arrêter Batman maintenant et m'en sortir convenablement en sortant mes propres comics via Kickstarter. Si je jette un œil à l'état de mes finances, je n'ai plus besoin de faire Batman, mais arrivé à ce point, c'est juste que j'aime la compétition.
 
AK  : Et que tu as encore de l'énergie.
 
SM : Oui (rires). 
 
AK : Enfin, en gros tu as encore la volonté d'écrire et de dessiner.
 
SM : Il y a comme une forme de hargne, en ce moment.
 
AK : Et aussi, tu as établi à toute l'industrie et à toi-même que tu es capable d'écrire autant que dessiner. Peut-être que tu n'aurais simplement plus envie d'aller dessiner pour un autre scénariste.

SM : J'ai beaucoup aimé travailler avec Rick Remender ou Mark Millar ainsi que Scott Snyder. Mais quand tu écris tes propres comics, c'est comme si ton corps était une voiture de course : tu sais comment le conduire mieux que tout le monde. Dans les autres cas, je me sentais un peu comme si j'étais une Mustang de location, qu'on me faisait rouler au maximum, puis qu'on me laissait simplement tomber quand je n'avais plus d'essence. Je me suis dit que je n'avais pas besoin d'être un grand scénariste, mais qu'il fallait que je sache conduire cette voiture. Ca fait partie du fun, et ça donne un dessin meilleur à 10%, je pense, car tu t'investis plus avec tes émotions. J'ai tendance à ne pas écrire de scènes que je ne voudrais pas dessiner. Je n'écris que des choses qui m'intéressent. Et même si j'adore Mark Millar, il y a des choses que je n'avais pas envie dessiner comme des chariots romains, des trucs comme ça...
 
AK : Mais il peut y avoir une limite à ça, c'est que ça peux te pousser à devenir, bon, pas forcément paresseux, mais à ne plus te challenger en ne dessinant que ce que tu veux.

SM : C'est juste. Me concernant, le risque c'est que je n'écrive que pour que je puisse dessiner des bagnoles, et que ça devienne ennuyeux pour les gens.
 
OC : C'est parce que tu ne voulais plus dessiner de chariots romains que tu n'as pas fait Chrononauts 2 ?

SM : Non, Mark a embauché mon pote Eric Canete pour faire la suite, et je ne savais pas qu'ils avaient validé tout ça. Je suppose qu'il trouvait mes tarifs trop élevés, parce qu'après Chrononauts, j'ai fait Batman et... bon, il aurait pu me reprendre, parce que c'est Mark et qu'on est toujours potes (rires), mais je pense qu'il a trouvé plus logique de me laisser partir et embaucher quelqu'un d'autre. 
 
OC : Mais juste avant vous parliez de hargne ? Une hargne pour quoi ?

SM : Oui, une forme de colère. Attention, je vais être un peu sombre. Si vous regardez l'industrie des comics, j'ai vraiment envie de dire à certains qu'ils sont idiots et qu'ils l'entraînent dans le mur. "Vous n'attirez pas de nouveaux clients, vous ne payez pas assez les gens". Et avec mon système, je peux montrer à ces idiots comment on peut évoluer. C'est une façon d'avoir la hargne. Et l'autre façon, c'est simplement de dire "ha ! j'ai mon propre univers Batman" - et je n'en voulais même pas ! C'est juste que mon bouquin a été un hit, et que j'en ai fait trois autres. Et maintenant d'autres veulent faire leur propre Bat-univers, mais DC leur dit qu'ils ont déjà Sean. C'est juste moi qui suis un peu arrogant. Qui prend ma revanche sur ces gens qui m'insultaient sur Twitter, à dire que j'étais un trou du cul... bon, j'imagine que ce que je dis en fais de moi un (rires) ! J'ai eu de la chance, et je continue de battre le fer tant qu'il est chaud, car personne d'autre n'a eu de carrière comme ça. C'est comme... j'adore Frank Miller, et il ne pourra jamais y avoir un autre Frank Miller, puisque les choses sont trop différentes depuis les années 1980. Donc si je peux être ma propre version de ça à ma propre époque, c'est cool de le montrer aux gens.
 
AK :  Tu penses que tu as fait les bons projets au bon moment ? Tu penses que ce serait de nouveau faisable, si tu démarrais aujourd'hui dans l'industrie ? 

SM : Si je démarrais maintenant, je deviendrais sûrement un artiste numérique. Je me ferais payer 200$ la page, ce qui est très peu. Je devrais être sur Tik Tok (ndlr : Corentin rit). Non sérieusement, c'est ce que tu dois faire aujourd'hui. Il faudrait que je fasse plus de commissions. Heureusement pour moi, je suis devenu "important" avant que toutes ces merdes se mettent en place. Je n'aurais pas envie de démarrer aujourd'hui, c'est clair.
 
AK : C'est peut-être trop compliqué, ou trop différent de ce dont tu as eu l'habitude ? 

SM : franchement, faire des Tik Tok, uploader des vidéos ? 
 
AK : Oui mais bon, tu es sur Facebook, non ?

SM : Non.
 
AK : Mais tu étais sur les réseaux sociaux, pas vrai ? 

SM : Oui, mais je me suis barré (rires).
 
AK : Et des gens plus vieux que toi pensaient sûrement la même chose des réseaux sociaux que toi quand tu y étais, donc...

SM : Tu as un bon argument.
 
AK : On finira toujours par être les boomers de quelqu'un d'autre.

SM : C'est juste.
 
AK : En tous les cas, on a hâte de pouvoir te ré-interviewer pour quand The Last Driver sera de sortie, merci encore de ton temps et à bientôt !
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Chapitre 1

Zorro : réinvention moderne d'un mythe

 
AK : C'est un plaisir de te parler à nouveau, Sean. Comment ça va ?

SM : Ca va mec. Ca doit faire un an depuis qu'on s'est parlé ? Merci pour ce nouvel échange. Je suppose que je n'ai rien dit de trop polémique la dernière fois.
 
AK : Non, du tout, c'était une conversation intéressante ! Et on s'était quittés en parlant de Zorro, d'ailleurs.

SM : Ah, excellent.
 
AK : Tu nous avais parlé du Kickstarter, de la campagne. Aujourd'hui, la série est sortie aux Etats-Unis, et elle va bientôt sortir en France (ndlr : au moment de l'enregistrement). Ma première question est toute simple : qu'est-ce qui t'a donné envie d'écrire ce personnage en personnage en particulier ?

SM : J'ai toujours été un grand fan des personnages classiques de la fiction pulp : Robin des Bois, Le Fantôme du Bengale, Rocketeer... et Zorro est mon préféré. J'ai toujours trouvé son influence sur Batman intéressante, tu sais, les parents de Bruce qui se font assassiner après une séance du Signe de Zorro. Alors, après avoir produit tous ces comics sur Batman je me suis dit, pourquoi ne pas revenir vers la version originale. J'ai commencé par voir si les droits étaient disponibles. Une partie du challenge, ça a été de devoir apprendre à faire de la BD sous licence. Mon avocate est partie à la recherche pour trouver les propriétaires du personnage, ensuite il a fallu signer un accord, s'entendre sur les pourcentages, et s'assurer que le partenaire, Zorro Productins Inc. (ndlr : "ZPI"), était satisfait. C'était difficile, mais ça m'a permis d'apprendre plein de choses. Et c'est toujours utile d'acquérir de nouvelles compétences. 
 

 
AK : C'est intéressant, parce qu'au moment de l'annonce, on avait compris que tu avais acquis les droits. Est-ce que ça a été difficile de retrouver les propriétaires ? On s'attendrait à ce qu'un personnage aussi ancien soit tombé dans le domaine public.

SM : Alors non, il n'est pas dans le domaine public aux Etats-Unis. En Europe, je crois qu'on a eu un exemple avec quelqu'un qui a tenté d'écrire une pièce sur lui, mais je ne sais pas comment ça s'est terminé. Je ne veux pas dire de bêtises, ZPI pourrait t'expliquer ça mieux que moi. Sur leur site web, ils avaient une page avec des contacts. Mais ils n'étaient pas intéressés sur l'idée de travailler directement avec des créateurs, ils préféraient passer par des maisons d'édition. 
 
Alors, mon avocate les a contactés pour leur dire : "je sais que vous n'avez pas envie de passer par un artiste individuel, mais voilà, j'ai ce client, Sean Murphy, il a fait des comics Batman, il pense qu'il pourrait vous rapporter beaucoup d'argent en montant un projet hybride sur Kickstarter. Et avec ça, il pourrait aussi permettre à Zorro d'être re-publié en Europe". Et ce qui c'est passé, c'est que mon avocate, qui se trouve être juive, a le même nom de famille que le gars qui détient les droits de Zorro. Et en découvrant le courrier dans sa boîte mail, ce gars là a cru que c'était une cousine à lui qui venait de lui écrire. Parce que, tu vois, compte tenu de ce qui est arrivé au peuple juif, la plupart des gens qui avaient ce nom de famille ont été tués. Donc, le gars de chez ZPI pensait que c'était une lointaine cousine qui tentait de le contacter. Et peut-être même qu'ils ont effectivement des racines communes, je n'en sais rien. Mais dans tous les cas, c'est ce qui nous a permis d'ouvrir cette porte.
 
Alors, il était enthousiaste à l'idée de lui parler. Elle lui a présenté le projet, et on a trouvé un accord. En fait, il est assez possible que la seule raison pour laquelle j'ai pu sortir un comics Zorro, c'est parce que j'avais la bonne avocate avec le bon nom de famille. 
 
AK : Est-ce que c'était vraiment différent pour toi de travailler sur un comics à licence ? Quelque part, on peut se dire que c'était déjà le cas chez DC Comics. Tu as pu avoir la liberté de faire ce que tu voulais ?

SM : Oui, ils ont été supers avec moi. De mon côté, j'avais besoin de savoir à quel point je pouvais aller dans la violence, comment ils se positionnaient sur le sang, la nudité... Et en fait ils ont respecté le processus artistique, m'ont dit que je pouvais faire ce que je voulais. Ils étaient simplement heureux de savoir que j'allais réinventer le personnage. Alors quand je leur ai expliqué que mon Zorro allait être... disons "confus", qu'il souffrait d'une forme de handicap mental... ils m'ont répondu : "attends, tu veux dire que Zorro va être trisomique ?". Je leur ai dit, non, disons plutôt qu'il a souffert d'une sorte de grave dépression. Ils ont cru que le comics allait parler de santé mentale, que ça allait être un genre de Forrest Gump. (rires) Je leur ai dit qu'ils allaient devoir me faire confiance. Et quand ils ont découvert le script et les premiers dessins, ils ont compris.
 
En général, on ne leur propose que trois pitchs pour reprendre Zorro : soit c'est la version classique, soit c'est de la science-fiction... ou alors, on imagine une Zorro au féminin sur une moto, dans une optique de high concept. Moi, mon projet, c'était de me situer au carrefour de tout ça. Une version plutôt classique de Zorro à l'époque moderne. En fait, tout ce que je voulais, c'était dessiner le personnage sur le dos d'une El Camino. Alors d'un côté, je pouvais opter pour une histoire de voyage dans le temps, ce qui aurait été stupide. Ou alors, je pouvais présenter ça comme la rencontre de Don Quichotte et Narcos. Et c'est comme ça que je l'ai pensé.
 

 
OC : Et en allant travailler directement avec ZPI, ça t'a aussi ouvert la possibilité d'utiliser des références plus directes à l'histoire du personnage. Dans les White Knight, on retrouve des clins d'oeil à Batman T.A.S., et ici, on voit des affiches du Masque de Zorro, des hommages à la série Disney avec Guy Williams...

SM : Oui.
 
OC : Est-ce que ça a été plus facile de concevoir cette synthèse du personnage ?

SM : C'est intéressant, parce que... même si je ne suis pas encore un auteur aussi rôdé que je le voudrais, je me rends compte que tous mes comics comprennent une sorte de "moment méta". Le Joker entouré de jouets Batman, Zorro entouré de jouets Zorro... des scènes où le personnage fait référence à sa propre histoire. Je ne sais pas pourquoi je m'obstine à utiliser cette façon de faire. Peut-être que j'ai juste envie de dessiner des étagères truffées de jouets et de goodies. 
 
Cette fois, ça a surtout été une façon intéressante de détourner les codes de Zorro pour le réinventer, tout en prenant acte de ce qu'il a été dans le passé. Et ça continue de me poursuivre dans mes comics, apparemment. Je ne sais même pas pourquoi je fais ça, mais c'est quelque chose qui apparaît souvent dans mes comics. 
 
AK : Il me semble aussi que l'histoire fonctionne comme un "legacyquel" et que tu as plutôt essayé de travailler le symbole de Zorro, ce qu'il représente, plutôt que sur le personnage en lui-même.

SM : Les réinventions sont à la mode en ce moment, oui. Mais le challenge, c'est de faire ça bien. J'ai l'impression qu'une bonne partie des gens commence à en avoir marre - à chaque fois c'est pareil : "ton idée préférée, on va la prendre et la reprendre différemment" et on finit toujours par redouter le pire. "Qu'est-ce qu'ils vont faire cette fois ci ? En faire une lesbienne ?" Partant de là, je savais que ça allait être difficile. Mais dans le même temps, l'intérêt pour le personnage de Zorro aux Etats-Unis n'est plus vraiment aussi répandu qu'avant. Moi, je suis fan, donc je voulais qu'il reprenne en importance. Qu'il trouve un écho plus large, une édition plus importante, qu'il rapporte plus d'argent. 
 
Je n'avais pas réalisé à quel point Zorro était populaire en Europe, ceci dit. En France, des gens de mon âge sont venus me parler de la série télévisée avec laquelle ils ont grandi, et je n'en avais jamais entendu parler. Ces derniers jours (ndlr : lors de sa visite à Paris), je pense avoir compris que Zorro était un gros dossier chez vous. C'est aussi le cas aux Etats-Unis, mais en France, j'ai l'impression qu'il vous parle un peu plus qu'à nous. Donc, voilà, avec un peu de chance les ventes seront bonnes et les gens seront contents de ce qu'on leur a proposé.
 

 
OC : Donc tu n'as pas grandi avec Zorro, mais je crois me souvenir que dans une autre interview, tu expliquai avoir découvert le personnage à travers une sorte de clone : le Pirate Roberts dans le film Princess Bride, qui s'habille un peu comme Zorro.

SM : Oui. (rires)
 
OC : Je crois qu'on peut reconnaître un peu de cette influence dans les structures de visage. Est-ce que tu avais aussi envie de rendre hommage à ce genre de vieux films de cape et d'épée ?

SM : Oui... En fait, Alex Toth est l'un de mes artistes préférés. C'est le meilleur dessinateur à avoir travaillé sur Zorro, et sa version à lui était justement basée sur l'acteur Guy Williams. Un gars avec une mâchoire plutôt ronde et une fossette sur le menton. Or, moi, quand je dessine les personnages de profil, j'ai pris cette habitude de dessiner des angles droits pour les contours de visages. Et là, je me suis appliqué à lui faire un menton plus rond, et c'était difficile parce que généralement, je ne suis pas doué pour les structures rondes. (rires)
 
Donc voilà, en ce qui concerne l'apparence de Zorro, je me suis surtout basé sur Guy Williams. Mais particulièrement pour suivre le style d'Alex Toth
 
AK : Tu n'as pas utilisé d'autres références pour le projet ?

SM : hé bien, pour les couvertures... j'ai regardé du côté des affiches de films italiens. Pour les logos, ZPI avait un catalogue qui comprenait tous les logos qu'ils ont utilisé pendant toute l'histoire du personnage, je pouvais choisir celui que je voulais. Et pour les couvertures variantes, je crois que Matteo Scalera s'est servi d'une affiche de film italien... ou français, je ne me souviens plus. Mais c'était un truc des années soixante-dix. En ce qui me concerne, les références se sont limitées à Guy Williams et à d'autres films des années soixante-dix. J'ai oublié le nom du truc en question... je crois que c'était avec un acteur français d'ailleurs. Un mec très à droite, de ce qu'on m'a dit. Allan ?
 
AK : Alain Delon ?

SM : Allène, Allaïne ? Je regarderai tout à l'heure (ndlr : Sean Murphy fait ici référence au film italien Zorro de Duccio Tessari, 1975, dans lequel Alain Delon interprète Diego de la Vega). Je trouvais que c'était le plus beau des Zorro, donc je me suis beaucoup basé sur lui. Sauf qu'il portait un pantalon patte d'eph', et je n'avais pas envie de dessiner ça.
 
AK : Ok. Lorsque tu as décidé d'entamer ce projet, quel a été le point de départ ? L'élément déclencheur ? Zorro, sa soeur, le village ?

SM : C'est idiot, mais j'ai vraiment eu cette vision du personnage dans une voiture. (rires) Zorro sur sa Chevrolet El Camino. Je suis obligé de mettre une bagnole dans tous mes comics, parce que je suis un imbécile.
 
AK : Tu es obsédé par les voitures.

SM : Oui ! 
 
AK : On a tous nos obsessions.

SM : Donc voilà, je suis obsédé par les voitures. Alors je me suis dit "si Zorro devait conduire une voiture, ce serait quel genre de modèle" - il fallait que ce soit un véhicule mexicain, donc une El Camino. Et je l'imaginais sur le toit de la voiture. Sauf que cette bagnole est plutôt moche, alors je me suis mis à imaginer quelque chose qui irait plus vers le hors piste, façon Fast & Furious. Et si Zorro est sur le toit, qui conduit la voiture ? Probablement sa sœur, parce qu'il me fallait aussi un personnage féminin. C'est un peu comme ça que tout a commencé, honnêtement. A partir de cette image de Zorro sur sa El Camino.
 
Il a ensuite fallu que j'insère des éléments plus complexes, pour expliquer ce qu'il fait là, quelle importance sa présence prend pour le village. Mais tout part de cette idée stupide. Et c'était la même chose avec Batman : au départ, j'avais seulement cette vision d'une course entre plusieurs Batmobiles. Alors je me suis dit "bon, d'accord, mais comment on justifie ça ?". Ce qui a fini par devenir... et si le Joker était le gentil de toute l'histoire... et s'il réglait ses problèmes mentaux... et ça a fini par fonctionner.
 

 
OC : Pour beaucoup de gens en France, des fans de Batman, des White Knight, on a l'habitude de te voir dessiner une Gotham City assez dense, peuplée de grands bâtiments à perte de vue. Et on imagine bien que c'est différent de s'emparer de la campagne californienne, pour la ligne de fuite, l'architecture.

SM : Oui.
 
OC : Comment tu as abordé cette nouvelle topographie, cet usage différent de la perspective ?

SM : C'était vraiment amusant. Parce que dessiner Gotham City, ça signifie que tu vas surtout te servir d'une règle, tracer des lignes bien droites, bien parallèles. Alors que dans un western, quand tu illustres des villa, quand tu illustres un castillo, c'est comme si tout avait été posé sur pierre avant d'être remodelé à la batte de baseball. J'ai dû réfléchir à quelques textures utiliser, pour la pierre, pour le bois, pour les palmiers. Je n'avais jamais dessiné de cactus de ma carrière jusqu'ici donc il a aussi fallu que j'apprenne à faire ça.
 
AK (sans le micro) : On imagine que ça doit être plutôt facile.

SM : C'est facile et difficile à la fois. Et puis, sur Batman, j'ai aussi la possibilité de noircir les espaces vides. Comme pour produire une illusion optique, faire croire que j'ai produit plus de travail que ce qu'on voit réellement à l'image. Pour Zorro, les espaces devaient rester vides pour être ensuite colorés (en orange pour le désert et les couchers de soleil). 
 
OC : On voit aussi beaucoup de structures en arches et des formes rondes. On peut le voir sur le château, le truc... je ne sais pas comment ça se dit en anglais.

SM : La voute ?
 
OC : Voilà. Ca a l'air d'être assez nouveau aussi pour toi dans l'usage de la perspective.

SM : Oui. Je dois avoir quelques planches qui traînent avec des voutes dans ce style. Je me suis servi de très bonnes références photographiques qui montrent des forts espagnols pour ce genre d'éléments. Je pense que quand je vais revenir vers Gotham City, je vais utiliser davantage de choses dans ce goût là. Des objets plus ronds, des morceaux de bois qui tiennent les structures des murs. C'est vrai, je n'avais pas forcément réalisé mais je pense que tu as raison.
 

 
AK : Et puis, pour cette histoire, tu ne pouvais pas non plus utiliser la verticalité d'une ville comme Gotham City.

SM : A 100%, oui !
 
AK : Et cette façon de faire se déporte plutôt sur les personnages qu'on voit plus souvent debout, pour occuper les lignes verticales, ou sur la projection de sang ou la forme de l'épée. Est-ce que ça t'a servi de euh... Ah, je perds mes mots.

SM : Mais non, ton Anglais est très bon.
 
AK : D'ajustement, voilà, face à ce nouveau challenge.

SM : Oui, je n'avais pas pensé à ça mais c'est vrai. Avec Zorro, on ne peut pas se reposer sur les buildings. Tous les décors sont des paysages. Donc le risque, c'est que la moindre case devienne un panorama. Alors que dans Batman, on sait que de temps à autres, on va retomber sur une case où il escalade un bâtiment. Dans ce comics, j'imagine que mes cases verticales vont plutôt se concentrer sur Zorro sur son cheval... (ndlr : on lui montre une case où Zorro est dessiné "en pied", debout, avec un genou vers l'avant). Ah oui, et ça, ça fait aussi partie des petites astuces stupides que j'utilise. Des fois, je veux représenter un personnage dans l'angle, et je me dis "ah mais on ne vois pas ses jambes" alors hop, je lui fais monter un genou. (rires)  Jim Lee utilise souvent cette technique dans ses comics Batman. C'est idiot, mais c'est efficace, et donc on se retrouve à voir souvent les jambes du personnage.
 
AK : On peut aussi se dire que les cases plus horizontales appellent à une mise en scène plus "cinématographique". Est-ce que tu as remis le nez dans de les anciens films Zorro ?

SM : Je me suis revu quelques uns de la période noir et blanc. Certains des sérials des années quarante et cinquante. Dans certaines versions, Zorro a des pistolets, on sent qu'ils ont tâtonné, même avant l'apparition de la couleur. Je me rappelle d'un film où il est à bord d'une voiture, dans une course poursuite. Apparemment, la majeure partie des films Zorro a été produite en Italie, et pour la plupart, et ce sont des trucs dont je n'avais jamais entendu parler. Je crois même qu'ils ont utilisé le personnage dans la série B aux premières heures du cinéma : vous aviez un film de quatre-vingt dix minutes, et avant la projection, on diffusait un épisode de vingt minutes de Zorro. Ils appelaient ça "le film B", ce qui a donné "les films de série B". On utilise encore cette expression (du moins aux Etats-Unis) pour décrire les films fauchés. Et Zorro a permis à établir cette définition, même si à l'époque, ça voulait dire autre chose.
 
OC : Et donc, pour parler d'Alex Toth - j'espère que je prononce bien son nom ?

SM : Oui oui.
 
OC : On voit l'influence, même si ton style n'est pas aussi minimaliste que le sien.

SM : J'essaye de l'imiter, mais c'est tellement difficile. Réussir à être aussi simple et aussi efficace dans le trait, c'est vraiment compliqué.
 
OC : Je trouve que tu y arrives bien sur le dessin de l'épée, qui est net et plutôt minimal dans le rendu. D'ailleurs, il me semble que tu avais pris des cours d'escrime ?

SM : C'est vrai, oui. J'avais pris des cours pour m'aider sur la scène de combat à l'épée dans Curse of the White Knight avec Azrael. Je n'étais pas très doué, mais j'ai appris des choses. Comment positionner ses pieds, comment se pencher pour attaquer. Ce n'était pas de l'escrime au sens propre, plutôt du fleuret. Dans le sens où vous ne faites pas de grands mouvements circulaires, vous pointer le corps adverse et on vous attribue des points. C'est même assez intéressant : maintenant que je me suis renseigné sur le sujet, quand je regarde de vieux films de cape et d'épée... je me dis que c'est de la pure connerie. (rires) Ca ne peut pas marcher. Comment ils arrivent à se battre avec deux épées, ça n'a pas de sens.
 
Mais je voulais que les attaques sonnent vraies. Et aussi... c'est un vocabulaire très français, je devrais être capable de me souvenir des noms de mouvements. Répartie ? Je ne me souviens plus.
 

 
AK : J'avais aussi une question à propos de la violence. Tu disais que tu t'inquiétais de savoir jusqu'où tu pourrais aller, et au final le comics est tout de même plutôt graphique.

SM : Oui, et c'est amusant, parce que généralement je n'aime pas vraiment les scènes violentes, le sang. J'essaye de faire en sorte que la violence reste minime. Oui, Zorro plante souvent son épée dans la tête des gens dans ce comics, mais c'est presque drôle, comme un dessin animé, la façon dont il s'y prend. Le sang n'est pas non plus très présent - ce n'est pas comme Ryan Ottley qui aime en mettre partout. C'est présent, mais en petite quantité. Et en même temps, comme l'objectif est de rendre ça simple et propre, ça a presque l'air plus violent. Les gens se disent "oh mon dieu mais il a planté ce mec en pleine tête". Et à la fin de l'album, c'est chargé, parce que le sang me sert comme élément de design.
 
On a aussi ces squelettes, comme motif récurrent, en hommage aux crânes en sucre (ndlr : calavera) du jour des morts au Mexique. En fait oui, tu as raison, je suppose que c'est un comics assez violent, mais ce n'était pas forcément mon objectif.
 
AK : Ca vient peut-être de ta frustration de ne jamais avoir pu dessiner Batman en train de tuer quelqu'un...

SM : Haha. J'avais quand même cette scène dans laquelle tous les vilains se font tuer par Azrael dans Curse of the White Knight. Mais... oui, peut-être.
 
AK : En tout cas on sent que tu as eu carte blanche. Même si ça paraît peu crédible de pouvoir planter quelqu'un avec une épée dans le crâne.

SM : Si on passe par la tempe ou par la joue, c'est possible. Mais tu sais, en comics, la science... si c'est cool, c'est crédible. C'est ça le calcul dans les comics : si une scène est suffisamment géniale, alors ça devient logique, ça fonctionne. (rires)
 
AK : Est-ce que tu trouves un plaisir dans l'esthétisation de la violence ?

SM : Hé bien, je pense que oui...
 
AK : Ce n'est pas un jugement, moi j'aime beaucoup les comics qui vont dans ce sens là.

SM : Je sais que j'aime bien dessiner les flingues. Les coups de feu. Par contre je n'ai pas forcément envie de représenter des gars qui se prennent des balles avec du sang qui fuse un peu partout. Surtout aux Etats-Unis avec le climat des tueries dans les écoles, on se dit "oh mon dieu"... La violence à l'épée, c'est différent. C'est plus personnel, c'est plus rapide. C'est propre, enfin, c'est ce qu'on suppose. Donc je pense que c'était plus amusant de dessiner ça plutôt que d'utiliser des flingues.
 
OC : Pour parler des voitures, on sait que c'est un élément récurrent de ta bibliographie. En témoigne le blouson 1969 Le Mans que tu portes aujourd'hui.

SM : (Rires)
 
OC : Et on voit aussi qu'un des personnage porte une veste comme celle de l'héroïne dans Café Racer. Entre ça et les voitures et quelques autres éléments, est-ce que c'était une façon pour toi d'injecter un peu de personnel dans une oeuvre qui appartient au global à une autre compagnie ?

SM : Tu veux dire, pourquoi est-ce que je lui ai mis une veste comme celle-là ? 
 
OC : Oui, ce genre de techniques "signatures" à toi.

SM : Je sais oui... Je pense que dans chacun de mes projets, je choisis un personnage qui désigne qui je serais, moi, dans cette histoire. Pour Zorro, j'ai choisi Rosa. Je me disais que ce serait intéressant : déjà elle sort du lot, c'est une lesbienne mais aussi une catholique, ce qui représente un conflit de son point de vue. Même si personne n'a l'air d'avoir un problème avec ça. Et surtout, c'est une pilote spécialisée dans les échappées après un braquage, elle porte des couleurs vives, alors que tous les autres vilains de l'album ont des looks plus traditionnels de westerns. Alors que elle, c'est ce personnage qui apparaît avec une veste de course, toute en couleurs, comme si Zorro devenait un bouquin qui parlait de sport automobile. 
 
Et puis, la veste orange, avec le renard orange de son frère, ça forme une palette plutôt sympathique. Si on a envie de produire des figurines, ça fait un code couleur. Mais oui, en effet, à chaque projet je m'obstine à mettre un personnage en cuir de pilote, je ne sais pas pourquoi...
 
OC : C'est ton avatar dans chaque histoire.

SM : J'imagine que c'est ça. (rires)
 
OC : Je trouvais aussi amusante la référence à Machete, avec ce personnage, Trejo, qui ressemble à Danny Trejo.

AK : Oui, c'est comme si tu avais dessiné un personnage qui ressemble à Schwarzenegger et que tu l'avais appelé Schwarzenegger haha.

SM : C'est tout bête : le nom est court, facile à épeler, il sonne espagnol... et je voulais changer le nom avant d'envoyer le projet à l'impression. Parce que... enfin, voilà, Danny Trejo possède "les droits" de Danny Trejo
 
AK : Je me suis demandé si tu l'avais contacté justement.

SM : Non, l'éditeur a voulu lui écrire pour lui proposer de signer un verbatim ou d'apparaître sur la couverture, mais ça ne s'est pas fait. Donc oui, je voulais changer son nom avant la finalisation, je n'ai pas eu le temps, j'espère qu'il ne va pas être trop en colère. (rires) Même si, au final, il fait partie des héros de l'histoire. Et je l'ai dessiné un peu plus grand que le vrai. En fait, il a une bonne tête, je l'ai souvent vu représenté en comics, même si généralement, les gens ne l'appellent pas directement "Danny" ou "Trejo". Alors... j'espère que ça va passer.
 

 
OC : C'est amusant d'ailleurs, parce que je crois que Robert Rodriguez, qui est un grand proche de Danny Trejo, avait essayé de faire une série Zorro récemment...

SM : Exact.
 
OC : Et je crois que ça ne s'est pas fait au final.

SM : Ils ont essayé de relancer la machine récemment, mais il me semble que ça n'a pas marché. Et oui, ça ferait probablement partie des autres raisons qui font que ça m'inquiète : je ne sais pas si c'est vrai, mais il me semble que Quentin Tarantino a une sorte de primauté en cas de future adaptation de Zorro parce qu'il avait signé un contrat à l'époque du projet Django/Zorro et... il y a des chances qu'il tombe sur ce comics, l'envoie à son copain Robert Rodriguez qui pourrait ensuite le montrer à Danny Trejo... enfin, je ne sais pas, avec un peu de chance ils ne seront pas trop fâchés.
 
OC : C'est amusant d'ailleurs, parce que quand tu avais parlé à Arno de ton projet Zorro l'année dernière, on venait de savoir qu'une série espagnole était en route (et elle est sortie depuis), et même qu'une adaptation française allait être développée.

SM : J'en ai entendu parler oui ! Je n'ai pas encore pu voir à quoi ça allait ressembler.
 
OC : Et puis, un autre projet sur Disney+. En un sens, t'étais à l'avant-front de tout ça.

SM : Oui, alors, j'aimerais pouvoir dire que j'ai eu ce pouvoir de préscience.
 
OC : Quelle influenceur sur l'industrie, Sean Murphy. (rires)

SM : Dans la série avec Sofia Vergara, elle devait jouer une Zorro au féminin qui chevauche une moto. Je crois aussi qu'un animé était en chemin où Zorro était un véritable renard, ça avait l'air assez fou. J'espère que tous ces projets vont réussir à se faire, parce que vous savez, des fois certains trucs sont annoncés et puis c'est remis à plus tard, ou bien c'est annulé, on ne sait jamais. Mais je suis content de voir que l'appétit général pour le personnage est toujours bien vivant. ZPI espère que ça va continuer et moi aussi, donc si j'ai pu participer à ce retour d'une quelconque façon... de toutes façons, ça leur rapportera plus d'argent à eux qu'à moi, donc. (rires)
 
AK : A ton avis, qu'est-ce qui fait que le personnage de Zorro est encore aussi populaire dans le présent ?

SM : Si un personnage est réinventé tous les vingt ans, il accumule de nouveaux fans dans les générations. Pour comparer ça avec les Tortues Ninja, ça a été un phénomène dans les années quatre-vingt, et ensuite, il y a eu une seconde grosse vague. Actuellement, ils doivent bien avoir touché quatre générations de fans. Les grands-pères de quarante-cinq ans partagent encore les Tortues Ninja avec leurs petits-fils. C'est ça la force d'une marque qui se transmet dans le temps. Pour Zorro, même si ce n'est pas aussi gros que les Tortues Ninja, du moment que quelque chose sort suffisamment souvent, il n'en faut pas plus pour convaincre les gens que le personnage reste éternel. Par exemple, moi j'aime bien Dick Tracy, mais c'est un personnage sur lequel on n'a pas eu énormément d'activité depuis les années quatre-vingt dix, donc la propriété intellectuelle est en danger d'extinction si tu veux.
 
Et c'est intéressant : en comparaison, le Rocketeer a l'air d'être encore capable de tenir sur ses deux jambes. Peut-être que c'est aussi le cas pour le Phantom, je ne sais pas. 
 
AK : Mais là tu parles du personnage en tant que propriété intellectuelle. Je voulais plus dire : qu'est-ce qui fait qu'il est encore populaire dans les thématiques, le design, etc.

SM : Ah, je vois. Je dirais que Zorro est un personnage tellement pulp... porté par des dialogues pas du tout réalistes, à mon sens ça ne marcherait plus dans le présent. Les répliques de Guy Williams dans les années cinquante, ça avait quelque chose de charmant. Mais si on devait le faire aujourd'hui, il faudrait quelque chose de plus moderne, de plus mature. Et ça n'aurait pas forcément vocation à se passer dans le présent. Mais si on prend des séries de western très sérieuses comme WestWorld, et qu'on designait cet univers plus crédible, avec un Zorro qui évoluerait là-dedans, oui, ça pourrait fonctionner. Ou si Zorro se trouvait vraiment dans une série à la Narcos, si on embauchait ces scénaristes... je ne sais pas, mais j'imagine qu'il existe des tas de façons de réinventer Zorro et de le rendre pertinent.
 
Le côté iconique de la cape, de l'épée et du chapeau noir est suffisant pour que les gens se disent "oh, Zorro, il faut que j'aille voir ça !". Un peu comme le code couleur des tortues vertes ou du Hellboy rouge. Ca active un interrupteur immédiat dans le cerveau des gens qui suffit à leur faire envie.
 
AK : Est-ce que tu n'avais pas peur de perdre les gens en déplaçant le personnage dans le monde moderne ? Parce que c'est difficilement crédible de voir un gars avec une épée battre une équipe de vilains avec des pistolets et des mitrailleuses.

SM : (rires) Oui, j'imagine que c'est ridicule d'imaginer qu'un héros seulement armé d'un fleuret serait capable d'abattre une petite armée organisée. Evidemment.
 
OC : Mais il a un fouet aussi !

SM : Il a un fouet, il a une voiture. Et même les narcotrafiquants s'en aperçoivent, ils se disent "pourquoi on arrive pas à l'avoir ?". Mais au final il est aidé par les villageois, par des alliés qui ont de l'armement, donc ça a tendance à rééquilibrer les forces j'imagine. Mais ce n'est pas plus ridicule que de voir Bandido sauter de son bras et se mettre à mordre les vilains...
 

 
OC : Oui, c'est vrai, on n'a pas encore parlé de Bandido. C'est curieux mais je ne me souviens pas que Zorro a déjà eu un petit renard de compagnie.

SM : Oui, je n'arrive pas à comprendre pourquoi personne n'y a pensé en cent ans. Même si le coup d'avoir une sorte d'avatar est peut-être quelque chose de plus moderne, on a plus l'habitude de ça depuis Pokémon, depuis les animés japonais. (rires) Il était peut-être temps de réparer cet oubli.
 
OC : L'album a aussi plus de faune et de flore que tes productions habituelles.

SM : Oui.
 
OC : Est-ce que ça a été difficile de te mettre à dessiner tout ça ?

SM : Si je regarde les planches aux murs, je peux voir quelques dessins du renard dont je ne suis pas content. J'aimerais être aussi doué que Claire Wendling, une artiste française qui se spécialise dans la représentation des animaux. C'est une véritable science à part entière. Je pense que je peux dessiner un bon cheval à partir d'une photographie, mais j'ai du mal à pouvoir me l'imaginer dans l'espace aussi bien que pour un humain. Claire Wendling, elle sait faire ça.
 
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