Depuis le 3 juillet 2024, l'auteur Neil Gaiman est au coeur d'accusations particulièrement graves qui concernent des comportements sexuels déplacés, voire plus simplement, des agressions sexuelles. Deux premières accusations ont été signalées au début de cet été, avant que trois autres ne viennent se rajouter à ces prises de parole. Les récits divergent dans l'ensemble, mais comportent tout de même des similarités troublantes, notamment sur l'emprise ou le rapport de force que Gaiman aurait pu utiliser sur ses victimes. Pourtant, il est probable que vous n'ayez pas eu vent de ces affaires. Et pas seulement parce que nous avons, sur le site, mis trop de temps à rédiger dessus... mais aussi parce que les révélations en question se sont accompagnées d'un silence assourdissant de la part des grandes antennes de presse spécialisée, voire même de la communauté des auteurs et autrices de comics.
Alors, de quoi exactement Neil Gaiman est-il donc accusé ? Qui sont les personnages à l'origine du podcast Tortoise, responsables des premiers éléments de l'affaire ? Et pourquoi cette source en particulier a-t-elle pu avoir eu tendance à freiner le relais médiatique ? Comment l'affaire a-t-elle été traitée par les médias, à la fois généralistes et spécialisés ? Pourquoi n'avons-nous, nous mêmes, pas couvert l'affaire plus tôt ? Et quelles sont les premières conséquences visibles de cette affaire ?
Un ensemble épais de questionnements qui seront évoqués au long de cette chronique chargée, probablement imparfaite, mais dont le but est surtout de montrer tous les aspects d'un sujet qui reste, à l'heure actuelle, suffisamment complexe pour mériter d'être traité dans sa globalité.
Avertissement : la première partie de cet article contient des descriptions explicites d'agressions sexuelles, de mentions d'états suicidaires, de rapports d'emprise et de chantage sexuel. Si vous êtes en détresse et/ou avez des pensées suicidaires, si vous voulez aider une personne en souffrance, vous pouvez contacter le numéro national de prévention du suicide, le 3114.
A l'heure de publication de cet article, pas moins de cinq femmes différentes, et qui ne se connaissent pas, ont accusé Neil Gaiman de harcèlement ou d'agression sexuelle. Les faits s'étalent sur une très longue période, avec des données précisément établies entre 1986 et 2022. A chaque fois, les accusations évoluent, selon les déclarations des journalistes de Tortoise, dans une forme de "zone la plus grise des zones grises", notamment du côté des deux premières femmes ayant témoigné. Toutes deux étaient alors engagées dans des relations consenties avec l'auteur, mais au sein desquelles ont eu lieu des actes qui, eux, ne l'étaient pas.
Surtout, il ressort de l'ensemble des témoignages une importante différence d'âges, et de rapports de couple pas forcément égalitaires. On a déjà connu ça à l'époque de "l'affaire" Warren Ellis : la renommée et la stature de Neil Gaiman lui permettent de séduire des femmes qui sont d'abord des lectrices et des fans de son travail. D'autres étaient parfois en situation de détresse, de vulnérabilité, ou les deux. Six épisodes de l'émission produite par Tortoise ont été publiés entre le 3 juillet 2024 et le 27 août 2024 sous l'intitulé Master : The Allegations against Neil Gaiman et une version retranscrite (en Anglais) est à retrouver ici pour celles et ceux qui n'auraient pas le temps de tout écouter, et qui voudraient savoir de quoi il est exactement question dans le moindre détail. Pour les autres, voici un résumé des faits reprochés à l'auteur, pensé pour être le plus concis tout en omettant le moins d'éléments importants possibles :
Au total, des témoignages de cinq femmes attestant de relations assez différentes, mais sur lesquelles Tortoise pointe des similitudes sur différents aspects. D'une part, le rapport d'autorité qui s'exerce sur les femmes au contact de Neil Gaiman, qu'il s'agisse de fans, ou de personnes qui ont travaillé pour lui (ou pour Amanda Palmer lorsque l'un et l'autre formaient encore une entité commune) D'autre part, la violence des rapports sexuels évoqués : ce rapport de domination, l'utilisation du mot "maître" que l'auteur applique visiblement dans au moins trois des relations sur les cinq femmes concernées. Par principe, on aurait envie de rappeler la logique que la présomption d'innocence prévaut. Le scénariste n'a pas été jugé ni condamné, et l'abus manifeste de contrats de confidentialité (NDA) pourrait s'entendre comme un paravent éventuel contre cette probabilité. Mais, il est tout aussi important de rappeler à quel point ce genre d'affaires, même pour les personnalités qui ne sont pas des célébrités reconnues et qui comptent sur un fandom d'avocats volontaires, aboutissent rarement sur l'ouverture d'un procès. Généralement, les situations de ce genre se résument au cas classique de la "parole contre parole", et les preuves manquent pour attester des faits.
Pour autant, si les comportements reprochés à Neil Gaiman ne relèvent pas forcément du domaine du pénal, les uns et les autres qui entendent ces témoignages comme une série concordante de faits pourront attester d'une donnée récurrente : l'auteur a visiblement profité de son statut de célébrité, ou d'un rapport de domination éventuel (avec... des salariées qui travaillaient pour lui, ou des fans) pour obtenir des relations sexuelles. Il y a d'ailleurs une autre question à l'heure actuelle, qui reste encore à élucider : le rôle d'Amanda Palmer. Celle-ci était visiblement au courant des actes de son ex époux envers d'autres jeunes femmes (rappelez-vous du "quatorze"), et selon le témoignage de Claire, celle-ci aurait même pu pousser certaines jeunes femmes entre les griffes de son compagnon.
Pour marquer une pause, parce que les accusations d'agressions sexuelles sont à prendre au sérieux, et que la société moderne nous enseigne qu'une femme ne prendrait pas nécessairement le risque de formuler ce genre d'accusation par pur plaisir (en particulier dans le microcosme de la littérature et des comics, où les fans n'ont pas forcément eu l'habitude de croire en la parole des victimes au profit d'une défense frontale des auteurs incriminés), il convient aussi d'être tout aussi attentif à la façon dont les accusations ont été présentées. Dans le cas de Neil Gaiman, mettons que, par euphémisme, l'étalage des faits se retrouve coincé dans une certaine complication.
Les premières accusations sortent le 3 juillet 2024, dans un article de Tortoise, qui pose un bref résumé textuel, avant de rediriger le public vers leur série de podcast Master : the Allegations against Neil Gaiman, qui recueille les témoignages de Scarlett et de K.. Quatre épisodes sont mis en ligne, et le sentiment général pointe vers une sorte confusion quant à l'accessibilité du contenu en question. L'écoute pousse d'abord à télécharger l'application du média, guide vers les possibilités d'abonnement éventuelles... on a le sentiment qu'une affaire grave, publique, se retrouve coincée derrière un paywall. Rapidement, l'émission apparaît finalement sur les canaux de diffusion traditionnels, sans offre payante. Ce qui n'empêche pas les épisodes d'être accompagnés de coupures publicitaires. La nécessité de monétiser une émission utile, peut-être, mais qui pousse certains observateurs à poser une question quant à l'origine du support ou à l'intégrité de la démarche.
De fait, une petite plongée dans les coulisses a rapidement participé à décrédibiliser (et selon toute vraisemblance, à tort) les méthodes de Tortoise. Le média en question a été fondé, via Kickstarter, par un ancien éditeur du Times, James Harding, en 2018. Celui-ci était alors secondé par un ancien ambassadeur des Etats-Unis au Royaume-Uni, Matthew Barzun. L'objectif général de cette nouvelle antenne s'inscrit dans la tendance du "slow journalism" : une forme de presse nouvelle qui fait le choix d'opter pour le temps long au détriment de l'actualité immédiate, et qui va donc naturellement préférer les sujets traités en long format. La plupart des rédactions spécialisées (Comicsblog inclus) n'avaient probablement jamais entendu parler de cette antenne avant la sortie de l'affaire Neil Gaiman. Le reporter à l'origine de toute l'enquête s'appelle Paul Caruana Galizia, fils de la journaliste assassinée Daphne Caruana Galizia (qui avait notamment contribué aux célèbres Panama Papers) et qui depuis 2017, a obtenu plusieurs prix pour ses travaux.
En somme, une source de première main fiable dans l'absolu. Sauf que, l'enquête sur Neil Gaiman a aussi été coréalisée par Rachel Johnson... à savoir, la soeur du tristement célèbre Boris Johnson, ancien premier ministre du Royame-Uni largement considéré comme un conservateur, au mieux, aux opinions réactionnaires. Architecte du Brexit et bon représentant de la pensée "anti-woke". Rachel Johnson a notamment produit en avril 2024 un article à la défense, sinon à l'éloge de l'autrice J.K. Rowling, figure notoire de la position transphobe revendiquée et assumée. Johnson évoquait, en ces termes, une reconnaissance : "Nous devons à JK Rowling plus que des remerciements et des louanges. Elle est saluée - et j'accepte d'avoir peut-être à vivre dans une chambre d'écho Terf-friendly - comme une messie pour s'être clouée elle-même à la croix de la vérité pour protéger les femmes du mensonge qui est que l'on peut changer son sexe biologique."
Or, justement, de son côté, Neil Gaiman est plutôt connu comme une figure d'antagoniste au sein des communautés radicales de l'extrême-droite britannique et nord américaine. Notamment pour son soutien envers la communautés trans à travers son travail d'auteur... qui a transformé l'écrivain en un adversaire politique, culturel et idéologique. Il était donc facile d'imaginer que le média Tortoise aurait pu profiter de cette occasion pour organiser un genre d'attaque ciblée envers l'un des portes-drapeaux de la diversité en fiction. D'autant plus que le jour de sortie du premier article, le 3 juillet 2024, était tombé la veille d'une journée d'élections. La réalité nous rattrape : aux heures où les communautés radicales ont pris l'habitude de s'organiser pour mener des attaques en meute du même genre, on a déjà vu, par le passé, d'autres célébrités attaquées politiquement sur certains sujets de société. D'aucuns se rappellent encore de la façon dont la carrière de James Gunn avait été touchée par l'extrême-droite américaine, à une autre échelle, dans l'idée de décrédibiliser le cinéaste.
Et même en écartant le discours ou l'intention politique, d'autres critiques étaient à formuler sur les méthodes de Tortoise Media. A commencer par le choix de publier les allégations sous la forme d'un podcast plutôt que de coucher sur papier les propos de Scarlett et K., entre autres femmes concernées et interrogées par la suite. Notamment parce que les textes proposés par le média sont des versions extrêmement raccourcies de ce qui est réellement raconté dans les épisodes, et que le format podcast permet, à travers l'écriture, le montage, et la réalisation, d'orienter le regard de l'auditoire. En l'occurrence, outre les coupures publicitaires, la série Master use de musiques d'ambiances sinistres pour accompagner les prises de paroles de victimes, les journalistes viennent rappeler des faits généraux ou externes sur le thème des agressions sexuelles, et d'autres pratiques dispersées ici ou là pour indiquer une intention directe en amont ou en aval des témoignages. Bien sûr, le média reste libre de son format, mais certaines données évoquées à l'oral manquaient encore de contexte ou de sources affirmées, faute d'éléments photographiques ou de références textuelles ou imagées : à quoi pouvait effectivement ressembler le dossier médical de Scarlett ? Comment Tortoise aurait-il pu y avoir accès ? Pourquoi les nombreux échanges entre Gaiman et ses victimes n'ont pas été documentés visuellement, si l'équipe en charge de l'émission a effectivement pu consulter les messages en question ?
L'autrice et journaliste Annabel Ross, qui s'est exprimée dans le cadre d'un essai complet, ne comprend pas, à titre d'exemple ce que vient faire le troisième épisode du podcast au sein de la série. Celui-ci traite du passé de Gaiman, son rapport à la scientologie, sans aucun lien avec les accusation. Pire encore, on en vient à faire des suppositions sur la possibilité que le père de Gaiman aurait lui-même été un agresseur sexuel (sur la base d'une rhétorique qui voudrait que "tel père, tel fils").
L'actrice Fiona Shaw intervient également pour véhiculer un message de sympathie à l'égard de Scarlett, sans que l'on ne sache vraiment si celle-ci est réellement au courant de l'expérience exprimée dans l'émission avec l'auteur. Cette donnée pouvait alors poser la question de ce qui avait été ajouté pour les besoins de "production" de l'épisode concerné. Autre passage étonnant : lorsque les journalistes eux-mêmes, entre la fin du premier épisode et le début du second, expliquent douter du témoignage de Scarlett, avançant l'idée que "la lecture des messages et des whatsapp font apparaître une histoire très différente, une histoire de sexe hardcore entre deux adultes consentants, qui semble aller dans le sens de Gaiman."
Paul Caruana Galizia va jusqu'à affirmer que "des messages comme ceux-ci donnent une preuve noir sur blanc de consentement." Plus loin, au quatrième épisode, on entend dire que l'équipe a cherché d'autres témoignages de femmes qui pourraient avoir quelque chose à dire contre Neil Gaiman, sans tomber sur la moindre pièce à conviction. Une ancienne amante de l'auteur leur aura bien expliqué que celui-ci avait effectivement un penchant pour le BDSM, mais sans formuler de témoignage d'agression ou d'abus. L'existence de ces segments au sein de la série pose question. Non pas pour dire que les témoignages de Scarlett et K. sont invalides, mais parce que le média a clairement omis de coucher sur papier des informations cruciales qui figurent dans le podcast. Or, pour ce genre de sujets, le degré de dosage reste essentiel : la parole des femmes est déjà assez largement remise en question de façon générale dans ces affaires pour que Tortoise s'abstienne une mise en contexte susceptible d'alimenter la parole de détracteurs déjà prêts à bondir, sans même évoquer les complotistes (prêts à dire que chaque victime cherche "la notoriété") ou même le camp des antiféministes, voisin de l'exême-droite britannique ou américaine.
En définitive, le podcast pose une version de la réalité qui autorise l'existence d'une cohabitation : il est possible que toutes les accusations adressées à l'encontre Neil Gaiman soient avérées, que Tortoise a mis ces femmes en danger de par leurs choix éditoriaux, et aussi, peut-être, que Rachel Johnson a pu partir à la pêche au témoignage de victimes avec une idée précise derrière la tête. Les premières réactions suite à l'affaire, in situ, ont même été dans ce sens : à ce moment là, l'extrême-droite américaine a été la première à s'exprimer, en pointant du doigt un auteur connu pour sa sympathie vis-à-vis des minorités, et en exprimant un sentiment classique d'affiliation idéologique froide et calculatrice : aucune sympathie pour les victimes, les prises de parole se résumaient seulement à : "la preuve que tous les amis des trans sont des pervers", en tout et pour tout. A noter : notre rédaction a bien tenté de contacter Paul Caruana Galizia pour qu'il puisse nous parler plus en détails de la méthodologie à l'origine de cette enquête, et le choix éditorial dans la façon tout ceci a été traité, mais l'intéressé ne nous a pas répondus pour le moment.
Force est de constater que, même deux mois après les faits, l'affaire Neil Gaiman n'a pas pris l'ampleur qu'elle devrait. Que l'on décide de croire ou non aux prises de parole en question : le sujet est là, et mérite a minima d'être évoqué sur la scène publique. D'autant plus que la stature du bonhomme dans le monde de la littérature, des comics, mais aussi du cinéma et de la télévision, fait foi d'une certaine matière à débattre. On évoquera tout ceci plus bas, en clôture d'article. Mais force est d'admettre que, malgré toute la méfiance que l'on peut exprimer enver Tortoise, les personnalités à l'origine de l'affaire et la suspicion d'un grand complot, les faits sont têtus et les témoignages se bousculent. Pourtant, de grands médias mainstream (comme Variety, Deadline, etc) n'ont évoqué les podcasts de Tortoise qu'à partir du mois de septembre, pour justifier des conséquences ou des annulations de projets affiliés à Neil Gaiman par certains grands studios.
La journaliste Pauline Bock du site Arrêts sur Images a livré en ce début de mois un excellent article relatif à ce silence médiatique. Un sujet sérieux dans lequel notre rédaction prend sa part de responsabilité (voir plus bas) mais qui s'étend plus généralement à des enseignes connues pour tirer la sonnette d'alarme. Malheureusement, là-encore, il s'agit d'un article payant - mais il existe aussi cette page (en Anglais) pour recenser tous les médias qui ont effectivement parlé des accusations envers Neil Gaiman, par ordre chronologique. Lors de la première semaine de juillet 2024, le silence est total du côté des principales antennes dont on attendrait qu'elles reprennent l'affaire de bon coeur. Beaucoup de fans se sont alarmés de ce silence, en conséquence d'un doute sur la fiabilité de Tortoise. Aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, d'aucuns s'attendraient pourtant à ce qu'il soit plus facile de partir à la pêche aux informations : en allant interroger Gaiman lui-même, ou bien les nombreuses femmes qui ont (visiblement) croisé son chemin.
Côté britannique, le journal conservateur The Telegraph et les tabloïds (encore une fois : une presse peu scrupuleuse et orientée) The Daily Mail et The Star ont bien repris l'affaire, mais pas d'autres journaux plus sérieux. Et fait suffisamment rare pour être signalé : Rich Johnston, figure de proue (à défaut d'en être encore le rédacteur en chef) du site BleedingCool ne couvre pas cette actualité. Du côté des Etats-Unis, on voit Business Insider et Rolling Stone reprendre l'affaire, en se cantonnant aux éléments du texte de Tortoise, sans avoir à l'évidence pris le temps d'écouter les épisodes.
Il en va de même côté français. Seuls quelques médias spécialisés reprennent les accusations, comme ActuSf, Elbakin, ou ActuaLitté, mais également des sites plus généralistes comme HiTek ou Konbini. Mais sur les sites des médias plus ouverts au grand public, rien. Pas de brève pour des sites d'informations dotés de sections culturelles - rien sur Le Monde, rien sur CNews ou sur BFM à l'heure de publication de cet article. Dans son article pour Arrêts sur Images, Pauline Bock s'entretient avec Lucas Armati, rédacteur en chef de la cellule enquêtes du média Télérama, qui explique que l'information a pu passer inaperçue par bon nombre de rédactions car tombée dans un creux estival, avec le fait que les JO face aux législatives et aux Jeux Olympiques et Paralympiques, vecteurs naturels d'attention. Et le fait est que la boussole médiatique perd généralement ses moyens lorsque l'AFP, source de dépêches qui guide l'actualité sur le sol français, décide d'esquiver telle ou telle information publique. Nous avons toutefois pris le temps de contacter journaliste employé au sein d'un grand média national (qui souhaite conserver l'anonymat), et celui-ci confirme ce constat. Le sujet n'a visiblement pas été "jugé prioritaire" par sa direction, les équipes sont souvent "réduites avec une montagne de brèves à faire" et il est "compliqué de tout traiter lorsqu'on est à flux tendu". Une évidence : "les rédactions ne sont sûrement pas assez nombreuses et armées pour parler de tout ça."
Et en ce qui concerne les sites spécialisés comics ? Calme plat. Force est d'admettre une réalité : en dehors de Comicsblog, peu de rédactions profitent d'une équipe salariée. Les rédactions fonctionnent sur la base du bénévolat - donc du temps libre - et l'alignement sur les sites américains tient lieu de règle stricte. Alors, quittons un instant la scène objective de la neutralité journalistique pour opérer à la première personne : pourquoi Comicsblog a mis si longtemps avant de se mettre au gouvernail sur ce que l'on peut désormais qualifier en bonne et due forme "d'affaire Neil Gaiman" ?
Pour toutes celles et ceux qui pourraient venir à en douter : non, la volonté du site n'a jamais été de mettre en doute la parole des victimes ou de "protéger" un agresseur potentiel. Nous avons toujours eu à cœur d'écrire de la façon qui nous paraît la plus saine pour tout le monde, et avons toujours traité des affaires similaires, quels que soient les goûts des deux rédacteurs maison. Nous avons écrit sur Andrew Kreisberg, Eddie Berganza, Max Landis, Scott Lobdell, jusqu'à Warren Ellis et Ed Piskor, invariablement de nos propres préférences. D'aucuns nous l'ont d'ailleurs reproché, jusqu'à nous accuser d'avoir, parfois, suivi le mouvement lors d'accusations vagues ou inqualifiables sur le plan juridique. Ce qui reste et restera une directive rédactionnelle stricte : l'objectif n'a jamais été de se substituer aux tribunaux ou de faire le procès médiatique d'artistes X ou Y, mais d'informer les lectrices et les lecteurs sur des comportements qu'ils pourraient, à échelle individuelle, sanctionner. Le milieu des comics, quoi que très masculin, n'a pas forcément vécu avec la même intensité les secousses du mouvement MeToo, et on se plaît à croire ici que ce n'est pas un hasard : l'industrie est trop petite pour laisser passer des cas de harcèlement ou d'agressions caractérisées au vu et au su du plus grand nombre. Et c'est pourquoi la vigilance doit encore dominer pour protéger un écosystème fragile - qui n'intéresse pas la presse grand public et où, si la situation devait évoluer en ce sens, personne ne viendrait réellement sonner l'alerte en cas de danger... à part les rédactions de spécialistes.
D'une manière générale, tous ces articles, sur les cas évoqués plus haut, ne nous ont d'ailleurs rien rapporté de concret. Sinon, bien sûr, de longues heures fatigantes à affronter toutes sortes d'accusations sur les réseaux sociaux (ou la fameuse "présomption d'innocence" sert de rempart à de simples questions morales, éthiques, de ce qu'on l'espère de nos auteurs préférés). Voire même plus généralement, à des propos agressifs, des lecteurs qui claquent la porte fâchés, qui haussent les épaules en brandissant le fameux étiquetage "wokiste", etc. On nous aura notamment, et même très récemment, accusé d'avoir commis "une faute professionnelle" en écrivant sur les accusations contre Ed Piskor, le genre de propos abjects capables de frapper la conscience d'une rédaction.
Alors, pourquoi donc ce silence de notre côté ? D'une part, parce qu'il a fallu écouter tous les épisodes des podcasts, et parce que, dès le départ, j'ai tenté de m'intéresser à la source. Au fil des écoutes et des recherches, sur la seule base des quatre premiers épisodes postés, il était difficile de ne pas voir un parallèle entre l'affaire Neil Gaiman et les manœuvres politiques qui ont touché James Gunn plusieurs années auparavant (un papier sur lequel j'avais aussi passé beaucoup de temps). On ne peut pas tout reporter sur le climat politique d'un moment, mais prenons un peu de recul : quotidiennement, notre travail consiste à interroger et scruter les sources pour savoir si une info' triviale (du caméo d'un acteur dans une production X ou Y à une rumeur mal documentée) est vérifiable ou non. Ajoutez à cela les manœuvres de désinformation en bande organisée de certains groupes, qui cherchent activement à faire tomber des figures connues à coups d'accusations de pédophilie (aux Etats-Unis, au hasard) et le travail devient vite problématique : on a déjà vu des grandes vedettes entachées à l'aune d'informations peu claires ou dispersées dans la masse des réseaux sociaux pour profiter de la confusion et du chaos de ces plateformes où les prises de parole s'entrechoquent avec fracas. La réaction des influenceurs américains aux podcasts de Tortoise méritait donc d'être interrogée, si possible, de vive voix.
Dans un second temps, c'est le silence médiatique qui a aussi joué : pourquoi le Hollywood Reporter ou Deadline n'ont pas repris ces accusations ? Pourquoi même BleedingCool, rédaction qui ne s'est jamais montrée timide pour écrire sur Warren Ellis et d'autres auteurs accusés, était-elle tout à coup si muette ? Au terme de longs débats avec Corentin, j'ai donc pris la décision d'attendre, attendre pour du plus solide, du plus tangible, de voir si les médias bien renseignés, qui auraient eu les moyens de pousser l'enquête plus loin, auraient pu attester ou complémenter les témoignages, finiraient par avancer leurs vision de toute l'affaire, par nécessité de croiser les sources... mais force est de constater qu'il ne s'agissait sûrement pas du meilleur choix. D'autant plus que sur les réseaux sociaux et particulièrement YouTube, les personnes qui s'en sont données à cœur joie dès le départ pour parler de Neil Gaiman venaient, pour la plupart, du réseau ComicsGate, un circuit d'activistes extrémistes trop heureux de pouvoir titrer sur le "faux féminisme" et ainsi déballer tout l'arsenal de leur rhétorique haineuse (en allant jusqu'à chercher dans les choix artistiques opérés sur The Sandman, notamment) en conséquence.
A mon sens, il n'existait que deux pistes possibles : soit Tortoise manipulait de façon particulièrement vicieuse les témoignages de victimes pour faire un coup contre Neil Gaiman du fait de ses opinions, soit les deux témoignages n'étaient que les premiers d'une liste de victimes bien plus importante.
Les prises de parole se sont multipliées depuis (et on doit s'attendre à en entendre davantage d'ici les prochains mois), mais à chaque fois, via Tortoise, et cette forme (à mon sens : bancale) de podcast narratif à la forme parfois curieuse. La situation a toutefois fini par évoluer entre la fin août et le début du mois de septembre. Les médias mainstream ont commencé à évoquer l'affaire, en écho à des nouvelles qui concernaient, évidemment, les productions audiovisuelles associées au nom de Neil Gaiman. Avec le retard, et les excuses d'avoir participé à un silence qui paraît désormais, de toute évidence, organisé d'une quelconque façon, il est désormais impossible d'attendre plus longtemps ou de faire comme si Comicsblog n'était pas au courant. L'affaire prend le sens d'une interrogation générale sur la façon dont s'organise ce second temps tardif de l'affaire MeToo : les auteurs populaires ont visiblement une licence supérieure pour mettre la poussière de leurs agissements sous un tapis qui doit, collectivement, au sein des rédactions, nous alerter. Et ce, que l'on choisisse de croire ou non la parole des victimes : d'une affaire publique, on a fait un secret, sans même demander au principal intéressé de s'expliquer, de commenter, de s'excuser. Par souci de fiabilité, de sources croisées ou d'un attentisme général.
Et par-delà les médias, la donnée qui reste à ce jour la plus surprenante se concentre sur une autre sphère, régie par d'autres normes : celle du milieu professionnel et populaire des comics. Et plus particulièrement, du reste des auteurs et autrices. Neil Gaiman était connu comme un utilisateur proactif des réseaux sociaux, et s'était régulièrement exprimé contre les violences (sexuelles ou non) faites aux femmes, notamment via un tweet devenu tristement célèbre au sortir des premières révélations, et qui depuis a d'ailleurs été supprimé (la seconde image étant une capture issue d'une recherche effectuée au jour de la rédaction de cette chronique).
Notez donc que celui-ci aurait logiquement été d'accord avec l'essentiel des témoignages concernés. Et donc, curieusement, la majorité des professionnel(le)s de la BD américaine se sont tus. En comprenant des personnalités dont on a pourtant l'habitude de les voir s'exprimer sur cet exact même sujet (et à raison, par ailleurs, l'objectif n'est évidemment pas de leur donner tort lors des signalements précédents).
Sur Twitter, qui reste généralement la plateforme la plus sonore pour les scandales publics, pas un post de Gail Simone (qui a toutefois partagé une prise de parole en repost sur le réseau BlueSky), ni de Tom Taylor ou de Mark Waid sur Facebook. Des noms importants qui ont pris position par le passé. En fait, sur un axe plus général, peu de personnalités du monde des comics n'ont, ne serait-ce que, mentionné le nom de l'auteur sur les réseaux sociaux. Pourtant, on s'en doute : le sujet est forcément évoqué, discuté, dans les chaînes Whatsapp, les conversations intimes et les mails d'éditeurs. Mais jamais publiquement. Pourquoi ? Est-ce que tous ces gens seraient des ami(e)s proches de Neil Gaiman qui auraient connaissance de faits qui nous échappent ? Ou bien, comme dans le cinéma, la loi du silence, "on sait mais on ne dit pas", n'aurait-elle pas cours pour les figures les plus indéboulonnables ?
On note, outre Simone, des liens partagés, des posts de Matthew Dow Smith, Michael Avon Oeming... mais c'est à peu près tout à l'heure actuelle en ce qui concerne le petit milieu des comics. Ni Marvel ni DC ne se sont exprimés. Pas une grande surprise : les secteurs corporatistes attendent généralement l'ouverture d'une instruction, ou de voir si un scandale finira par se répandre jusqu'aux cimes du grand public, avant de réagir. En revanche, Dark Horse, un client régulier des adaptations de la littérature de Neil Gaiman au format comics, reste bien silencieux. En fait, aucun des éditeurs qui ont pu travailler avec Gaiman n'a voulu être le premier à briser le dogme. En France, ActuaLitté a bien réussi à obtenir un commentaire d'Au Diable Vauvert, qui se dit "stupéfait" par les allégations, mais ne compte pas cesser d'imprimer les écrits de l'auteur pour autant. Interrogée par la rédaction, la maison Urban Comics n'a pas de commentaire à exprimer, et il est probable de toute façon que toutes les maisons d'édition qui ont édité du Neil Gaiman se tiennent sur le qui-vive quant à toute exploitation ultérieure de ses travaux. Encore une fois : les éditeurs sont les premiers à être pris en tenaille par le comportement intime ou public de l'auteur. De leur point de vue, les œuvres restent le sujet dominant, et le silence général autour de ce scénariste en particulier s'explique peut-être justement à l'aune de sa bibliographie : en comics, Neil Gaiman reste une institution, un passage obligé, une référence. Et malgré l'état de l'affaire du moment, on est même en droit de se demander si des projets aussi fondateurs que The Sandman, constitutifs de toute une génération, ne vont pas simplement se décrocher de leur créateur en cas de scandale avéré, au vu de leurs poids et de leur effet sur les autrices et les auteurs actuel(le)s.
Mais pour en revenir aux auteurs et aux autrices qui ne pipent mot depuis des mois, il devient de plus en plus difficile de comprendre ou même d'expliquer la situation ; les personnes dont on attend un signe n'avaient pas hésité à prendre la parole au moment de l'affaire "So Many of Us" qui concernait Warren Ellis, un autre monument de la BD anglophone.
Mais, peut-être que tout ceci s'explique aussi par le séisme qu'a pu constituer une affaire récente : l'affaire publique, puis le suicide d'Ed Piskor. Personne n'a oublié la façon horrible, catastrophique, dont cette affaire s'est achevée. Un artiste accusé sur la place publique, qui disparaît dans la foulée au sortir d'une missive posthume particulièrement difficile à appréhender. Missive qui comprenait d'ailleurs les noms des artistes ou auteurs/autrices qui avaient partagé les témoignages en question. Il est tout à fait possible que la communauté des comics soit encore traumatisée par le suicide d'Ed Piskor, au point de ne plus vouloir s'exprimer sur le moindre scandale qui toucherait l'un des leurs. On a bien vu, sans nommer d'individus précis, comment cette actualité sinistre, morbide, a pu impacter certains professionnels du secteur, au point de les faire douter de leur propre capacité à dénoncer les comportements problématiques. Puisque, sans émettre un doute sur l'importance de Neil Gaiman dans le milieu, difficile de croire qu'il pourrait avoir propagé une quelconque consigne à ses pairs au point de réussir à tous les faire taire.
A noter par ailleurs qu'est souvent revenu le nom d'Edendale Strategies au cours des deux derniers mois, compagnie employée par Neil Gaiman et ses avocats pour tenter de dissimuler, autant que possible, l'affaire qui le concerne. On a vu précédemment des tweets portés disparus sur les réseaux sociaux. On a aussi pu voir que Neil Gaiman ne s'est plus exprimé publiquement sur aucune plateforme depuis deux mois (ni Amanda Palmer, par ailleurs). L'auteur n'a pas accepté la moindre entrevue avec le moindre média, il ne s'est pas non plus rendu au moindre événement... alors que les occasions ne manquent pas, pour un créateur habitué du circuit du livre, des salons et des conventions. Et désormais, l'objectif, pour le "camp Gaiman", va certainement consister à établir une stratégie pour se prémunir du scandale qui gonfle. Souvenez vous (à une toute autre échelle) de l'affaire Ezra Miller : peu de temps après les faits, lors des excuses, la promesse de séances de thérapies, une présence amoindrie sur la campagne de promo' du film The Flash, on avait senti que toute cette façon de faire était surtout liée à une stratégie de damage control de la part des studios Warner Bros., plus qu'à une intention individuelle. Dans le présent, il existe arsenal tout entier pour permettre à certaines stars de bonifier leur image (ou de se faire oublier, a minima) lorsque la tempête gronde. C'est même un métier à part entière pour certaines personnes.
Il se murmure d'ailleurs qu'Edendale Strategies aurait aussi employé des bots pour noyer les recherches "Neil Gaiman" sur les réseaux sociaux avec des posts élogieux (ou même basiques) sur ses oeuvres et ses adaptations.
Le silence général autour de toute l'affaire pose énormément de questions sur la façon dont on traite collectivement les accusations qui touchent les personnes célèbres, via une logique de dissonance apparente.. dès lorsqu'il s'agit d'un individu qui, jusqu'ici, était encore unanimement apprécié. Tant pour son œuvre que sa personnalité apparente, en l'occurrence. Malgré le silence de l'auteur, le vernis de l'affaire commence à craquer d'un peu partout - puisque, au fond, et malgré nos préférences personnelles, on ne juge pas le comportement de quelqu'un à l'aune de notre amour pour telle ou telle BD.
Concrètement, quelles ont été les répercutions immédiates ? Alors, déjà, tout récemment, la série Dead Boy Detectives a été annulée suite à une première saison sur la plateforme Netflix. Et si les résultats de ce feuilleton, et l'absence d'une franche émulation autour de sa sortie pourraient nous laisser penser que le géant de la vidéo-à-la-demande n'avait simplement pas l'intention de renouveler la série dans tous les cas, le fait que la décision survient deux mois après les allégations contre Neil Gaiman. De quoi poser quelques questions. Au fil des dernières semaines, l'industrie du divertissement a commencé à dessiner les contours d'une réponse à ces accusations. D'une part, Disney a mis en pause l'adaptation en long-métrage du roman The Graveyard Book (Nobody Owens), annonce tombée le 4 septembre. Puis ce lundi 9 septembre, Deadline nous apprend que la production de la troisième saison de Good Omens était mise en pause chez Amazon.
C'est à l'aune de ces deux nouvelles que l'on a vu les grands médias cités précédemment, et qui n'avaient rien écrits jusqu'à présent, commencer à évoquer l'affaire. En général, les allégations sont mentionnées dans l'article, parfois avec le nom de Tortoise. Mais il s'agit malgré tout au plus de quelques phrases éparses dans un texte d'ensemble sur un tout autre sujet, et pas d'articles dédiés. Chose très curieuse, d'ailleurs, avec l'exemple de Deadline. Sur l'article qui évoque la série Good Omens, on voit un encart reliant vers un autre article qui, a priori, parle des accusations de Neil Gaiman et de ses réfutations.
Et alors, attention, effet spécial :
Pourtant, lorsque l'on clique sur la vignette en question, on se retrouve avec une page vide.
C'est donc que Deadline a publié, ou a eu l'intention de publier, un article consacré à l'affaire Neil Gaiman... et puis, celui-ci a peut-être été déprogrammé ou retiré une fois mise en ligne. La mémoire internet trahit les stigmates d'un phénomène étonnant.
Comme nous l'avons écrit auparavant, il est probable que l'évocation des cinq victimes présumées de Neil Gaiman ne constitue qu'une partie de l'iceberg. Que les rédactions des médias prennent en réalité le temps de mener leur propres enquêtes. Mais il est sûr qu'à mesure que les studios commenceront à vouloir prendre de la distance avec l'auteur, les médias de plus en plus généralistes seront bien obligés d'en parler, et donc, d'aborder a minima l'existence de ces accusations. Et ce dernier sera bien obligé, tôt ou tard, de parler.
En définitive, qu'il s'agisse d'une protection consciente ou inconsciente, l'affaire Neil Gaiman nous expose à nos propres faiblesses au sein d'un parterre amorphe, de fans comme de professionnels. Une interrogation pénible qui nous gratte le cerveau, qui agace, et qui trahit la faille d'un système médiatique, éthique, que l'on pensait pourtant bien huilé, bien protecteur, sorti grandi de l'affaire MeToo avec l'assurance de ne plus rien laisser filtrer. Au fond, la question est toute bête : a-t-on réellement envie de considérer l'idée que notre auteur préféré est en réalité un prédateur sexuel ? Que l'on décide de croire ou non à ces accusations (et encore une fois, on part ici du principe qu'il faut croire les victimes qui ont le courage de prendre la parole), cette réaction collective devrait nous inquiéter, en tant qu'acteurs quotidiens d'une société qui décide de ce qu'elle veut ou ne veut pas voir. Non : personne n'en a envie. Le moindre fan de comics pourra vous citer, de tête, les grands chefs d'oeuvre, l'immense contribution de Neil Gaiman à l'industrie ou à l'histoire des comics. Pourtant, face aux témoignages évoqués en ouverture de cet article, vous avez peut-être, vous mêmes, ressenti une stupéfaction, une inquiétude, voire un malaise ou un sentiment de dégoût. Et là-dessus, difficile d'en ajouter davantage.