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Interview : au coeur d'Âme Augmentée avec Ezra Claytan Daniels

Interview : au coeur d'Âme Augmentée avec Ezra Claytan Daniels

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Après avoir su charmer son public au cours du printemps avec Âme Augmentée (sortie imposante chez 404 Graphic), l'auteur américain Ezra Claytan Daniels a pu passer une courte tête en France en cette période de rentrée, à l'occasion d'une séance de dédicace à la librairie BD 16. Il n'en fallait pas plus pour que notre petite troupe aille à sa rencontre, micros tendus, afin de pouvoir discuter de cette oeuvre de science-fiction passionnante, qui mêle de nombreux questionnements - sur l'identité, sur le soi - tout en basculant doucement dans un drame à tendance horreur psychologique. 
 
Vous pouvez donc retrouver l'intégralité de l'entrevue que nous avons mené avec Ezra Claytan Daniels dans le texte ci-dessous. Et si vous êtes anglophones et amateurs/amatrices de format podcast, alors cette interview est aussi à écouter via First Print sur toutes les plateformes (le player étant intégré ci-dessous). Nos remerciements vont à Emilie Hurel et Nicolas Beaujouan de 404 Graphic et à la Librairie BD 16 qui nous a accueillis pour mener cette interview.
 

 
AK : Bonjour Ezra, comment allez vous ? 

EC : Je vais bien et vous ? Merci de me recevoir.
 
AK : Encore un peu agacé d'être arrivé en retard à cette interview. (rires) Comme c'est la première fois qu'on se parle, je vais commencer par la question habituelle : qui êtes vous Ezra, et est-ce que vous pourriez présenter votre parcours ?

EC : Oui : je m'appelle Ezra Claytan Daniels, je suis un scénariste et un dessinateur de Los Angeles, et... "Âme Augmentée" ? C'est comme ça que ça se prononce ?
 
AK : Oui.
 
EC : D'accord. (rires) Je réalise que je n'ai jamais réussi à bien prononcer les syllabes jusqu'ici alors.  Donc, ce projet est la traduction de mon roman graphique, qui s'appelle Upgrade Soul aux Etats-Unis. Et... voilà.
 
AK : Est-ce que vous pourriez nous parler de votre relation aux comics ? Avez-vous toujours su que vous vouliez travailler dans ce domaine en grandissant ?

EC : Oui, j'ai grandi avec les comics de DC et Marvel dans une petite ville de l'Iowa, aux Etats-Unis. Les comics et les dessins animés ont toujours fait partie de ma vie. Lorsque j'étais au lycée, j'avais déjà illustré une petite série pour le journal de l'école. Mais en réalité, j'ai toujours préféré le cinéma aux comics, et c'est là-dedans que je voulais travailler au départ. Alors j'ai déménagé à Portland, dans l'Oregon, pour mener des études dans ce domaine. Mais j'ai longtemps souffert d'une certaine anxiété au contact des autres, et ça me paraissait difficile de travailler sur un film, de garder le contrôle sur une production complète avec la quantité de personnel que ça implique. Or, comme j'avais justement cette aptitude pour le dessin, une petite expérience au lycée et des années passées à gribouiller lorsque j'étais petit, je me suis dit qu'il serait plus facile d'illustrer mes propres histoires. Il me suffisait de m'enfermer chez moi pendant six mois et d'en sortir avec un projet complet, sans avoir à me préoccuper du travail de gestion que nécessite la production d'un long métrage, avec les personnalités des uns et des autres à gérer, les acteurs, les budgets...
 

 
Avec la BD, je pouvais imaginer exactement ce que je voulais. C'est ce qui m'a poussé à me tourner vers les romans graphiques. Upgrade Soul est mon deuxième projet complet. Le premier, j'ai tendance à ne plus trop en parler, parce que c'était plus une sorte d'école d'apprentissage qu'autre chose. Celui-ci est vraiment le premier titre important que j'ai pu réaliser.
 
AK : Est-ce que vous avez été séduit par les possibilités infinies du format comics, qui n'embarque pas de limite en dehors de l'imaginaire ?

EC : Oui, absolument. Et ce titre là en est un bon exemple : sur le papier, c'est une histoire plutôt minimaliste avec des problématiques humaines ancrées au sein même des personnages. Si on avait voulu faire cette même histoire dans une production de cinéma en images réelles, ça aurait été une toute autre expérience. En comics, on a plus de latitude pour créer des choses qui vont défier la réalité et la logique. Et les gens peuvent plus facilement adhérer au résultat, parce que c'est inscrit dans la nature même de la bande-dessinée et de l'illustration. 
 
OC : Avant l'interview, vous m'aviez expliqué que vous étiez aussi devenu scénariste pour l'industrie de la télévision américaine. Donc vous avez réalisé votre objectif initial, et pourtant, vous continuez à produire des comics. Est-ce que vous pouvez nous expliquer en quoi ces deux activités sont différentes ?

EC : Oui, c'est vrai que j'ai eu cette chance : lorsque Upgrade Soul est sorti aux Etats-Unis, le projet a eu une petite résonance au sein de l'industrie, il a empoché quelques prix, et quelqu'un m'a approché pour acheter les droits d'adaptation. J'ai donc dû embaucher un agent et un manager pour s'occuper de ça, et ça m'a permis de rebondir vers l'écriture de scénarios à la télévision. Ca a été la consécration de toute une vie de pouvoir écrire à la fois pour les comics et pour les séries télévisées, même si les deux expériences n'ont absolument rien à voir. Comme je vous l'ai dit : lorsque je travaille sur une BD, j'ai un contrôle total sur tous les éléments de la chaîne. Upgrade Soul fonctionne comme une expression complète, sans aucun filtre, de mon identité personnelle. Alors que quand on travaille au sein d'une équipe de scénaristes, où dix personnes vont balancer leurs idées au même moment, avec l'égos des uns et des autres qui vont parfois s'entrechoquer... et même pour la suite : lorsque votre travail tombe entre les mains du studio, et que le studio vous commande des réécritures, et puis le producteur, le réalisateur, les acteurs vont ensuite mettre leur grain de sel.
 
C'est toujours un plaisir, évidemment, mais c'est vraiment une expérience très différente. Les règles, les consignes sont plus nombreuses quand on travaille sur une série ou un film.
 

 
OC : Et pourtant, depuis son point de départ, Âme Augmentée n'était pas un comics tout à fait comme les autres. Le titre était d'abord une création prévue en numérique, avec une bande-son. Vous aviez envisagé les choses sous un angle différent d'entrée de jeu.

EC : Effectivement. J'ai travaillé sur ce titre pendant très, très longtemps, et au moment de démarcher des éditeurs, personne n'avait l'air vraiment intéressé. Un ami à moi m'a donc...
 
AK : Excusez moi de vous interrompre, mais pour que les gens comprennent bien : vous avez travaillé sur cette BD sur près de quinze ans.

EC : Oui, ça a pris un long moment. Et comme personne ne voulait le publier au départ, un ami m'a proposé de la sortir au format numérique via une application de lecture de comics sur iOS. On a opté pour cette voie, et c'est comme ça que le projet est né pour la toute première fois en 2012, ça remonte à loin. Et c'était la première version du projet, qui comprenait effectivement une bande-son interactive par un compositeur, Alexis Gideon. Sa contribution a vraiment compté pour moi.
 
AK : Vous pensez que la musique est capable d'amplifier la lecture d'un comics ?

EC : Je pense que oui ! Dans ce cas là en tout cas. A mon sens, la musique a en tout cas la capacité de surligner l'aspect émotionnel d'une œuvre, et pour celles et ceux qui ont découvert le titre avec la bande-son (et les petites animations, puisque cette version avait aussi quelques petits effets de mouvement pour les passages de case en case), avec un casque sur les oreilles, je pense que ça devait être une expérience plus immersive. Même aujourd'hui, j'aime beaucoup lire en accompagnant l'expérience d'un album, surtout quand j'estime que la musique correspond bien à ce que je vais découvrir, en prenant la bande-son d'un film, ce genre de choses. Oui, à mon avis, la musique a de quoi amplifier l'expérience narrative, effectivement.
 
OC : Pour rentrer dans les thématiques de cet album... on peut en dire beaucoup de choses. D'abord, l'idée même qui sous-tend tout le projet : ces deux personnes âgées qui vont projeter leur esprit dans des clones difformes, qui sont à la fois un parfait duplicata de leurs personnalités, mais qui ont cette apparence dérangeante, presque morbide. Comment cette idée vous est-elle venue ?

EC : L'idée de départ m'est venue au début de ma vingtaine, lorsque j'ai quitté ma petite ville dans l'Iowa pour aller dans cette école d'art à Portland. Et vous voyez, je n'ai pas forcément de dire que j'étais "un gros poisson dans une petite marre", mais si vous voulez, le coin était suffisamment petit pour que les gens m'identifient comme le dessinateur, comme celui qui connaissait le mieux le sujet dans les alentours. Alors quand je suis arrivé à Portland, j'avais un peu la grosse tête, j'étais porté par cette haute opinion de moi même, sûr de ce que j'allais être en mesure d'accomplir dans le monde des arts. Et dès que je suis arrivé, je me suis confronté à cette dure réalité : je n'étais pas le meilleur dessinateur, le meilleur scénariste, je n'étais pas non plus le plus à l'aise pour m'exprimer à l'oral. Le fait de réaliser que je n'étais pas du tout aussi bon que je le pensais dans des domaines où j'imaginais avoir atteint une forme de maîtrise m'a immédiatement terrifié. C'est là que m'est venue pour la première fois l'idée d'Upgrade Soul, pour retranscrire ce sentiment de terreur que j'ai ressenti à ce moment là.
 
J'ai aussi voulu transporter cette terreur sur deux personnages qui étaient directement inspirés par mes grands-parents, dont j'étais très proche. Je me suis dit qu'ils avaient dû ressentir un sentiment comparable lorsqu'ils ont été suffisamment âgés pour devenir obsolètes sur le marché du travail. D'imaginer ce qu'ils ont ressenti lorsque de jeunes gens sont arrivés pour gonfler les rangs de leurs entreprises : placés sous leurs directives, mais plus rapides, plus talentueux, plus compétents dans au travail, alors qu'eux avaient pratiqué le métier d'une certaine façon pendant l'essentiel de leurs carrières. C'est de là que tout le projet est parti, de ce sentiment d'infériorité par rapport à quelqu'un d'autre de meilleur. En ce qui concerne les clones, je voulais effectivement les représenter comme étranges et déstabilisants, mais aussi... qu'on puisse s'identifier à eux en quelque sorte ? Et pour ça, je me suis basé sur un design qui évoque le corps d'un bébé. (rires) Parce que les bébés, c'est mignon, mais que les bébés oranges et mutants de 90 centimètres de haut sont un peu plus terrifiants que les bébés normaux. J'ai vraiment voulu jouer sur cette idée d'attraction/répulsion.
 

 
OC : On trouve aussi un propos sur le handicap : le clone masculin se considère comme un humain complet malgré son apparence, et un autre personnage va aussi marquer cette idée dans son évolution. Pourquoi avoir voulu insérer cette thématique en particulier ?

EC : Je dirais que, si je devais tenter de produire une définition du concept de "l'identité", j'aurais tendance à dire qu'on construit aussi son identité dans la façon dont on nous autorise à exister au sein de la société. Le handicap, la couleur de peau, le genre sont des facteurs qui sont à la fois inhérents à l'identité de tout un chacun... mais en même temps, ce sont aussi des données superficielles. Dans la mesure où d'autres gens peuvent appliquer leurs visions personnelles sur ces... éléments particuliers, et décider de la place qu'ils vont vous accorder au sein de la société en fonction de ces paramètres. Et je pense que ça fait partie de la définition de l'identité que j'ai tenté de produire pour Upgrade Soul. A mon sens, le handicap représente une partie assez essentielle de ce propos. Si quelqu'un considère que vous avez un handicap visible, ça va guider le regard de cette personne sur votre capacité à exister en tant qu'individu. 
 
Et la façon dont vous allez être en mesure de... vous séparer de ça ? Par exemple, si vous passez par un processus qui vous permet de gommer les éléments superficiels, ceux qui sont les plus apparents à l'œil nu, pour minimiser la part de handicap, la part de genre ou la part de couleur de peau qui forme votre identité au regard des autres, est-ce que ça va changer la façon dont vous allez évoluer en société ? Et donc, par extension, est-ce que toute votre identité elle-même ne risque pas de changer ? Parce qu'à partir de là, c'est toute votre expérience de la vie qui devient drastiquement différente. 
 
OC : Ca évoque justement un dialogue de la BD, au moment où le clone explique qu'il ne se sent plus "noir" parce que son nouveau corps n'est plus vraiment concerné par cette définition de la couleur de peau. Comme s'il voulait se libérer de cette définition. C'est une scène difficile, et on pourrait comprendre le personnage comme un monstre à ce moment là. 

EC : Mh. Je dirais que dans cette scène, ou même dans plusieurs autres endroits de la BD, je pose beaucoup d'idées avec lesquelles je ne suis pas forcément d'accord. Dans la plupart des cas, ça concerne le personnage de Henry, lorsqu'il tente d'agacer les autres protagonistes, de se rebeller, ou de prendre l'ascendant sur la conversation. Je pense que ce sont des choses intéressantes à explorer - et dans la scène dont vous parler, je ne sais pas si je suis d'accord avec lui, mais je trouve l'échange suffisamment intéressant pour le présenter comme ça.
 
AK : On sent que vous vous êtes beaucoup investi dans cet album, et c'est d'autant plus évident lorsque l'on découvre la postface où vous évoquez l'histoire de votre propre famille. Comment est-ce qu'on maintient l'équilibre au moment de concevoir une histoire, entre le risque de tomber dans l'auto-fiction ou de produire un comics qui ne nous ressemble pas ?

EC : Je ne sais pas si je me suis réellement posé la question. De fait, j'ai passé tellement de temps à concevoir cette histoire, elle risquait forcément de beaucoup me ressembler. Et tout le nœud narratif qui fédère Upgrade Soul repose sur le thème de la dualité, une idée que l'on retrouve dans absolument toutes les œuvres sur lesquelles je travaille. C'est un sujet qui me vient de ma propre histoire, en tant que créateur métis. J'aurais envie de dire qu'il était essentiel de trouver des thématiques suffisamment profondes et suffisamment riches pour me motiver à continuer le travail, compte tenu du temps que ça a pris. Et c'est une bonne chose, je pense, puisque même si tout ça m'a demandé de longues années d'effort, je n'ai jamais réussi à m'en lasser ! (rires) 
 
Cette idée de la dualité m'a permis de constamment de trouver de nouveaux angles, de nouvelles façons d'approcher le problème et d'empiler les possibilités. Donc je pense que... oui, c'est une histoire extrêmement, extrêmement personnelle. Et même si elle est ensevelie sous des codes empruntés au cinéma de genre, c'est un roman graphique que je considère comme une forme d'autobiographie.
 
OC : C'est une question que je voulais vous poser : par delà les thèmes, les sujets que ça évoque, on retrouve une esthétique et un format qui évoque les films de science-fiction des années quatre-vingt. Et notamment la transformation, une obsession du cinéma de David Cronenberg...

EC : Oui.
 
OC : Notamment dans le film La Mouche. Si on comprend bien, vous êtes d'abord un cinéphile, donc, est-ce que l'oeuvre de réalisateurs comme Verhoeven, Cronenberg, Carpenter ont eu une influence sur cette histoire en particulier ?

EC : Oh mon dieu, oui ! (rires) Absolument ! C'est quelque chose qui traverse tout l'album, depuis l'idée même d'avoir voulu placer l'intrigue dans les années quatre-vingt dix, comme un clin d'oeil envers ma période préférée dans le cinéma de science-fiction. Et donc oui, tous les réalisateurs que vous avez mentionné. Et aussi David Lynch, une grosse influence personnelle, en particulier pour son film Elephant Man, que j'ai découvert au début de ma cinéphilie et que a eu un énorme effet sur mon imaginaire. J'ai dû le voir quand j'avais dix ans, et il s'est imprimé sur mon cerveau. Et aussi, La Mouche de David Cronenberg effectivement. D'ailleurs, si vous regardez la couverture de l'album, les machines qui servent à produire le transfert de conscience dans Upgrade Soul sont directement inspirées par les téléporteurs de La Mouche. On peut retrouver tout un tas de clins d'oeil à ces grands réalisateurs dans ce projet.
 

 
AK : Lors d'une interview précédente, vous aviez expliqué préférer l'horreur psychologique en BD, parce que le format n'est pas compatible avec la technique du jumpscare. Comment on fait, alors, pour rendre une case terrifiante ?

EC : Alors, c'est vrai que j'ai dit ça. (rires) Pour Upgrade Soul, je pense que j'ai surtout voulu installer un malaise progressif à défaut de pouvoir me reposer là-dessus. Et ça fonctionne mieux, parce que ça nous permet de nous pencher sur les sentiments de ces personnages, sur leur psychologie, sur la terreur existentielle, philosophique qui leur fait face. Et j'ai aussi voulu me limiter sur le plan artistique : par exemple, j'ai décidé de ne jamais utiliser d'aplat de noir. C'est une technique commune au cinéma ou aux comics d'horreur, on nappe les éléments dans les ténèbres et la peur vient de ce que l'on ne peut pas voir ou identifier. Pour ce projet là, je voulais au contraire que les éléments soient tous éclairés de la même lumière claire, fluorescente, que tout soit clairement visible et apparent. C'était une façon de me forcer à trouver de nouvelles idées pour installer cette présence du malaise.
 
OC : C'est aussi quelque chose que l'on remarque dans le choix de la palette chromatique : on note la présence de quelques couleurs en particulier, comme le vert ou le beige, et on comprend que vous avez, comme au cinéma, réalisé un travail de directeur photo' sur cet album. Comment avez-vous choisi les couleurs que vous aviez envie d'utiliser ?

EC : C'est une excellente question. Upgrade Soul est la première BD en couleurs de ma bibliographie, j'ai donc dû réfléchir à comment j'allais aborder ce nouvel élément. Malheureusement, je ne suis pas resté assez longtemps à mon école d'art pour avoir le temps d'étudier la théorie des couleurs. (rires) Il a fallu que j'apprenne ça tout seul. Et je voulais que le titre embarque une certaine esthétique. La première idée qui m'était venue lorsque j'ai commencé à imaginer le projet, c'était de m'imaginer un vieux poster de rock. Comme une affiche de concert qu'on aurait collé à la fenêtre d'un bar et qu'on aurait pas décroché pendant une vingtaine d'années, dont les couleurs auraient fini par se délaver.
 
Alors, ce que j'ai fait, c'est choisir dix couleurs. Comme une boîte de crayons pour enfants, je me suis restreint à ces dix couleurs exclusivement pour tout l'album. Et chaque nuance était une version détournée, délavée d'une couleur fondamentale : à la place du rouge, une sorte de rouge brique un peu plus ocre, et à la place du bleu, une option plus proche du turquoise. Pour dévier un peu sur toutes les tonalités habituelles. Et c'est de ça dont je me suis servi sur tout l'album. Tout le projet utilise cette palette de huit couleurs. Il a aussi fallu prévoir une surcouche pour chaque scène (ndlr : "overlay"). J'en ai prévu une pour les scènes d'intérieur, un autre pour les scènes en extérieur, un autre pour les scènes en extérieur de nuit. Au total, ça représente huit surcouches que j'ai ensuite ajouté via Photoshop, pour altérer encore davantage le rendu des couleurs en fonction des scènes, ce qui m'a permis d'éviter le piège d'une palette restreinte qui aurait pu passer pour redondante. Les surcouches alternent en fonction de l'endroit où les scènes se passent, mais aussi en fonction de la séquence temporelle, avec les flashbacks, etc. 
 
OC : On peut aussi parler du découpage ? C'est peut-être lié au fait que le titre était prévu pour être lu en numérique au départ, mais la composition des structures a l'air plutôt neutre au final. Alors que, en comics, le découpage informe aussi du regard que le dessinateur porte sur ce qui est en train de se passer. Dans le cas présent, est-ce que le choix des cases et la disposition des pages est aussi une façon pour vous de ne pas "juger" les décisions de vos personnages ?

EC : Oui, exactement. Vous avez mis le doigt dessus. L'une des idées fondatrices dans Upgrade Soul était justement de ne pas prendre parti pour l'un ou l'autre des personnages, alors il fallait que tout le monde soit représenté sur le même plan. C'est pour ça que je ne voulais pas m'en remettre à des choix de mise en scène précis, comme des plans en contreplongée sur l'un ou l'autre, pour éviter de le rendre plus "héroïque". Pour moi, il fallait que le résultat sonne comme anti-esthétique, stérile. Je me suis aussi servi des fascicules qu'on trouve dans les avions pour expliquer les consignes de sécurité comme référence pour cet album, ce genre de choses. A mon sens, il fallait que ça passe pour quelque chose de très médical, de très précis, de ne pas tomber dans l'émotionnel, pour que ce soit au lecteur lui-même de projeter ses propres sentiments sur les personnages. 
 
Mais vous avez raison aussi, la structure des cases est aussi une des limitations imposées par le numérique : il a fallu se reposer sur la forme d'un écran d'iPad, puisque c'était le premier support de lecture cible. Même si j'aime à croire que c'était d'abord un choix esthétique conscient plus qu'une simple limite associée au format, parce que c'est ce qui m'a permis d'atteindre l'objectif de stérilité que je recherchais. L'une des choses dont je suis le plus fier avec cet album, c'est que le projet est accessible, facile à lire. J'ai connu beaucoup de gens qui me disaient avoir du mal à rentrer dans les comics, et c'est vrai que ce n'est pas un genre de lecture facile à prendre en main si on n'est pas déjà habitué à ce langage graphique. Les personnages peuvent apparaitre en surimpression des cases, ou alors les cases vont avoir une forme bizarre : ça demande un certain temps pour comprendre et maîtriser le "flow" des comics. 
 
En ce qui me concerne, j'ai une petite expérience dans le design de l'information (ndlr : tout ce qui concerne la cartographie, les schémas, les graphiques, etc). Ca a été mon travail alimentaire pendant un moment, lorsque je travaillais sur cet album. Et toute l'idée de ce genre d'éléments visuels, c'est qu'ils doivent pouvoir être lus à travers la pièce par n'importe qui. Même quelqu'un qui ne serait pas un expert de la sécurité incendie ou des plans d'évacuation doit pouvoir comprendre que ce qu'il regarde est un élément de sécurité incendie ou un plan d'évacuation d'un simple coup d'œil. Pour ce projet, je voulais donc créer un système de lecture qui permettrait à quelqu'un qui n'a jamais lu de comics de sa vie de comprendre et d'ingérer ce flux d'informations. C'est pour ça que les structures de cases sont plus répétitives, plus rigides. Je n'ai pas cherché à produire une série de cascades spectaculaires dans ma composition pour cette raison, et avec un peu de chance, le résultat permet aussi de renforcer le sentiment général de malaise qui se dégage de l'histoire.
 
AK : Le titre est passé par toute une série de stades au fil de ces quinze ans (vous ne vouliez pas le dessiner, puis le dessiner en noir et blanc, puis il a fallu trouver un éditeur, etc). Est-ce que vous ne vous êtes jamais... découragé en cours de route ? Parce que... Quinze ans, quoi !

EC : Oui, ça fait long ! (rires) Les deux premières années étaient décourageantes. Puisque, comme je vous l'ai dit plus haut, avant Upgrade Soul j'avais déjà produit un roman graphique qui s'appelait The Changers. Et ce projet... alors, il a été bien reçu dans la presse spécialisée, il a eu quelques bonnes critiques, il a été distribué à l'échelle nationale. Je m'étais dit que je n'aurais aucun mal à signer un contrat pour un nouveau titre au sortir de cette première expérience. Alors, lorsque j'ai commencé à proposer le pitch d'Upgrade Soul à différentes maisons d'édition, et que ça n'allait nulle part, ça a été difficile de se motiver effectivement. 
 
Mais ensuite, lorsque j'ai fini par accepter l'idée que je n'arriverais sans doute jamais à trouver un éditeur pour cet album, que ça allait simplement devenir un projet-passion sur lequel je travaillerais le soir et les weekends, c'est plutôt devenu quelque chose de réconfortant. En quinze ans, je n'ai plus jamais eu l'occasion de m'ennuyer : à chaque fois que je n'avais rien à faire ou que je devais trouver comment occuper mon temps libre, il me suffisait d'aller dessiner une nouvelle planche d'Upgrade Soul. C'était comme un doudou. Et pour être franc avec vous, lorsque le projet a finalement été terminé, je l'ai presque vécu comme... un deuil ? Parce que je venais de perdre mon passe-temps préféré, mon jouet préféré, je savais que je ne pouvais plus me reposer là-dessus dorénavant. Sur les dernières étapes de finalisation, j'avais déjà accumulé deux cent cinquante pages déjà terminée, illustrées, encrées, mises en couleurs. Et j'ai commencé à développer une sorte de fierté du travail accompli. Je pouvais ouvrir le dossier sur mon ordinateur, contempler toutes ces planches et me dire "c'est moi qui ai fait ça ! Et je l'ai fait tout seul, par amour pour une idée, personne ne m'a payé pour ça mais je l'ai fait parce que j'en avais envie !" 
 
Donc non, je ne me suis jamais découragé parce qu'en définitive, ça m'a surtout permis de me sentir fier de moi au fur et à mesure des années. 
 
AK : Vous savez pourquoi le titre a été rejeté à l'époque ? Quelque part, le marché a beaucoup évolué aujourd'hui, peut-être que ça aurait été plus facile à vendre dans le présent.

EC : C'est ce que j'ai tendance à me dire. Et non, je ne sais pas pourquoi personne n'en voulait au début, je n'ai aucune idée de ce que les éditeurs en pensaient depuis le secret de leurs bureaux. La logique traditionnelle aurait tendance à me faire penser que l'histoire d'un couple interracial entre deux personnes âgées et leurs clones dégoutants n'allait probablement pas bien se vendre. Et c'est vrai : Upgrade Soul n'a pas de scènes d'action, les héros ne pas particulièrement sexy. On peut trouver un coup de poing et un étranglement dans l'album, mais c'est à peu près tout. (ndlr : Arno et Corentin miment une scène relativement violente dans Âme Augmentée) Oui, bon ok. (rires) Mais je peux comprendre pourquoi les éditeurs ont pu se méfier de ce projet. Surtout que je n'étais pas quelqu'un de connu au sein de l'industrie à ce moment là, et donc, c'était sans doute plus facile pour eux de me dire non.
 
OC : Comment s'est passé l'importation du projet en VF ? Vous avez eu une bonne relation avec les équipes de 404 ?

EC : On n'a pas spécialement eu de relation. (rires) Ils ont eu les droits par le biais de mon éditeur aux Etats-Unis, Oni Press. Ensuite ils m'ont envoyé quelques idées plutôt cools pour les couvertures. Mais à part, je n'avais pas vraiment interagi avec 404 avant d'apprendre que j'allais être sur Paris pour... un mariage. (rires) Je les ai contactés à ce moment là pour les rencontrer, et peut-être organiser des trucs. Tout s'est bien passé depuis mon arrivée.
 
OC : Vous nous disiez plus tôt que vous aviez vendu les droits d'Âme Augmentée pour une adaptation. On ne va pas vous demander d'annoncer des choses qui seraient encore secrètes évidemment, mais dans la mesure où vous avez tout fait tout seul sur ce projet, est-ce que vous n'avez pas peur de le confier à une autre équipe qui pourrait s'en emparer ?

EC : Non. Parce que : j'ai réussi à faire cet album. Donc peu importe ce qu'ils font avec le film, même s'ils décident de rajouter des scènes d'action et de prendre des acteurs et des actrices canons pour jouer les rôles principaux (rires), j'aurai toujours cet album pour moi.
 
OC : Ce sera la dernière question : qu'avez-vous prévu maintenant qu'Âme Augmentée est derrière vous ?

EC : Alors, je travaille au cinéma et à la télévision depuis un petit moment maintenant. J'ai participé à l'écriture de la série Doom Patrol pendant quelques années, j'ai d'autres projets qui arrivent sur ce plan là de ma carrière. J'ai aussi commencé à écrire des comics chez Marvel, dont une histoire de Wolverine qui vient tout juste de sortir. Et j'espère travailler à nouveau avec ces équipes là. Et aussi un nouveau roman graphique qui n'a pas encore été annoncé. Il est prévu pour l'année prochaine, donc on devrait commencer à en parler d'ici peu.
 
AK : Ca marche. Merci beaucoup de nous avoir répondu Ezra.

EC : Merci à vous, c'était super !
Corentin
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