Renaud Besse-Bourdier enseigne le cinéma et écrit pour Écran Large et Cinématraque. Il est également scénariste (Oscar et Malika, Anna et ses amis) et dramaturge (L'oubliée du cimetière de Greenwood). Il est l'auteur invité de cette critique de Here.
Nous sommes en plein milieu de la pandémie Covid. L’acteur star Tom Hanks est, comme tout le monde, longtemps resté en isolement chez lui et en a profité pour regarder plein de films. Retrouvant enfin son grand collaborateur Robert Zemeckis pour un café, il lui parle d’un documentaire qu’il vient de regarder qui s’appelle Chasseurs de truffes. Le film, signé de Michael Dweck et Gregory Kershaw, a impressionné Tom Hanks : “ce sont juste des longs plans fixes sur des personnes qui parlent et pourtant c’était fascinant”, dit-il au réalisateur avec qui il a tourné Seul au Monde et Forrest Gump. “Tu crois qu’un film de fiction pourrait réussir à être aussi captivant avec un plan fixe ?”. A cette question, Robert Zemeckis lui répond : “Tom, c’est vraiment drôle que tu me parles de ça parce que…” et il tend un scénario à son camarade.
Peu de temps après cette discussion, la publication Deadline annonce la mise en production de Here, nouveau film du cinéaste avec Tom Hanks et Robin Wright, au dispositif surprenant : il racontera la vie d’un lieu depuis un point de vue fixe, et immobile, sur plusieurs centaines d’années. Un dispositif qui peut paraître anti-cinéma, trop dramaturgique, ou ridicule ; et pourtant n’est-ce pas là une manière d’illustrer une des citations les plus célèbres du réalisateur Ernst Lubitsch ? “Il y a des milliers de manières différentes de placer la caméra pour une scène, mais en vérité il n’y en a toujours qu’une qui soit la bonne.”
Ce choix stylistique et narratif extrêmement fort choisi ici est en fait hérité à 100% de l'œuvre que Robert Zemeckis adapte, à savoir le comicbook Here de Richard McGuire. Originellement une histoire en six pages publiée en 1989, puis développée en une œuvre plus conséquente et formellement aboutie en 2014, l'œuvre du dessinateur utilise les possibilités du médium de la bande dessinée avec brio. Le lieu ne change jamais, mais l'époque quant à elle ne fait que varier. Sur des grandes doubles pages, Richard McGuire dessine une maison. A l’intérieur de ce cadre, il fait apparaître des cases plus petites accompagnées d’une date, offrant au lecteur le Here de cet espace à toutes les époques. Les vies humaines résonnent les unes avec les autres de page en page, même sans jamais n’avoir d’autre point commun que d’avoir foulé le même sol, habité le même lieu.
Pour s’emparer du comicbook, Robert Zemeckis retrouve Eric Roth, son co-scénariste sur Forrest Gump et l’homme de l’ombre derrière certains des plus grands cinéastes contemporains (il a travaillé avec Steven Spielberg, Martin Scorsese, David Fincher, Denis Villeneuve…). La base formelle de Here ne change pas réellement sous leur impulsion, et certaines scènes sont conservées telles quelles dans le film. Ce qu’il y a de nouveau, c’est un fil rouge. Le film conserve certes l’aspect choral et pluriel du récit en révélant des scènes de vies allant de la période pré-coloniale à l’ère Covid, en passant par les prémices de l’indépendance américaine et par les années 1930, mais il se concentre plus largement sur une famille dont on suit la vie depuis l’intimité de leur salon. Le long-métrage effectue alors tout du long de sa durée un numéro d’équilibriste, audacieux et plus souvent réussi – mais pas toujours – que bancal, entre ces deux formes narratives a priori irréconciliables.
L’intérêt du cinéaste Robert Zemeckis pour un tel projet ne surprendra pas les aficionados de son travail. Le procédé lui permet de continuer à explorer ce qui est l’une des obsessions de sa filmographie, à savoir exposer les vices de l’Amérique traditionaliste idéalisée en jouant avec les codes du sentimentalisme outrancier du cinéma à la Frank Capra. La musique d’Alan Silvestri, qui sur-joue le mélo du début à la fin du film avec ses lignes de piano délicates et envolées, joue un grand rôle ici et permet au cinéaste de jouer avec les codes du septième art à l’américaine, quasi propagandiste dans son imagerie. Ce que propose Zemeckis précisément est de gratter le vernis pour montrer tout ce qu’il y a de pourri dans un pays où on encourage les hommes et les femmes à rêver d’une vie meilleure sans jamais leur donner les moyens de s’en sortir véritablement. Le personnage principal du film, interprété par Tom Hanks, rêve d’être peintre dans sa jeunesse. Une fois en couple avec Robin Wright, il rêve d’une grande maison où ils pourraient construire une nouvelle famille… Et se retrouve condamné à être, comme son père avant lui, un simple commercial. Et à devoir vivre avec sa femme, sa fille, et ses deux parents, dans la même maison.
Dès Retour vers le Futur, Robert Zemeckis dissimulait derrière le côté cool et fun de son aventure spatio-temporelle une vraie critique de l'Amérique Reaganienne d’une part et de la nostalgie biaisée pour les années 50 de l’autre. La conscience du réalisateur de tout ce qu’il y a de plus abject et absurde dans son pays n’est jamais plus évidente que lors d’une scène des histoires parallèles du film, quasi contemporaine : une famille noire américaine est installée dans le salon. Les parents font face à leur fils tout juste en âge de conduire, et lui donnent une leçon sur comment agir en cas de contrôle de police pour éviter de se faire tuer. Une scène absolument déchirante, filmée avec une telle banalité qu’on mesure instantanément tout ce qui va mal dans ce pays de déglingués : rien de cela ne devrait être normal. Et pourtant.
L’autre raison qui fait de Here un projet éminemment "Zemeckissien", c’est son existence formelle qui représente un défi technique sans pareille. Là où le cinéaste est réputé pour la virtuosité de sa caméra très mobile, l’immobiliser à tout prix devient aussi un pari ; une manière de se réinventer et de se demander s’il est capable de se priver d’une des forces majeures de sa grammaire filmique pour raconter une histoire. Il utilise en revanche tout ce qu’il a appris des technologies numériques, lui qui est un des trois réalisateurs les plus importants de l’histoire pour ce qui est du développement de la 3D et de la performance capture avec James Cameron et Peter Jackson, et ici utilise le rajeunissement numérique avec une justesse et une précision qu’on a tout simplement jamais vu auparavant avec une telle maîtrise. Il y a quelque chose de bouleversant à voir Tom Hanks et Robin Wright rajeunis devant nos yeux, puis vieillir de toute une vie en une heure de film.
La meilleure idée formelle cependant est directement empruntée au comicbook de Richard McGuire : il s’agit des petites cases qui viennent s’insérer dans le cadre. Avec ce système de fenêtres ouvertes sur le temps, l’oeuvre créent des échos stylistiques, émotionnels et thématiques entre les époques et insère donc une forme de montage très inédite au sein d’un plan fixe. Ainsi la violence de l’histoire américaine paraît d’autant plus visible, avec la maison coloniale de William Franklin visible depuis la fenêtre qui demeure le seul vestige du passage d’esclaves noirs dans le quartier. Les natifs américains quant à eux ne laissent que des objets trouvés dans la terre, et sont complètement effacés. Un film pensé comme une leçon d’histoire donc, qui n’a rien de subtil ni de particulièrement révolutionnaire, mais qui a le mérite d’être très honnête sur ce que sont les Etats-Unis.
En faisant passer l’image fixe d’un dessin au plan fixe du cinéma, Robert Zemeckis tisse un lien évident avec un autre art narratif : le théâtre. Pour s’en éloigner, il choisit de décadrer le salon légèrement et d’éviter justement l’effet décor scénographique, afin de permettre tout de même une composition du cadre qui reste spécifique au cinéma. Néanmoins, il est évident que lui-même et Eric Roth ont réfléchi à cette dimension et l’ont pleinement embrassée, puisque dans les éléments de scénario qui ont été rajoutés pour l’adaptation filmique on retrouve des références très évidentes au théâtre américain contemporain.
D’abord parce que les plus grandes pièces états-uniennes du 20ème siècle ont toutes ou presque pour sujet la famille traditionnelle et son érosion du fait de la violence classiste, sexiste et raciste de la société. Dans Here, Robert Zemeckis cite ouvertement Death of A Salesman en faisant du personnage du père de Tom Hanks un écho du commis voyageur d’Arthur Miller. Si la référence n’était pas assez évidente ainsi, le cinéaste ajoute même la mention d’une tromperie d’une fois avec une femme lors d’un voyage, révélée à son fils qui aurait préféré ne rien savoir. On trouve aussi des références aux célèbres pièces A Raisin in the Sun et Clybourne Park au sujet de la gentrification et de la ségrégation raciale des quartiers résidentiels, et les problèmes de santé du personnage de Robin Wright dans le film ne sont pas sans rappeler ceux de la mère dans Long Day’s Journey Into Night de Tennessee Williams. De manière générale, le théâtre américain du 20ème est la source du propos de Here : l’échec du rêve américain. Là où Zemeckis y apporte sa propre identité, c’est qu’il parvient à recadrer l’humain et ses relations dans tout ce qu’elles ont de touchant et de poétique sur la fin. C’est là qu’on retrouve une particularité de son cinéma qui fait qu’il est souvent mal compris : à son amertume se succède très souvent un romantisme éperdu, qui est ici celui de la musique douce et sirupeuse d’Alan Silvestri.
Il serait mensonger de dire que tout fonctionne dans le film. L’équilibre entre les différents récits, trop fragile, en pénalise trop certains et les rend parfois ridicules. Et puis l’aspect gros sabots de la forme ne sera certainement pas au goût de tout le monde : quand Robert Zemeckis veut faire pleurer dans les chaumières il ne sort pas les violons, il engage un orchestre symphonique entier. Pour autant, son sentimentalisme est toujours sincère. Avec Here, il prolonge le propos du comicbook et tente de montrer à quel point nous sommes toujours à penser à l’avenir et à ressasser le passé. Le “here” du titre n’est pas qu’un lieu, il est aussi un moment : c’est celui que nous oublions trop souvent de vivre pleinement, dont il faut savoir profiter tant que nos êtres chers sont autour de nous.
Pour peu que vous ayez un coeur d’artichaut et des angoisses vis à vis du temps qui passe, vous ne sortirez pas indemnes de Here… Si vous avez la chance néanmoins de le voir. Robert Zemeckis étant depuis des années détesté par la critique américaine (et une partie de la presse chez nous aussi) et le public, son nouveau film n’est pas bien distribué du tout en France, hélas. Un échec programmé qui hélas en empêchera beaucoup de découvrir le film d’une part, et d’autre part de jeter un œil à l'œuvre qu’il adapte. Sauf pour les lecteurs et lectrices de Comicsblog, qui vont très vite foncer au cinéma pour rattraper ça. Prenez des mouchoirs en ce cas.