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Wes Craig : de Deadly Class à Kaya, rencontre avec un prodige des comics [FACTS 2025]

Wes Craig : de Deadly Class à Kaya, rencontre avec un prodige des comics [FACTS 2025]

InterviewIndé

L'un des meilleurs dessinateurs de comics existant, tout simplement ? C'est ainsi que l'on peut résumer ce qu'incarne Wes Craig, artiste très certainement révélé au plus grand nombre grâce à son travail sur Deadly Class avec Rick Remender, et qui continue aujourd'hui de ravir son lectorat avec le titre Kaya (deux tomes disponibles chez Urban Comics). Wes Craig était présent au mois d'avril à l'édition 2025 de la convention FACTS, aux côtés de Michael GaydosRaùl Allén et Patricia Martin. Il était donc impossible de ne pas aller également lui poser quelques questions, principalement autour de sa dernière série en creator-owned.

En résulte un échange on ne peut plus instructif où l'auteur/dessinateur revient sur ses inspirations, ses thématiques et sa méthode de travail. Si vous souhaitez apprécier cet échange à l'audio et en anglais car vous êtes suffisamment anglophone, vous pouvez également retrouver cette interview au format podcast via First Print. N'hésitez pas à marquer votre soutien à notre travail et ces discussions avec les artistes en partageant partout où vous le pouvez ces articles. 

Nous remercions chaleureusement Clément Boitrelle qui s'est occupé de la traduction et retranscription de l'interview. Remerciements également à Stefan van de Walle, Peter Vermaele et Rémi Lach.


Merci d’être à notre micro Wes, c’est un plaisir de pouvoir échanger avec vous. Comment vous présenteriez-vous brièvement ?

Je m’appelle Wes Craig, je suis dessinateur de comics depuis bientôt 20 ans. Durant la première moitié de ma carrière, j’ai surtout travaillé pour DC, Marvel, Wildstorm. Ces dix dernières années j’ai surtout travaillé sur Deadly Class aux côtés de Rick Remender, je suis le dessinateur et co-créateur de cette série. Elle est publiée chez Image Comics pour le marché Américain et pour le marché français, elle est publiée chez Urban Comics, tout comme Kaya. C’est sur cette série que j’écris et que je dessine depuis bientôt deux ans et demi maintenant. C’est une série de fantasy qui raconte l’histoire d’un frère et d’une sœur qui doivent survivre dans cet étrange univers. L’édition anglaise est également publiée chez Image. Voilà mon portrait !

Vous souvenez-vous à quand remonte votre volonté de devenir dessinateur ? Aviez-vous cette carrière en tête très tôt ?

Oui, complètement. Nous étions deux garçons dans ma famille : mon grand frère et moi. C’est d’abord lui qui s’est intéressé aux comics quand nous étions très jeunes. Je viens de Montréal, et les premiers comics que j’ai pu lire furent les traductions françaises des comics Marvel ou DC. Vous avez sans doute eu les mêmes ici, mais il s’agissait en fait de deux ou trois récits de super-héros regroupés dans un seul album en noir et blanc, il n’y avait que très rarement de la couleur.

Les albums de l’époque en France étaient tous en couleurs.

Vraiment ?! J’ai toujours pensé que les albums transitaient par la France avant d’arriver chez nous. Ils devaient sans doute être produit au Québec…

On parle également d’une époque où je ne lisais pas encore de comics…

Cela remonte à longtemps c’est vrai. Dans les années 80, on trouvait beaucoup de rééditions d’histoires des années 70 comme Conan, Avengers, ce genre de récits. On retrouvait les travaux de Sal Buscema, John Byrne, George Pérez et autres… Mon frère et moi étions donc amateurs de comics. Il dessinait un peu aussi et vous savez, je faisais comme tous les petits frères, j’essayais de le copier ! Je m’y suis néanmoins beaucoup plus intéressé que lui à tel point qu’il n’y avait plus que ça qui comptait : je voulais dessiner et écrire des comics. Plus jeune, j’organisais déjà mes pages en cases, je plaçais les bulles de dialogue et réfléchissais à l’histoire. Je réalisais aussi les pinups des super-héros qui m’intéressaient à l’époque. Un autre aspect important fut ma découverte des comic shop : nous y allions avec mon frère et d’autres amis férus de comics. J’explorais les rayons et tout me paraissait si intéressant. Néanmoins je me souviens de ma découverte de la série Teen Titans de Marv Wolfman et George Pérez : c’est vraiment ce qui m’a fait plonger ! Il me fallait toute la série ! J’avais mis la main sur le numéro 17 ou 18 je ne me souviens plus, mais j’ai dû rechercher les anciens numéros et ceux plus récents. J’essayais de recopier le style de George Pérez pour dessiner comme lui. C’est donc tous ces éléments qui m’ont tout de suite attiré !

Comment s’est passée la transition entre être fan de comics à vouloir devenir dessinateur de comics ? Est-ce que cela a été difficile ?

Eh bien ce fut un chemin un peu particulier quand même… Aujourd’hui, la culture geek est beaucoup plus acceptée et universelle qu’elle ne l’était avant…

Elle est devenue mainstream.

Tout à fait. Mais vous savez à l’époque c’était bien différent, on se faisait tabasser au lycée à cause de ça ! Je me souviens dessiner dans les couloirs du lycée et des camarades venaient me demander de leur dessiner une Tortue Ninja, ou tel personnage… Je ne voulais pas passer pour le gars qui dessine et à qui on peut demander n’importe quoi. J’ai donc préféré me consacrer au dessin chez moi. Je sortais quand même, j’essayais d’être populaire ! Vous voyez, rencontrer des filles et tout ce que font les ados ! Une fois rentré à la maison, je me consacrais aux comics dans mon coin, dans le sous-sol de mes parents. Je voulais donc être dessinateur de comics déjà très jeune. En CE1, je me souviens avoir fait une rédaction du genre « Que veux-tu faire plus tard ?». Je disais que je voulais travailler pour DC et vivre à New York, car c’est là où tous les artistes vivent… J’ai encore cette rédaction d’ailleurs ! Mais en vieillissant vous vous rendez-compte que ce n’est pas aussi facile que ça. Je ne savais pas à l’époque si être dessinateur de comics serait vraiment réalisable mais en tout cas je m’amusais tellement à dessiner que cela me suffisait !

Après le lycée j’ai suivi des études d’illustration et de design à Montréal : c’est ce qui s’apparentait le plus à une école de dessin pour moi à l’époque car il n’y avait pas d’école de comics à proprement parler. Et c’est donc à cette période que j’ai commencé à envoyer des échantillons de mon travail chez DC, Marvel, Dark Horse… J’envoyais également des idées de scénarios chez DC entre autres. L’une d’entre elles s’appelaient « Le Troisième Royaume » … Ce n’était pas très bien écrit (je n’étais pas encore auteur à l’époque) mais les bases de cet univers donneront plus tard naissance à Kaya et Jin. Il y a des éléments de ce premier récit que j’ai ré-utilisé dans Kaya… J’ai ensuite été diplômé, j’ai emménagé avec mon frère. Je continuais à envoyer des travaux chez les maisons d’édition. Au début je recevais constamment des lettres de refus très impersonnelles et sans aucune signature de la part de DC ou de Marvel. Elles disaient toutes la même chose : « Nous avons bien reçu vos travaux, mais vous n’êtes pas encore prêt… » etc etc. Puis, quelques fois, un éditeur glissait un petit mot me disant que je me débrouillais bien et qu’il fallait que je persévère. Vous voyez, des petits encouragements qui m’ont permis de rester motivé. Un jour j’ai reçu un email de Matt Idelson qui était éditeur chez DC à l’époque, il avait reçu plusieurs de mes travaux sur Superman. Il les a plutôt appréciés et il cherchait un nouveau dessinateur pour la série Touch. Tout allait donc pour le mieux avant que la série ne soit annulée après six numéros ! Il a donc fallu s’échiner à trouver du travail de nouveau. J’ai œuvré sur des séries comme Texas Chainsaw Massacre ou bien les Gardiens de la Galaxie

La majeure partie de votre carrière est consacrée à du travail en creator-owned, gardez-vous cependant de bons souvenirs de cette période où vous avez travaillé sur des personnages de franchise ?

Il y avait des hauts et des bas, tout dépendait du projet sur lequel je travaillais. Il y a plusieurs événements dans ma vie qui ont eu beaucoup d’importance : la rencontre avec mon épouse, la naissance de mes enfants, Kaya qui est accepté par Image car c’était un projet très personnel… Je place au même niveau le premier email que j’ai reçu et qui me proposait du travail. J’ai littéralement fait le tour du quartier le poing levé comme à la fin de Breakfast Club ! C’était un moment si important pour moi après tant d’essais infructueux, après en avoir rêvé depuis que j’étais gamin. Ceci étant dit, vous n’avez pas vraiment de contrôle artistique. Ce dernier est plus aux mains des éditeurs et de l’entreprise. Quand vous travaillez pour DC ou Marvel vous n’avez pas vraiment de contrôle sur l’évolution de votre carrière. Parfois j’acceptais des projets sans vraiment être intéressé, juste parce que c’était ce que l’on me proposait à l’époque. Mais je me suis quand même bien amusé parfois. Une fois mon travail entamé sur Deadly Class, j’ai eu l’impression d’avoir un peu plus de reconnaissance des lecteurs et le respect que j’ai toujours espéré de la part d’autres artistes. Vous voyez, la première fois où j’ai pu aller boire un coup dans un bar lors d’une convention sans avoir à me présenter, ce fut un sentiment très agréable ! Bons nombres d’artistes que je respectais connaissaient Deadly Class. J’étais donc à la recherche d’un peu de reconnaissance. Après Deadly Class, j’ai eu de nouveau plus de contrôle sur ma carrière. Après ça, je pouvais accepter ou refuser des projets que me proposaient Marvel ou DC.

Je ne veux pas trop m’étendre sur Deadly Class mais à l’époque, vous êtes-vous rendu compte du succès de la série ? En dehors de vos royalties évidemment !

Complètement oui. Cela s’est joué à plusieurs degrés : déjà, comme je vous l’expliquais avant, j’avais plus de contrôle sur mon travail. Il y a quelques personnes dans cette industrie pour lesquelles je suis redevable. Il y a deux éditeurs qui travaillaient chez Marvel et DC et qui m’ont beaucoup aidé pour trouver du travail à l’époque alors qu’ils n’avaient pas à le faire, je leur suis très reconnaissant. Je fais référence à Nachie Castro et Ben Abernathy. Et bien évidemment je dois beaucoup à Rick. Tout se passait plutôt bien chez Marvel et DC mais je n’avais pas l’impression de fédérer un public autour de mon travail, je n’avais pas de longue série qui m’aurait permis de vraiment faire connaître mon nom. J’ai bien un peu travaillé sur les Gardiens de la Galaxie, mais pas suffisamment pour être reconnu. Une fois que Rick m’a offert l’opportunité de travailler sur Deadly Class, tout a changé. D’un point de vue financier, j’ai pu vendre mes originaux un peu plus chers, j’ai pu réaliser des commissions etc. J’ai pu régler mes factures un peu plus facilement ! Avoir un travail régulier était bien plus confortable que de travailler à droite à gauche pendant de courtes périodes, avant de devoir de nouveau démarcher pour du travail.

Il y avait également bien plus de monde présent lors de mes déplacements en convention. Beaucoup de lecteurs me parlaient de Deadly Class, de la scène de poursuite du premier numéro qui visiblement avait fait forte impression ! Elle est très souvent revenue sur le tapis au fil des années ! Cela a vraiment changé ma vie. J’ai pu m’installer dans une maison plus grande, je n’avais plus à m’inquiéter de mon prochain salaire. Et d’un point de vue créatif, Rick m’a laissé beaucoup d’amplitude à tel point que j’ai pu expérimenter dans le découpage, la composition des pages et l’agencement des cases, je me suis beaucoup amusé. Il m’a vraiment donné l’occasion d’être le co-créateur et ne m’a pas juste considéré comme la main qui dessinerait ses idées. Il y a donc eu beaucoup de changements du jour au lendemain !

Ma prochaine question sera donc toute logique : qu’avez-vous ressenti à la fin de Deadly Class ? Craigniez-vous de perdre vos lecteurs ?

Il y avait un peu de ça oui. Mes sentiments étaient partagés à l’idée de dire au revoir à tous ces personnages. C’est toujours agréable de dessiner Billy ou même Petra lors d’une commission, surtout quand cela fait plusieurs années que vous ne les aviez pas dessinés. J’ai travaillé et dessiné ces personnages pendant près de dix ans qu’ils deviennent quasiment réels pour vous. Vous espérez toujours que votre prochain projet soit encore plus important que le précédent.  C’est un peu comme en musique : certes Robert Plant a eu une belle carrière en solo, mais ce n’est pas pareil qu’être chanteur de Led Zeppelin. Ou comme Sting avec The Police… C’est peut-être un mauvais exemple ! Mais vous voyez, ces artistes qui ne rencontrent pas le même succès en solo : leur ego est tellement grand qu’ils s’imaginent pouvoir avoir le même succès tout seul. En réalité, c’est l’alchimie du groupe qui fait tout le sel de leur succès. Au final, je ne serais pas étonné si Deadly Class reste le projet pour lequel je suis le plus connu. Kaya rencontre un petit succès, beaucoup de personnes me l’apportent lors des dédicaces, je n’ai donc pas à forcer la main aux lecteurs pour qu’ils s’y intéressent. Ce n’est certes pas aussi populaire que Deadly Class mais l’album fait son chemin.  Il y a un peu d’inquiétude aussi, je n’ai plus la présence de Rick pour me guider. Aujourd’hui, je dessine et j’écris avec l’aide de mon équipe créative. Kaya est une série que j’ai élaboré tout en travaillant sur Deadly Class et pouvoir écrire et dessiner mon propre comics a toujours été un rêve pour moi. Il y a donc beaucoup d’enthousiasme mais aussi des inquiétudes…

Vous suiviez les scripts mais vous ambitionniez de réaliser vos propres récits.

Exactement. Mon rêve a toujours été d’avoir ma propre série, l’écrire et l’illustrer, ce que je fais actuellement. Si en plus je peux payer les factures grâce aux ventes, c’est tout ce que je peux espérer ! Je ne peux pas rêver meilleure situation.

A-t-il été compliqué d’écrire et de dessiner en même temps votre série ? Est-ce que votre collaboration avec Rick Remender vous a permis d’apprendre le métier d’auteur ?

J’ai un peu appris avec lui oui, mais il a un style différent du mien, surtout dans sa manière d’écrire. Je pense qu’il est très bon dans une writer’s room : il peut lancer des idées immédiatement. Il peut par exemple vous dire au téléphone que telle scène ne fonctionne pas, et s’ensuit ensuite un va et vient d’idées. Je suis plus méthodique.

Quelle est votre méthode justement ?

Je suis plus organisé : j’ai besoin de faire murir une idée un certain temps vous voyez, en promenant le chien par exemple, avant d’arriver à une solution, plutôt que de proposer dix idées très rapidement et se débrouiller avec ça. C’est ainsi que je fonctionne, que ce soit pour le dessin ou l’écriture. Cela correspond plus à ma personnalité : je fonctionne par étape, tranquillement mais sûrement. Je suis plus tortue que lièvre ! Et les résultats sont là. A une période, j’enviais un peu les auteurs comme Rick capable de générer autant d’idées. Mais chacun à ses points forts et il ne faut pas se soucier de ce que font les autres : il faut se concentrer sur nos points forts. Il y a une chose que je respectais énormément chez Rick c’était sa capacité à réécrire complètement une histoire si cette dernière ne fonctionnait pas : il repartait à zéro. J’étais vraiment impressionné car les publications sont mensuelles et les deadlines planent toujours au-dessus de vous. C’était assez courageux de faire ça ! Je ne le fais pas très souvent. Cela dit, il faut savoir parfois être honnête envers soi-même et si quelque chose de ne fonctionne pas, il faut être capable de remonter le fil et recommencer, quand bien même cela remonte à loin ! Cela peut donc m’arriver.

Gérer les deadlines doit aussi être plus compliqué quand vous êtes artiste et auteur ?

Oui, cela dit certains aspects deviennent plus rapides. Evidemment l’écriture ralentit le processus, mais c’est plus rapide d’écrire pour votre propre histoire que pour quelqu’un d’autre.

Vous rédigez-donc vos propres scripts.

Oui, je ne peux pas le faire de tête. Peut-être un jour… Je me souviens avoir écouté une interview de Chris Ware où il explique qu’il est capable d’écrire au jour le jour. Il a juste à dessiner et les idées lui viennent. Je trouve ça incroyable. Je serais bien incapable de faire pareil, je m’emmêlerais les crayons, j’aurais peur d’oublier des éléments de l’histoire. J’ai besoin de connaître les grandes étapes du récit : je sais que Kaya tiendra sur huit tomes, j’ai tout prévu. Les détails en revanche ne sont pas encore précis. Je ne sais pas encore comment j’arriverai à un certain point de l’intrigue, mais j’ai les grandes lignes.

Vous savez donc déjà que tout ceci n’était qu’un rêve…

[rires] Tout à fait oui, ce n’était que le rêve de Markus qui va se réveiller dans l’univers de Deadly Class !

Quel twist ! [rires] Parlons donc de votre merveilleuse série. C’est un récit que vous aviez en tête depuis un moment déjà, que pouvez-vous nous dire de sa genèse ? J’ai d’abord cru que l’idée vous était venue à la naissance de vos enfants, mais cela remonte à plus loin ?

Quand j’ai entamé Kaya, mes enfants étaient encore très jeunes. En tout cas, quand j’ai commencé à travailler sur mes planches, car ils n’étaient pas encore nés quand j’ai commencé à réfléchir au projet. A l’époque, ma femme et moi ne parlions pas encore d’avoir des enfants. C’est un sujet qui est arrivé vers la fin de Deadly Class. Je me doutais que l’arrivée de mes enfants allait influencer la personnalité de Kaya et Jin. C’est surtout le cas pour Jin, le plus jeune. Si jamais il pique une colère, je sais à quoi cela ressemble réellement ! Vous pouvez adapter leur façon de penser également. Kaya est certes la grande sœur, mais elle joue également le rôle de père, de mère. C’est elle qui doit tout gérer. Je comprends mieux les difficultés qu’elle peut rencontrer en devant s’occuper de son petit frère. Aussi sa manière de réagir correspond à la mienne face à mes enfants.

Si vous n’aviez pas eu d’enfants, pensez-vous qu’il aurait été plus difficile d’écrire de tels personnages ?

Ce n’est pas évident. C’est un peu difficile de juger votre propre travail en tant qu’auteur. J’arrive à prendre plus de recul sur mes dessins que sur mon écriture. Il y a tellement de nuances dans la personnalité d’une personne qui rentrent en jeu quand vous écrivez un dialogue. Quand je me suis lancé dans l’écriture, j’ai d’abord réfléchi aux personnages avant de me concentrer sur l’intrigue en tant que telle. Qui sont-ils vraiment ? Pour se faire, j’ai essayé de me souvenir du mieux que je pouvais de mon enfance. Plus jeune, j’avais l’habitude d’écrire des petits journaux. J’ai essayé de me souvenir de ce que j’ignorais à l’époque. Comment le monde tournait selon moi ? Qu’est-ce que je ne comprenais pas ? A cet âge, il vous manque tellement de connaissances que vous ne pouvez qu’imaginer comment les choses fonctionnent. J’ai donc essayé de me replonger dans cet état d’esprit le plus possible. Je pense que j’aurais continué ainsi si je n’avais pas eu mes enfants. Je comprends un peu mieux comment ils fonctionnent. Je pense à une scène en particulier où Jin fait une colère et où il répète « Non ! Non ! Non ! », dans mon esprit il le prononce d’une certaine manière. Je ne pense pas que j’aurais écris cette scène de la même façon si je n’avais jamais vécu ce genre de scène où mes enfants piquent une crise ! Je me suis donc un peu inspiré de la réalité.

Et que pouvez-vous donc nous dire sur l’origine du projet plus précisément ?

Tout a commencé avec une idée de récit que j’ai proposé chez Image. Il s’agissait d’un comics très court d’environ quinze pages, intitulé « Le Troisième Royaume ». Je l’avais imprimé personnellement sur du beau papier. J’ai tout réalisé moi-même : l’encrage, les couleurs… J’ai encore un exemplaire quelque part. Les dessins ne sont pas trop mal. C’était bien avant que je n’aie une vraie carrière professionnelle, cela remonte à vingt ans. L’écriture n’était en revanche pas au niveau. L’univers était construit, vous pouviez y voir évoluer des personnages plutôt classe, mais il y n’y avait aucun fil conducteur : que font-ils ? Où vont-ils ? Il n’y avait rien de tout ça, juste des éléments qui semblaient cool à dessiner. Quand vous êtes auteur, vous commencez bien souvent à intégrer des éléments qui vous semblent intéressants, cools. Avec l’expérience, vous réalisez qu’il s’agit avant tout d’une sorte de conversation avec vos lecteurs. Si vous ne les incitez pas à tourner la page, c’est que votre travail en tant qu’auteur ne marche pas. Il faut raconter l’histoire qui vous tient à cœur, mais il faut aussi intégrer des éléments qui tiendront en haleine vos lecteurs que ce soit une prémonition, l’espoir que vos personnages arrivent à destination etc. Cela semble évident, mais ce sont des éléments que vous apprenez au fur et à mesure. Il faut être capable de trouver la bonne formule. Enfin bref, j’ai présenté ce projet chez Image. Je ne me souviens plus si j’ai eu un quelconque retour de leur part. Je sais juste que cela n’a pas été accepté, mais je n’étais pas prêt de toute façon… J’ai quand même gardé cet univers dans un coin de ma tête. Il y a d’ailleurs un personnage qui accompagne Kaya et Jin, Razel. C’est un dieu farceur en quelque sorte. Razel est quasiment le même personnage que dans le Troisième Royaume. Les trois personnages du récit étaient des sortes de variations d’Odin, Thor et Loki, j’ai toujours adoré la mythologie nordique. Razel est donc ma version de Loki : un dieu farceur qui a toujours un mauvais tour dans son sac… Il fait parfois le bien, le mal, on ne sait jamais vraiment. Je parle bien de la version mythologique de Loki, pas la version de Marvel. Voilà donc le genre de personnage et d’ambiance qui peuplaient cet univers : un mélange d’éléments de fantasy et de science-fiction, mais je n’avais aucun fil conducteur. Plusieurs années plus tard, au début de mon travail sur Deadly Class, je me souviens faire quelques petits croquis de Kaya en version adulte : une chasseresse badass ! Puis elle a changé pour devenir enfant…

Avait-elle déjà son bras robotique ?

Oui, c’est assez bizarre d’ailleurs car elle avait déjà ce bras et la peinture noir autour de ses yeux. Quelques années plus tard, Mad Max Fury Road sort et le personnage de Furiosa a exactement les mêmes accessoires ! J’ai trouvé ça très étrange ! Je pense qu’Hellboy est l’influence principale :  la Main droite de la mort est évidemment une influence importante en ce qui concerne le bras de Kaya. Concernant le noir autour des yeux, je pense que cela vient des Maoris ou des Amérindiens, vous voyez ? Toutes les peintures faciales d’anciennes cultures que l’on peut voire en photo et qui sont très cools !

Est-ce que les personnages que vous avez imaginés ont permis de résoudre le problème de l’intrigue ?

Je crois oui. Après avoir imaginé Kaya, je me suis dit qu’elle aurait besoin d’un but. Au début vous ne savez pas trop de quoi il peut s’agir… On parle souvent de « McGuffin », vous voyez, le moteur de votre intrigue. Je crois qu’au début il devait s’agir d’un objet… Plus vous y réfléchissez, plus vous essayez de vous démarquer et trouvez une idée originale. Et si cet objet était en fait une personne ? Cette personne est devenue Jin. Et s’il s’agissait de son petit frère ? Si Kaya est plus jeune, cela devient donc plus difficile pour elle de retrouver son frère : Kaya est un personnage très capable, mais c’est encore une jeune fille, elle fait encore des erreurs. J’ai donc essayé de leur rajouter plus d’obstacles au fur et à mesure pour rendre leur parcours plus compliqué. Tous ces éléments ont donc évolué avec le temps. Comme je travaillais sur Deadly Class en même temps, j’ai eu le temps de tranquillement réfléchir à l’intrigue.

Est-ce que la conception de votre univers a été difficile ? Il y a des éléments de science-fiction dans votre monde, il y a des lézards géants, des dieux… Comment rendre tout cela cohérent ?

A l’époque où je réfléchissais à l’histoire, il n’y avait pas énormément de comics tout publics. Ce fut donc une volonté de ma part de faire une œuvre tout publics. En revanche, quand Kaya est sorti, il y avait déjà beaucoup plus d’histoires de ce genre, ce qui était plutôt chouette.

Comme Jonna de Chris Samnee.

Il y a beaucoup de similarités entre nos deux œuvres. J’ai toujours rêvé de faire un genre crossover entre les univers de Jonna, Head Lopper et Kaya, mais cela ne verra jamais le jour ! Pour revenir à votre question initiale, je me suis surtout concentré sur des éléments qui me permettraient de garder de l’intérêt. C’est une odyssée, ils traversent des villes, des villages et des royaumes sur leur chemin. J’ai donc choisi certains tropes de la fantasy et j’ai réfléchi à l’équivalent en science-fiction pour mélanger les deux. Conan est une influence importante. Kaya est littéralement une mini Conan : elle ne parle pas beaucoup, c’est juste une dure à cuir. J’ai donc pioché dans des éléments de la mythologie de Conan : l’âge Hyborien, Atlantis… Tous ces éléments que croise Conan sur sa route. L’intrigue de Kaya se déroule sur une Terre des années dans le futur : la civilisation est retournée à un niveau antique, comme l’Egypte ou Babylone, vous voyez ? Vous trouvez également des robots et d’autres éléments de science-fiction. Dans le troisième arc, ils vont dans une ville hantée où les habitants semblent être des fantômes. Il se trouve qu’en fait il y a un dysfonctionnement sur une machine temporelle qui fait que les habitants répètent les mêmes actions. Pour les personnages, cela ressemble à un élément de fantasy mais pour le lecteur, c’est clairement de la science-fiction. C’est donc un heureux mélange de tous ces éléments.

Vous disiez un peu plus tôt que vous aviez déjà la fin en tête. Comment pavez-vous la voie vers cette conclusion ? Vous m’avez dit que le récit tiendra sur huit tomes, mais peut-être que dans quelques années vous déciderez que cela tiendra en neuf ou dix ?

C’est une possibilité oui.

Pour avoir discuté avec beaucoup d’artistes, vous vous faites souvent rattraper par votre propre histoire : vous souhaitez rajouter de nouveaux arcs narratifs ou au contraire, si les ventes ne suivent pas, vous devez boucler le récit plus tôt que prévu. Comment vous voyez-vous d’ici trois ans ? Serez-vous en train de terminer Kaya ?

Je suis d’accord avec vous. Deadly Class devait se terminer au numéro cinquante, pour finalement se conclure au numéro cinquante-six. Surtout en ce qui concerne la fin, il faut que vos lecteurs soient investis dans l’histoire. Vous ne pouvez pas vous permettre de bâcler la fin pour en être débarrassé. Il faut finir correctement, sinon personne ne s’en souviendra comme vous l’espériez. Je peux vous dire avec certitude que le dernier arc sera plus long que tous les autres. J’aurais très certainement besoin de plus de pages pour que tous les éléments de l’intrigue retombent bien sur leurs pattes et pour que mes intentions en termes d’émotions soient respectées, à la fois pour les lecteurs et les personnages.

Au début j’avais prévu dix volumes puis j’ai réfléchi et j’ai pensé qu’il serait possible de resserrer un peu l’histoire pour que l’ensemble fonctionne mieux. Certains éléments ne me paraissaient pas forcément pertinents, deux intrigues pouvaient se regrouper en une afin de rendre le tout plus intéressant. Mais l’intrigue est déjà planifiée, avec suffisamment d’espace entre chaque arc pour donner suffisamment de consistance aux personnages, leur donner des dilemmes moraux etc. On ne sait jamais ce que la suite nous réserve. Je n’avais jamais fait d’ongoing seul avant, je dois donc garder en tête que l’histoire tiendra en huit volumes pour me rassurer et savoir où aller. Si j’ai une chouette idée en cours de route, je peux me permettre de voir ce que je peux en faire mais pour l’instant, la majorité de ce que j’avais prévu s’est déroulée de la manière que je souhaitais. Je n’ai pas eu d’idée beaucoup plus intéressante que ce que j’avais prévu à l’origine, je n’ai pas eu à tout détricoter. Cela peut m’arriver mais dans des scènes moins importantes cependant. La scène peut changer mais sur le long terme, les personnages suivent la même direction que celle que j’avais prévue.

Vous travaillez également avec Jason Wordie pour la colorisation, tout en réalisant vous-même vos aquarelles. Comment se passe cette collaboration ?

Je dispose d’un certain style et j’aime accentuer ou atténuer certaines de mes inspirations en fonction du projet sur lequel je travaille. Sur Deadly Class, je me suis beaucoup inspiré des posters de groupes punk-rock, de Jaime Hernandez, de David Mazzuchelli, Franck Miller… Beaucoup d’artistes des années 80 que j’apprécie, période durant laquelle se déroule l’intrigue de l’album. En ce qui concerne Kaya, je me suis plus inspiré du Seigneur des Anneaux de Ralph Bakshi, de Franck Frazetta et de beaucoup d’autres artistes talentueux qui ont œuvré dans la fantasy comme Moëbius et qui ont eu une grande influence sur moi. Je voulais donc des couleurs plus vibrantes tout en utilisant l’aquarelle. J’ai donc confié mes planches à Jason qui est un artiste très différent de Lee [Loughridge], qui fut le coloriste de Deadly Class. Jason est plus minutieux. Nous avons donc collaboré sur Kaya. J’avais repéré son travail dans un projet intitulé « First Knife » aux côtés de Simon Roy. L’univers était très proche de celui de Kaya et je me suis dit que s’il était capable de travailler sur First Knife, cela marcherait également très bien sur Kaya.  First Knife est un récit post-apocalyptique mais l’histoire se déroule beaucoup plus tard que l’apocalypse en question fait partie du passé lointain. C’est donc le même type d’univers que Kaya. Il était capable de bien retranscrire l’atmosphère des lieux. Je l’ai donc contacté et il a pu réaliser une sorte d’essai sur le prologue que j’ai réalisé, quand les personnages sont perdus dans un désert. Il s’est donc occupé de ce passage et je pouvais sentir la sécheresse, la poussière soulevée par les pas des personnages. Je travaille des teintes intermédiaires comme le bleu ou le gris, puis Jason s’en empare et rend mes couleurs plus immersives. Il a passé le test du premier coup !

Votre intuition était également celle d’un artiste professionnel, vous saviez donc quoi rechercher chez un coloriste.

Ça me semblait être la meilleure personne pour le projet. Comme je vous l’ai déjà dit, le récit est une grande odyssée où les personnages traversent le monde : chaque arc narratif a son propre thème. Ils vont sur le territoire des mutants dans le deuxième arc : tout est marécageux, on y voit des couleurs qui rappellent des radiations. Jason est capable de s’adapter à chaque environnement.

Pendant votre travail sur Kaya, vous avez également réalisé une courte histoire pour le DC All-In Special. Trouvez-vous encore le temps de réaliser des projets annexes pour les grands groupes ou même d’autres artistes ?

Oui. C’est d’ailleurs une belle illustration de ce que je disais : savoir accepter ou refuser un projet. Quand j’ai débuté, j’acceptais tout ce que l’on me proposait pour pouvoir payer mes factures. La première fois que j’ai refusé un projet après Deadly Class, ce fut très intimidant mais en même si libérateur. DC m’a donc contacté et le projet remplissait pas mal de critères intéressants : travailler avec Scott Snyder, travailler sur la plupart des personnages du Quatrième Monde de Jack Kirby (Darkseid est un de mes personnages préférés). Je peux créer de nouvelles versions des héros DC avant la sortie de la ligne Absolute. Le dernier critère fut le suivant : j’étais très emballé par le projet mais je devais continuer à publier Kaya de manière mensuelle. La série marche plutôt bien mais je ne voulais pas disparaître totalement : si un lecteur laisse tomber la série car il ne l’aime plus, c’est une chose mais je refuse que le moindre lecteur arrête de lire Kaya car les numéros sont trop longs sortir. J’ai donc demandé une deadline un peu plus large, je ne pouvais pas me permettre de faire une page par jour. DC a accepté et c’était parti ! Vous savez, il y a plusieurs aspects dans tout ça : il y a le plaisir que je peux en tirer mais il y a aussi l’aspect business. Peut-être que certains lecteurs qui apprécieront ce récit pour DC iront jeter un œil à Kaya. C’est également un salaire qui me permet de rémunérer mon équipe créative… Cela fait aussi partie de l’équation. Mais c’était avant tout un projet très marrant, je me suis éclaté !

Pour l’heure, vous ne vous concentrez que sur Kaya ? J’ai cru lire dans une interview que vous souhaitiez écrire pour un autre artiste.

Il y a bien quelque chose qui se bricole depuis un moment mais je n’ai aucune idée de quand cela sortira. Je suis encore en train de l’écrire et un dessinateur est sur le projet. Il n’y a pas encore assez de matière à l’heure actuelle pour pouvoir en parler. J’espère que nous serons assez rapides pour pouvoir annoncer quelque chose d’ici la fin de l’année. Il y a également un autre projet dans la même veine que le DC All In mais ce n’est pas dans le même univers. J’essaie de garder le secret… Disons que c’est une mini-série pour DC que j’écris et je dessine. C’est hors continuité… Et c’est tout ! J’avais une idée pour un certain personnage depuis un moment, une approche spécifique pour un personnage que j’apprécie beaucoup.

Absolute Darkseid ?

Non ! [rires] Ce serait très cool ! Figurez-vous que j’avais réfléchi à un concept pour la ligne Absolute, j’ai un peu travaillé dessus mais je n’arrivais pas y intégrer le personnage principal. En tout cas, Kaya reste mensuel, DC me donne assez de temps. Cela devrait sortir l’an prochain. Je dois encore travailler sur quelques pages chaque semaine, sans compter mon travail sur Kaya. C’est une année bien remplie mais j’arrive tout juste à m’en sortir ! Je vais m’efforcer à publier Kaya tous les mois !

Nous avons hâte d’en savoir plus ! Merci beaucoup pour votre temps Wes Craig !

Merci à vous !

Illustration de l'auteur
Arno Kikoo
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