Depuis qu'Image Comics a entamé sa mutation et est devenu un éditeur qui a du répondant face aux deux grosses majors, il attire de plus en plus de noms connus de l'industrie des comics. Parfois, deux pointures s'associent pour offrir un creator-owned venu d'on ne sait où. Si le naming n'est pas un synonyme de qualité, force est de constater que mettre deux génies ensemble a souvent du bon.
La première chose qui frappe en ouvrant ce premier numéro de Paper Girls, avant même d'avoir commencé à vraiment lire l'histoire, c'est que la mutation de Cliff Chiang continue. L'artiste qui s'était fait connaitre chez DC Comics en offrant des postures aussi classiques que frappantes à ses super-héros, entame depuis quelques années une épuration dans son trait qui ne va pas sans un dessin plus organique, chaleureux. On l'avait laissé avec une Wonder Woman qu'il humanisait pendant que Brian Azzarello la conduisait sur le chemin de la déité. Dans Paper Girls, son passage du côté Terry Moore ou Jaime Hernandez de la Force artistique est encore plus net. L'œil aiguisé et le crayon souple, l'artiste américain restitue avec un talent inouï les petites choses essentielles de la réalité, donne vie à ses personnages de façon extrêmement convaincante et nous prend par la main grâce à son dessin pour rentrer dans son monde, bien aidé par le coloriste Matt Wilson.
Un avantage puisque l'autre génie à l'œuvre sur ce comics, Brian K. Vaughan, a justement inventé une histoire on ne peut plus ancrée dans le réel. Car s'il commence sa nouvelle œuvre avec le rêve d'une de ses héroïnes qui rappelle que l'auteur de Saga a l'imagination fertile, c'est bien un récit earthgrounded qui va se développer dans les pages suivantes (sans doute pour contraster encore plus puissamment avec la suite de l'histoire). Une petite banlieue de l'Ohio, à la fin des années 80 (des informations données avec subtilité par Vaughan), qui s'éveille au lendemain d'Halloween. Un décor qui n'est pas sans nous rappeler celui de Plutona, le comics de Jeff Lemire commencé le mois dernier. A croire que les auteurs de comics ont des comptes à régler avec les suburbs à perte de vue. Tant le dessin de Chiang que les mots du scénariste donnent à cette banlieue une authenticité, une présence dans le réel, qui n'est pas sans nous rappeler ces films d'Amblin Entertainment qui mettaient en scène des héros ordinaires.
Les héroïnes justement sont tout le propos de ce comics. Les Paper Girls sont ces jeunes filles qui chaque matin distribuent à vélo le journal local aux portes des maisons du voisinage. Elles sont déjà auréolées d'une certaine forme d'héroïsme puisque l'on apprend qu'elles sont les premières à prendre ce boulot des mains des garçons. Quatre jeunes filles assez différentes les unes des autres, surtout Mac, bien moins agréablement lotie que ses partenaires, filles de bonnes familles qui ont les moyens de leur payer des écoles privées. Cette dernière est clairement la rebelle forte-tête qui va réunir ses collègues pour affronter les rues alors que les derniers branleurs qui profitent d'Halloween ne sont pas encore rentrés. En quelques scènes, Brian K. Vaughan nous montre que malgré l'aspect assez anecdotique, il a quelques réflexions éparses à lancer sur la société et ses différents clivages.
Pourtant, comme souvent avec Vaughan (au moins ces derniers temps), la critique n'est pas le moteur de son récit. Même s'il peut être grinçant dans Saga, faire une métaphore évidente de l'impérialisme américain dans We Stand On Guard, ce qui importe à l'auteur canadien est avant tout son histoire. Et celle-ci va prendre un tournant inattendu à la fin de ce premier épisode, en versant dans le fantastique a priori. Le parallèle avec Plutona de Lemire continue, et si dans ce dernier c'était le cadavre d'une super-héroïne qui chamboulait tout, ici c'est un peu plus étrange, ce qui permet de conserver un mystère assez fort pour nous pousser à aller voir le deuxième numéro. Pour autant, cette série n'avait pas besoin de nous appâter tant Vaughan et Chiang semblent pour notre plus grand plaisir au sommet de leur forme. Reste que le cliffhanger nous laisse à penser qu'il y a moyen d'avoir une suite des plus rafraichissantes.
Brian K. Vaughan est en forme en ce moment, et c'est Image Comics qui en profite à fond, mais nous aussi, puisqu'il nous donne à lire dans des genres très différents des séries passionnantes. Il se permet même ici d'être accompagné d'un Cliff Chiang dont la sensibilité semble bien plus proche de ce genre de récit que des aventures des encapés, et qui livre une copie absolument sublime. Un numéro d'ouverture qui cultive le mystère sur la suite des événements mais qui nous laisse quand même une certitude : nous sommes à l'orée d'un nouveau chef-d'œuvre.