Quand on pense aux polars américains, on s'imagine facilement les ruelles crasseuses et mal éclairées, les bouches d'égouts fumantes et les bruits de la ville en toile de fond sonore. On peut aussi penser aux longues routes désertiques qui traversent le Sud, où l'on rencontre sous le soleil brûlant ce qui se fait de pire en êtres humains. Rarement le polar nous aura amené dans les blanches étendues de l'Alaska. Surtout pour nous raconter une histoire aussi tordue que celle de Snow Blind.
Éditeur : BOOM! Studios
Premier numéro : Décembre 2015
Nombre de numéros parus : 4
Genre : Polar Blanc
Après avoir observé le succès du modèle d'Image Comics, les têtes pensantes de BOOM! Studios ont décidé de s'aligner dessus et signer des œuvres originales d'artistes qui garderaient le contrôle total de leur création. Cela leur a permis de proposer à Ollie Masters de réaliser sa mini-série Snow Blind chez eux. Pas vraiment un grand nom des comics pour l'instant, Masters s'est tout de même fait remarquer chez Vertigo en sortant The Kitchen, qui suivait un groupe de femmes de mafieux irlandais durant les années 70, un polar qui sentait bon le New York mythique des années punk. Déjà, on y sentait le goût du scénariste pour faire du polar aussi référencé que novateur, comprenant les codes du genre mais en les abordant d'un angle particulier. C'est un peu le même principe qu'il reprend dans Snow Blind, où l'on va suivre un jeune homme, Teddy, qui sent bien qu'il n'est pas vraiment à sa place au milieu des paysages enneigés de l'Alaska. Surtout, c'est au sein de sa famille qu'il se sent le moins à l'aise, comme s'il existait une distance qu'il ne parvenait pas à abroger. Une distance que l'on ressent dans le monologue intérieur de Teddy qui sera le moteur de l'intrigue, ses décisions faisant à chaque fois bouger le récit.
La toute première décision qu'il va prendre, et qui va déclencher tout ce qui va suivre, semble pourtant bien anodine. Il organise une simple fête, pour s'intégrer au lycée. Et poussé par le moment il décide de déguiser et maquiller son père qui cuve dans un coin. La photo va faire le tour d'internet et les ennuis vont commencer pour Teddy. Si l'on croit que ce père macho et rustre s'énerve de voir sa fierté bafouée, on comprend très rapidement qu'il désirait surtout rester dans l'anonymat. Car un passé plus que gênant va ressurgir et le jeune lycéen va découvrir pourquoi il ressentait une distante envers ses géniteurs. Dès que cette fameuse photo se retrouve en ligne, on passe d'un film indé de Sundance, avec un quotidien des plus ordinaires au milieu de nulle part, à un polar glacé qui n'est pas sans nous rappeler Fargo ou Insomnia. Choisir des références cinématographiques n'est pas anodin, l'écriture de Masters nous évoquant réellement différents métrages qui placent le suspens au cœur de leur intrigue. Mais le format en quatre numéros, court et percutant, aide lui aussi cette impression de lire un film.
Tout comme Dead Body Road que l'on vous présentait la semaine dernière, Snow Blind est une histoire de vengeance. Sauf qu'ici, c'est le père du héros qui est la cible de la vendetta. C'est qu'il a beaucoup de choses à se reprocher dans son passé fort peu reluisant. Quand la vérité éclate au visage de Teddy, c'est aussi tout son monde qui s'écroule. Ce qui va permettre à Ollie Masters de s'interroger sur les liens familiaux, sur le pardon ou encore le libre-arbitre. Le principal enjeu de la série se retrouve de ce côté, savoir si Teddy répondra au déterminisme en prenant le parti de son père, en dépit de ce qu'il a appris, ou s'il se détournera de sa famille, son sens moral l'emportant. Ce polar sert surtout au scénariste à s'interroger sur la profondeur du lien qui nous lie à notre famille. Est-ce que celui-ci est inextinguible ? L'amour familial est-il absolu ? Qu'est-on prêt à accepter des gens que l'on aime ? Cette histoire est aussi celle d'un jeune homme qui a vécu dans le mensonge et qui doit décider par lui-même ce que sera sa vie.
Pour mettre en image cette histoire, Masters a choisi de s'appuyer sur un dessinateur des plus prometteurs, Tyler Jenkins, repéré grâce à son excellent Peter Panzerfaust. Son trait tout en encres et aquarelles dépeint à merveille les étendues glacées de l'Alaska, tout en faisant un portrait aussi vivant que sensible des personnages qui y évoluent. Son dessin traduit bien la dichotomie de l'ambiance de cette série, entre le calme virginal des paysages du Grand Nord et la violence qui surgit au milieu de ceux-ci. Une violence abrupte et terriblement intime. Car dans la grande tradition du polar noir, il n'y a pas d'échappatoire à un destin funeste, forcément sanglant. Si le protagoniste n'est pas celui d'un polar classique, il va être placé face à cette réalité pragmatique qui fait la marque du genre. Ce sentiment que l'on peut se retrouver seul face aux horreurs si réelles du monde, que parfois ce qui est le plus tortueux et le plus malsain est ce qu'il y a de plus vrai. Snow Blind est encore un polar qui s'aventure dans les tréfonds les plus sombres de l'âme humaine, tout en nous invitant dans des paysages qui nous aveuglent de leur blancheur si pure.