Parmi les
nombreux invités comics présents au
Festival International de la Bande Dessinée (FIBD) d'Angoulême, les éditions
404 Graphic ont pu nous faire profiter de la présence, en début d'année, du talentueux
Lisandro Estherren. Fort de son travail sur
Apparition dans le Ciel de Berlin Est, l'auteur s'est aussi illustré sur d'autres titres sortis en VF, comme
Redneck (chez
Delcourt) ou
Catch & Release (chez
Akiléos).
Comme à notre habitude, nous avons profité de l'occasion pour aller discuter avec Estherren et lui poser quelques questions, que ce soit sur sa carrière de façon générale, mais aussi avec un focus particulier sur Apparition, de l'auteur Jeff Loveness. Nous avons le plaisir de vous présenter cette interview au format écrit ci-dessous, et remercions Emilie Hurel des édition 404 Graphic pour avoir permis qu'elle ait lieu.
AK : Nous sommes très content de vous avoir, Lisandro.
LE : Merci de m'inviter.
AK : Dans la mesure où c'est la première fois que nous nous parlons, pouvez-vous vous présenter un peu aux gens qui ne vous connaissent pas ?
LE : Oui, oui. Je suis un artiste argentin, dessinateur de BD. J'ai principalement travaillé avec des éditeurs basés aux Etats-Unis depuis huit, dix ans. C'est un bon résumé.
AK : Si on regarde un peu plus loin en arrière, étiez vous fan de comics avant de devenir dessinateur ?
LE : Bien sûr, bien sûr. J'ai toujours adoré la BD américaine, la BD argentine. Nous avons une longue tradition dans ce secteur en Argentine, et nous avons même produit certaines des plus grandes œuvres - en tout cas, celles que moi je préfère. Notre répertoire couvre beaucoup de choses. Comme Mafalda, ou The Eternaut (ndlr : El Eternauta). J'ai découvert ces titres dès mon plus jeune âge.
AK : Quand avez vous dessiné de devenir dessinateur ?
LE : Aux alentours de mes vingt, vingt-cinq ans, je pense. A l'époque j'étais étudiant à l'université, et c'est là que j'ai découvert que l'on pouvait aborder les comics comme une véritable discipline, un art à part entière, avec sa propre histoire. C'est quelque chose qui m'a beaucoup intéressé, et c'est là que je me suis reconnecté à mes lectures de jeunesse.
OC : Comment êtes-vous arrivé aux Etats-Unis ?
LE : Comme beaucoup de dessinateurs, j'ai produit beaucoup d'échantillons et de planches de présentation. J'en ai montré beaucoup, à travers des mails, à travers des entretiens en personne. Et j'ai fini par être mis en contact avec des éditeurs américians.
OC : Votre travail évoque beaucoup le paysage classique des Etats-Unis, comme pour Redneck ou The Last Contract.
LE : Oui.
OC : Comment avez vous approché ces séries très américaines, vous qui venez d'un pays différent ?
LE : A chaque fois que je commence un projet, je m'attaque à une phase de recherches. Le fait d'avoir travaillé sur ces projets était une expérience assez drôle, assez intéressante, parce que je m'intéresse à ces thèmes, à ces genres en particuliers. L'horreur, le polar. C'est ce qui m'a motivé vers ces projets.
OC : Vous diriez que vous êtes influencés par José Muñoz ?
LE : C'est le maître incontesté des artistes de comics. J'adore son travail, c'est une énorme inspiration.
OC : Dans quel sens ?
LE : L'utilisation des palettes d'obscurité, avec un trait plus expressif. J'aime toujours mener de petites expériences sur chaque projet, même si je ne suis pas toujours content du résultat.
OC : Vous appréciez cette esthétique des Etats-Unis des rednecks, avec les flingues et les grands chapeaux ?
LE : Je ne sais pas. (rires) J'essaye de faire de mon mieux. Je pense que le public apprécie la façon dont j'illustre cette culture.
OC : Comment avez vous transitionné de ces environnements à la vieille Europe pour Apparitions dans le Ciel de Berlin Est ?
LE : Tous les artistes doivent procéder à une phase de recherches, s'appuyer sur des références, pour comprendre l'arrière-plan de chaque scénario. Et c'est agréable, parce que c'est votre métier : vous devez savoir tout dessiner. Donc à chaque fois, c'est comme si vous appreniez quelque chose de nouveau.
OC : C'est ça qui vous a poussé à accepter le projet ?
LE : En partie. J'aimais bien le projet, le scénariste et ses idées, et le mélange des genres.
AK : Et d'une manière générale, comment s'est passée la rencontre ? On vous a contacté ou c'est vous qui vous êtes rapprochés de Jeff Loveness ?
LE : En général, dans des festivals comme le FIBD, on rencontre souvent des collègues. On se met à discuter et c'est comme ça que les projets naissent. Mais dans le cas présent, c'est surtout l'éditeur qui m'a contacté pour me proposer cette idée. Et j'ai accepté.
AK : Mais pourquoi celui-ci en particulier ?
LE : Parce que c'était une histoire très sombre. (rires) Et parce que je n'avais jamais eu l'occasion de dessiner ce genre de paysages. J'étais enthousiaste à l'idée de représenter le Berlin des années soixante-dix. Mais bon, de toutes façons l'essentiel de l'histoire se passe dans un bunker. (rires) C'était rigolo en ce qui me concerne.
OC : Vous avez dû changer votre style pour cette histoire ?
LE : Oui et non. A chaque projet, je tente de nouvelles choses, avec les encres, les peintures. En ce moment je travaille surtout avec les crayonnés par exemple.
AK : Comme sur Catch & Release ?
LE : Oui, mais une variation de ce style là. Sauf que je commence par dessiner en gris avant de passer au noir et blanc avec le crayon. C'est un peu différent.
OC : Berlin paraît plus impressionniste dans son approche des effets.
LE : Oui, le coloriste Patricio Delpeche a fait un superbe travail, très différent de ce que l'on retrouve dans les couleurs des comics mainstreams actuels. Je suis très content d'avoir pu travailler avec lui. Lui aussi est Argentin d'ailleurs.
AK : Comment on s'y prend pour créer un monstre comme celui qui apparaît dans la bande dessinée ? Pour faire peur avec le dessin ?
LE : Je pense qu'il faut aller chercher au fond de soi-même.
AK : Vous avez un alien au fond de vous même ?
LE : Oui. (rires) Non, on en a beaucoup discuté avec le scénariste, qui m'a conseillé d'aller étudier certains artistes comme base de référence.
OC : Par exemple ?
LE : Ah, je n'arrive plus à me souvenir du nom de ce gars... C'est un artiste italien connu pour ses sculptures très longilignes. C'est de lui qu'on s'est inspiré. (ndlr : probablement Alberto Giacometti)
OC : Vous disiez que vous aviez envie de dessiner Berlin dans les années soixante-dix.
LE : Oui.
OC : Qu'est-ce qui vous plaît dans cette esthétique ?
LE : Surtout l'architecture de la ville. Sur chacun de mes projets, j'essaye de travailler les arrière-plans en particulier. De dessiner les villes. Et j'aime beaucoup l'architecture du passé, surtout celle des années soixante-dix. C'est quelque chose qui m'avait parlé.
OC : Bizarrement, ce titre passe aussi pour plus réaliste que Redneck dans les expressions des personnages. Vous aviez envie de baser l'ambiance dans une atmosphère plus crédible ?
LE : Oui, je pense que j'avais surtout envie de quelque chose de différent. Parce que j'avais travaillé sur Redneck pendant trois ans et demi avant d'attaquer ce projet. Et il a fallu que je fasse les deux simultanément.
AK : C'est à chaque fois alors, cette envie de systématiquement vous renouveler ? Vous avez peur de finir par vous répéter dans votre travail ?
LE : Non, non, je ne pense pas. Vous savez, c'est difficile de s'ennuyer avec ce travail. Il y a toujours de nouvelles choses à apprendre, à découvrir. C'est un peu comme ici au FIBD, avec l'espace Nouveau monde, il y a tellement de talent, tellement de nouveaux gars qui ont quelque chose à proposer, qui publient leurs projets. Et certains sont formidables. C'est une source de motivation de voir ce genre de choses.
AK : Et comment est-ce que vous décidez de l'identité graphique d'un projet au milieu de tout ce que vous expérimentez en amont ?
LE : J'essaye pas mal de choses, mais vous savez, c'est plus une sorte d'instinct au final.
AK : J'allais vous demander justement, est-ce que le style vient avant l'histoire ?
LE : Il faut d'abord lire l'histoire pour capter son atmosphère. Et ensuite, vous êtes libre de vous lancer, de tenter des choses sur le plan graphique. C'est comme ça que ça marche pour moi en tout cas.
OC : Vous aimeriez donc poursuivre les expériences de ce genre dans le futur.
LE : Evidemment. Et par exemple, j'aimerais en apprendre davantage sur la couleur. J'aimerais être capable de mettre mes propres projets en couleurs.
OC : Vous regardez un peu ce qui se passe dans la BD européenne pour vos recherches ?
LE : Oui.
OC : Le personnage principal ressemble un peu à Tintin avec sa coupe de cheveux.
LE : Et pourtant, c'est quelque chose de très accidentel, ça s'est fait comme ça. Je n'ai même pas la moindre idée de pourquoi il a fini par avoir cette allure au final. Mais peut-être que c'est lié à l'Europe oui.
OC : Est-ce que vous auriez envie d'aller plus loin dans l'horreur d'ici vos prochains projets ?
LE : Oui, mais dans le même temps, j'apprécie aussi certains autres genres. Donc au sortir de ces quelques à dessiner des BDs qui font peur, j'aimerais bien alterner avec autre chose.
OC : Vous allez faire de la romance maintenant.
LE : Voilà. (rires) Je suis quelqu'un de très romantique.
AK : Est-ce que vous avez déjà un projet sur lequel vous travaillez en ce moment ?
LE : Oui, je développe une mini-série en six numéros chez
BOOM! Studios (ndlr :
qui ne sera pas une romance, finalement). Ca sort d'ici la fin du printemps. Et c'est encore l'occasion de tenter de nouvelles choses, avec davantage de crayonnés.
OC : Encore un polar ?
LE : Non, plutôt de l'horreur rurale (ndlr : folk horror). De l'épouvante, mais avec des motifs bibliques, et des personnages en souffrance.
AK : C'est un choix conscient de votre part de vous restreindre aux mini-séries en ce moment ? Pour pouvoir continuer à évoluer d'un point de vue graphique sans vous piéger dans un projet de long terme ?
LE : Oui, il y a un peu de ça. J'aime bien expérimenter, mais c'est vrai que ça peut être effrayant parce que, si vous essayez quelque chose pour une série qui dure longtemps, vous allez vous retrouver coincé dans ce style pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. On apprend en cours de route, même si on aime bien tenter de nouvelles choses.
AK : Vous vous intéressez aussi à l'écriture de scénarios ?
LE : Bien sûr, bien sûr. J'ai déjà écrit quelques petites choses, et j'aimerais effectivement poursuivre une vocation "d'auteur" complet plus tard. Mais pour le moment, j'ai encore besoin de maîtriser certaines choses.
AK : Parce que j'allais vous proposer, par exemple, de tenter une série en six numéros, avec un style différent à chaque numéro !
LE : (rires)
OC : Et puisque Berlin Est ressemble aussi à une oeuvre de cinéma, est-ce que travailler pour cette industrie vous intéresserait dans la foulée ?
LE : Bien sûr, pour toute la partie artistique en tout cas. Et aussi pour m'essayer à d'autres genres de narration. Ceci dit, j'aime beaucoup les comics, mais je pense que tout ce que je fais ne se traduirait pas forcément bien au cinéma ou à la télévision. C'est pour ça que j'aime beaucoup les comics : c'est un support essentiellement graphique. Ce qui se passe sur la page est plus intéressant pour moi que ce que ça pourrait donner en film ou en série télévisée.
OC : Vous pensez que c'est un art supérieur ?
LE : Chaque média a ses forces et faiblesses. Mais moi, je préfère les comics, évidemment.
AK : Vous savez pourquoi ?
LE : Je ne sais pas, je dirais que c'est plus organique en ce qui me concerne. Bien sûr, j'ai grandi avec le cinéma et la télévision, mais j'ai ce rapport très intime vis-à-vis du papier. Faire quelque chose de concret, mettre les mains dans le cambouis, dessiner, peindre, c'est quelque chose de très organique.
AK : Vous avez besoin de sentir le crayon qui passe sur le papier.
LE : C'est quelque chose que j'adore. Mon utilisation du numérique se résume à scanner mes planches pour passer un coup de propre dessus, mais jamais plus que ça.
AK : Très bien. Je vous remercie de nous avoir accordé ce temps Lisandro !
LE : Merci à vous, merci de m'avoir reçu.