Warner s'expose à un concept que ces mêmes éditorialistes invoquent régulièrement, en particulier quand vient le moment d'analyser un échec, la fameuse "fatigue". Fatigue du super-héros, fatigue des suites. Éventuellement, fatigue des univers partagés, fatigue de Star Wars, pourquoi pas. Qu'en est-il de la Joker fatigue ? Est-ce que, vraiment, on peut avoir envie de se débarrasser de lui ?
Empereur Joker : l'image de marque
Il y a une réalité que les fans de comics ne connaissent que trop bien : l'obsession envers Batman au détriment des autres. Pensez à ces longues périodes de temps où le studio WB Animation ne se consacre qu'à la Chauve Souris, quitte à s'en servir comme un cheval de Troie pour la Justice League Dark, Batwoman ou Deathstroke. Un exemple qui peut se recouper avec d'autres lubies éditoriales, et qui résume en fait assez simplement ce moment où un marchand de licence oublie la variété de ce qu'il possède. Batman ou Superman sont les exemples-alpha de ce cas de figure, avec plus d'adaptations à eux seuls que toutes les propriétés DC réunies.
Or, dans le microcosme qui accompagne la Chauve Souris, il y a les méchants, et au sein de ces méchants, il y a le
Joker. Un vilain culte, si culte qu'on le retrouve à tous les étages de la culture pop', qu'il s'agisse de références dans les cercles du hip hop,
d'hommages amateurs plutôt louches ou carrément malsains, ou de
goodies pour les plus vieux fans et leurs enfants ou petits-enfants. Le
Joker est devenu, depuis 1989 ou même 1966, une marque à part entière, à qui l'on dédie des
sets LEGO et que l'on fait périodiquement revenir dans presque toutes les adaptations consacrées à
Batman.
Sa progression s'est alignée ce qu'ont pu vivre les vilains de slashers dans les années 1980. Freddy, Chucky, Jason ou Michael Myers se sont à l'époque imposés comme les héros d'un imaginaire fasciné, celui du cinéma d'horreur. Bêtes de design, charismatique, impressionnants, ils étaient l'attraction, ce pourquoi le public revenait en salle et la compétition que se sont fait à l'époque les producteurs de série B atteste aujourd'hui de l'appétit du public pour les bons vilains.
A une échelle différente, l'évolution du Joker serait proportionnelle à celle d'autres monstres de cinéma, devenus des marques ou des franchises. Pensez à Godzilla, allégorie du traumatisme des bombardements avant de devenir une ligne de peluches et de mignons goodies au Japon. Au départ, la bête était présentée comme une figure destructrice, menaçante, et quand le public s'en est emparé en réclamant sa présence, il s'est assoupli, assagi, au point d'atteindre un statut de quasi Casimir, qui crie comme une baleine (et c'est super cool quand il le fait d'ailleurs). La capacité ou l'envie des propriétaires de vendre le personnage aura dirigé sa signification, et le Joker, depuis ses débuts, aura été de plus en plus populaire, jusqu'à devenir indispensable et transcender sa qualité de vilain parmi tant d'autres.
Bien entendu, le personnage n'est pas devenu une figure lumineuse à l'exception de titres occasionnels. Il est en revanche devenu l'attraction principale des œuvres où on le fait apparaître, au point d'être parfois capable de supporter seul le poids d'une série, comme dans le bouquin de Brian Azzarello et Lee Bermejo ou Empereur Joker où il évolue sans Batman pour lui donner la réplique. Un statut de méchant qui fascine et sur lequel on a mis une symbolique, une idée : le Joker est le chaos, un principe diablement vendeur dans une ère où le peuple se passionne pour les héros complexes, pour excuser ou expliquer les mauvais penchants de l'être humain.
Mon visage sur un billet de banque
Poussé par un accélérationnisme culturel qui se recentre sur des valeurs sûres, la présence du méchant en dehors des page de comics s'est accélérée récemment. Un
Joker dans
The Dark Knight, un
Joker dans
Suicide Squad, un
Joker dans
LEGO Batman. La trilogie (ou tétralogie)
Arkham s'est penché sur lui avec insistance, l'adaptation de
Killing Joke par
Bruce Timm et
Assault on Arkham ont porté haut les couleurs de l'animation, et même
Gotham n'a pas pu s'en empêcher. Ce qui n'est pas surprenant au vu du jemenfoutiste affiché au grand jour par la série,
qui vous en propose même deux pour le prix d'un, parqu'après tout, on a bien le droit de se faire kiffer.
Le cas de Suicide Squad est tout aussi révélateur : le Joker y a manifestement été mis dans l'idée de densifier l'intérêt du film. Histoire d'intéresser un peu plus le public, l'aveu de faiblesse d'un studio qui n'avait simplement pas suffisamment foi en son projet et comptait sur l'aura du grand vilain pour amener un peu de spotlight facile. Sur la ligne d'arrivée et d'après l'acteur lui-même, Suicide Squad peut très bien se passer du Joker.
Le montage n'accorde que peu d'importance au personnage, jusqu'à preuve du contraire on pourrait même se passer de lui sans que cela ne gène vraiment la cohérence d'ensemble. Son rôle était pourtant simple, crucial en quelque sorte, être le héros de la campagne de promo'. De son côté, Harley Quinn passe pour un spin-off ultra-populaire dérivé du personnage de base, au point de lui avoir ajouté la même cuve d'acide originelle, qui rend fou et méchant.
Un
Joker sous toutes les coutures, en télévision, en jeu vidéo et (plusieurs fois) au cinéma. La marque paraît suffisamment juteuse pour l'extraire du brasier encore fumant de la première mouture de
DC Films, avant que le nouveau chef de file
Walter Hamada ne passe un grand coup de balais. Sauver le clown campé par
Leto, quitte à le rendre apocryphe et considérer que
Joaquin Phoenix ferait un meilleur adversaire à Jon Hamm, dans un univers qui n'aurait finalement plus rien de partagé.
White Knight, Tom King & 3 Jokers : allégorie en mouvement
Côté comics, de nombreux auteurs s'attaquent à la question du Joker comme une sorte de rite de passage. La façon dont ils s'en servent est aussi à voir comme un révélateur de leur propre style, des exemples comme Sean Murphy, Scott Snyder ou Tom King récemment et en particulier.
Dans White Knight, le Joker est un grand incompris, victime de Batman et de sa condition. A sa manière, il nous amène à reconsidérer nos idées sur le bien et le mal, et à l'échelle d'une société, à se demander si l'autorité en vigueur est forcément dans le bon camp. Dans l'oeuvre de Snyder, le Joker est l'antagoniste parfait, une exagération de lui-même et de toutes ses thématiques, depuis l'aspect violent, chaotique et dans sa dépendance affective envers la Chauve Souris. Capable de terrasser seul la Justice League ou de mettre Gotham à feu et à sang, la façon dont le scénariste l'utilise laisse apparaître l'ambition de son run, et l'envie d'écrire sans retenue en poussant le justicier de plus en plus loin. King, dans les récents Batman #48 et #49 fait ce qu'il fait toujours : prendre en défaut les stéréotypes, les idées figées de Gotham pour faire apparaître l'humanité de ses héros. Le Joker n'y échappe pas, bien entendu.
Parti d'une idée commune dans les œuvres policières de l'époque - le clown tueur, un vilain régulier des revues pulps et des romans de gare - Bill Finger ajoute son imaginaire et ses références à un personnage qui fera date. Ce que l'on connaît de lui aujourd'hui est la résultante d'un long chemin : lanceur de tartes à la crème au Silver Age, en pleine introspection au Bronze Age, pour mieux redevenir gangster, tueur sanguinaire ou terroriste fou selon les goûts et les scénaristes. Vis a vis de Batman, il aura été l'adversaire, le pire ennemi, l'opposé ou l'équivalent, l'indissociable contraire ou le jumeau qui aurait mal tourné, et éventuellement, même cette idée des deux faces d'une même pièce a été transcendée.
Le Joker va aujourd'hui plus loin que l'allégorie du chaos absolu. Le travail de Tom King et Sean Murphy dernièrement, ou à une autre échelle celui de Brian Azzarello sur Batman : Europa en sont des exemples. Le Joker est aujourd'hui un personnage qu'on emploie pour réfléchir à ce qu'est Batman, pour faire référence à son action ou son histoire. On le croise de moins en moins au détour d'arcs anecdotiques, et cela fait bien longtemps qu'il ne braque plus les banques. L'envie d'en faire une idée plus qu'un vilain standard passe par des initiatives comme celles de Snyder (The Pale Man) ou de Geoff Johns et ses 3 Jokers.
Des idées isolées et qui n'ont pas abouti - pour le moment - mais continuent de placer le clown au dessus des autres, dans le registre de la psychanalyse. L'hypothèse émise par Johns a en plus l'intérêt de justifier le fait que le Joker soit multiple ou polymorphe, en expliquant qu'il n'est pas qu'un simple personnage isolé. Un élément que permet la narration des comics, indissociable du besoin de voir grandir ses héros.
Destinés à faire ça pour toujours ?
Pour prendre un équivalent de cinéma, une théorie vantée par Quentin Tarantino explique que le western est par essence un genre qui évolue avec les mentalités aux Etats-Unis. La façon dont la société américaine regarde son histoire et sent le besoin de la corriger en adéquation avec son présent. C'est pour ça que les westerns des années '50 étaient généralement optimistes et calqués sur un modèle de héros bon et humble, et ceux des années '70 plus violents et peuplés d'anti-héros à la gâchette facile. L'optimisme d'Après Guerre opposé au pessimisme de la violence des rues, du Vietnam et des chocs pétroliers. Le Joker serait l'équivalent de ce principe appliqué aux super-vilains, capable de changer plus vite que les autres, et que son évolution prenne mieux dans l'imaginaire collectif.
Ce principe paraît encore plus pertinent avec la façon dont on pense la culture aujourd'hui. Bien moins créatif qu'autrefois, ou peut-être simplement moins amené à prendre des risques, l'imaginaire moderne s'attache à recréer toute une série de choses que l'on avait déjà vu avant. Hollywood a inventé tout un vocabulaire pour ça : reboot, soft-reboot, legacyquel et autres. Une façon d'intéresser le public sans risquer gros, avec des œuvres qu'il déjà consommées une fois et resservies avec une saveur plus actuelle.
Omniprésent, ce principe est critiqué par certains spectateurs qui pensent que la création n'existe plus. Côté comics, cette idée est moins répandue, et on sait qu'il est en fait possible de raconter la même histoire, avec les mêmes personnages, et de tout même créer quelque chose de nouveau.
Pensez aux origines de Batman, aux fameux récits de première année du héros. Des oeuvres écrites et réécrites, de formes variées en formes variées. Le fait est que la BD de super-héros se repose sur des personnages-poncifs, des têtes connues, les mêmes depuis plus de soixante-dix ans. Comme on ne peut pas se débarrasser de Lex Luthor, du Joker ou de Ares, les auteurs doivent ruser pour raconter de nouvelles histoires avec ces personnages. Les relations évoluent, les mentalités se complexifient, jusqu'à ce que, à partir d'une page solitaire de Siegel et Shuster retraçant les origines de Superman dans Action Comics #1, John Byrne, Mark Waid, Geoff Johns et Max Landis arriveront à des résultats différents. Chacun accouchera de sa version, de son idée, avec quatre grands moments de lecture aux qualités diverses.
Au cinéma, ce principe peut se retrouver dans la saga des James Bond. La génération Daniel Craig en particulier, qui porte un regard moderne sur les codes du personnage. Entre le moment où il a été créé et l'ère moderne, la façon dont est filmé un espion qui tue, boit et sème derrière lui une traînée de conquêtes assassinées par ses adversaires a profondément changé, de même que la définition sociale de la masculinité ou la façon dont tourne la géopolitique. En somme, la question ne serait pas de savoir combien de Joker le public peut supporter. La question serait, qu'est ce que chacun d'eux raconte, qu'est ce que chacun d'eux amène sur la table.
Si on parlait de ton avenir ?
A partir de là, derrière le critère du marketing formel qui commande aux grands esprits de la culture d'avoir un Joker par adaptation de Batman, en prenant du recul sur la liberté des elseworlds on peut s'apercevoir que tout n'est pas si gris. Il est même probable que personne ne se poserait la question, si Jared Leto avait été un Joker convainquant ou que Suicide Squad n'avait pas été l'escroquerie organisée dont tout le monde se souvient. Si le projet de Todd Phillips avait évolué en parallèle du Dark Knight de Christopher Nolan et était parvenu à être un tant soit peu excitant, en dehors d'un esprit forcément concurrentiel, le public aurait pu se plier à l'idée des elseworlds comme les fans de comics l'ont fait il y a longtemps.
Même en terme de format, le Dark Prince Charming d'Enrico Marini est un bon exemple de cet intérêt à varier le ton. Un énième affrontement de Batman et du Joker, mais réalisé à l'européenne dans un style de BD franco-belge sur les découpages, la pagination et le style des dessins. A défaut d'être bouleversant sur le fond, la forme a eu son importance pour les fans de l'artiste. A ce titre, on ne doute pas qu'une production pilotée par Martin Scorsese aura certainement une gueule différente d'une continuation du Joker à la Riff Raff avec ses plombages et sa lambo' violette customisée.
L'idée d'un
elseworld au cinéma aurait l'intérêt de pousser encore plus loin l'imitation de l'industrie des comics. Evidemment, le plus intéressant reste tout de même son utilité pour le studio et le feuilleton d'un
Ben Affleck fourbu (
c'était d'ailleurs l'objet d'un édito' visionnaire). Raconter les origines du
Joker permettrait de mettre en scène sa transformation, autrement dit, de filmer un
Batman poussant par accident le
Red Hood dans la cuve d'acide.
Un Batman qui n'aurait pas croisé Jared Leto, un Batman piloté par Matt Reeves plus tard pour peu que le public réponde présent. Une opportunité de présenter au monde une Chauve Souris neuve, pas impactée par l'échec commercial et critique de Justice League et qui renouerait avec une conception moins productiviste du cinéma de super-héros. Avec un projet à 55 millions pour prendre la température à moindres frais, en attendant de concrétiser le film solo' Batman qui reste en stand by dans l'intervalle.
Selon ce cas de figure, le projet de Todd Phillips serait la préquelle d'une nouvelle saga pour succéder à ce que Zack Snyder avait proposé de son côté sur Gotham City. Dès lors, le film Joker prendrait une saveur toute différente, un horizon de nouveauté devant lequel le projet de Leto ne serait présent que pour contenter les amateurs de la première version.
En somme, l'idée de deux films Joker a tout d'une expérience interdite. Adapter le concept du elseworld au cinéma et contredire la vision intra-studio d'un même personnage, une méthode de savant fou qui permettrait de se débarrasser en douceur du premier prototype, en ménageant les fans de la première heure. Un reboot en forme de backdoor-pilot, le premier à être tourné sous l'ère Hamada sans la production castratrice de ces dernières années.
Le Joker est à lui-seul une anomalie dans le paysage des comics, un adversaire qui suscite autant de fascination que son équivalent positif, et qui sera devenu au final une véritable énigme qui continue de passionner les auteurs d'aujourd'hui. Reflet, artiste, tueur ou sociopathe, Burton le voyait comme un anticonformiste cartoony, Nolan comme le reflet de nos mauvaises pensées, et Ayer comme l'incarnation de ses illusions romantiques sur les truands de la rue. Une figure ultra-subjective où chacun met ce qu'il veut derrière le sourire, en définitive, le meilleur véhicule d'une nouvelle vision.
Pour aller plus loin...
Nous vous proposons maintenant de poursuivre la discussion avec Le Back-Up, un nouveau format de podcast audio complémentaire à l'article que vous venez de lire. N'hésitez pas à faire vos retour dessus, et sur ce format d'article hybride que nous voulons mettre en place de plus en plus régulièrement.