Résonnant au rythme des projets commandés ici ou là par des industriels en mal de franchise, le monde des comics souligne parfois certains noms plus que d'autres. Avec Deadly Class, les frères Russo ont été les premiers à transcrire les écrits du géant Rick Remender sur les écrans, symbolisant le départ d'une potentielle lame de fond avec cet auteur dont les écrits feraient le plus grand bien dans une apathie hollywoodienne où l'on crée de moins en moins.
De son côté, Legendary Pictures semble s'être réveillé en tombant (par hasard ?) sur un éventail d'oeuvres et de créateurs qui mériteraient eux aussi un juste coup de projecteur. Matt Fraction, Kelly Sue Deconnick, Jeff Lemire ou Brian K. Vaughan, autant d'auteurs prolifiques de la révolution Image Comics survenue il y a quelques années, au moment d'un grand exode des talents vers cet arche de l'indépendance. A l'époque de cette première fuite des cerveaux, le monde des comics aura accueilli quantité d'excellents volumes et une reconversion durable de ses plus grands noms.
Et même dans ce contexte, beaucoup d'oeuvres avaient été ignorées, avec des signatures de projets dont on attend encore d'entendre la moindre information : en 2014, le studio Plan B mettait une option sur Wytches de Scott Snyder et Jock, Sony avait suivi en 2015 en s'achetant les droits de Descender de Lemire et N'Guyen, et la même année, on évoquait la possibilité d'une version télévisée de Deadly Class. Toute une batterie de rencontres, de signatures et de scripts commandés pour que, en définitive, l'industrie se contente de ressasser des idées aussi étranges que Razor, Danger Girl ou un reboot de Red Sonja. Si la mode à Hollywood semble bel et bien être celle de l'adaptation de comics, les grand chefs d'oeuvres et leurs auteurs ne paraissent pas tous profiter des mêmes priorités de studio. Parmi les grands perdants, deux noms indissociables de la culture BD pour les fans de polars et de scénaristes exigeants : Ed Brubaker et Greg Rucka.
Lorsqu'il démarre la série Queen & Country, en 2001, Greg Rucka a déjà trente-deux ans et quelques années prometteuse dans la bande-dessinée. Parti d'une passion pour l'écriture depuis l'enfance - il obtient un prix à dix ans dans un concours national - le scénariste passe par différents métiers avant d'obtenir ses galons de conteur d'histoires. Massif, le gamin de San Fransisco migrera vite de son diplôme dans les domaines artistiques par des boulots d'agents de sécurité, chorégraphe de combats et même ambulancier vers son premier roman 1996, Atticus Kodiak. Suivront de premières créations dans le monde des comics chez Oni Press.
Whiteout est la première de celle-ci, et pose déjà les normes d'une écriture traversée de tics récurrents. Greg Rucka aime les héros policiers, militaires, ceux de l'espionnage et du contre-espionnage. Ses mondes sont généralement des environnements fermés de professionnels où chacun connaît les règles, et à cette couche de fiction et de codes empruntés à différents genres, le scénariste amène des idées venues du monde réel. Cet ancrage dans le réalisme passe parfois par des sujets qui l'intéressent sur le moment. Plus important que tout : les héros de Greg Rucka sont des héroïnes, depuis White Out jusqu'à The Old Guard, le scénariste est aussi le père de Batwoman et l'un des grands auteurs de Wonder Woman. Une obsession bienvenue, et l'une des raisons pour lesquelles sa plume ferait du bien au paysage culturel actuel : rares ont été les hommes à si bien écrire les personnages féminins, ou en telle quantité.
En 1998, Whiteout est l'histoire d'une enquête, après qu'un meurtre commis sur une base en Antarctique. Une histoire qui prend pour héroïne une femme flic, anticipant de travaux futurs. Quelques années plus loin, c'est encore chez Oni Press que Greg Rucka amorce l'un de ses premiers travaux de fond en tant qu'auteur, en parallèle d'une carrière ascensionnelle chez DC. Queen & Country est une série d'espionnage qui démarre quelques mois avant les attentats du World Trade Center, et la série évoluera en conséquence selon la géopolitique globale du XXIème siècle.
Éclatée dans des aventures dans l'ex bloc soviétique, au proche orient ou dans les bureaux des services secrets britanniques, Queen & Country se présente comme le contre-James Bond de Rucka. Un espionnage du réel, plus intéressé par le dialogue et les intrigues internes à la bureaucratie des services de renseignement, avec des thématiques d'enfants soldats ou de l'héritage de la Guerre Froide. L'héroïne Tara Chace évolue au contact d'une équipe qui formera pour beaucoup la première ébauche de l'écriture de Greg Rucka sur Gotham Central, l'un de ses monuments avec Ed Brubaker et Michael Lark.
Au début de la décennie, un projet Queen & Country est évoqué pour la première fois à Hollywood. L'époque est alors prise d'une fièvre du papier, obsédée par de récents succès et l'impression de voir des Sin City ou 300 derrière chaque couverture des étals locaux. Symboliques, les arlésiennes Preacher ou Y : The Last Man lancés ou relancés à cette période joueront le rôle de stigmates pour toute une série d'adaptations qui auraient de quoi faire rêver, mais s'échoueront sur le brisant d'une grosse trouille de studios ou de l'attrait plus prometteur des bouquins pour ados.
Le cas de Queen & Country est encore différent, puisque l'époque est aussi au succès de Homeland, en opposition à d'autres tentatives pour féminiser le genre de l'espionnage. Le coup manqué Salt ne sera pas parvenu à accélérer les choses. En 2013, Ellen Page était en discussions pour le rôle de Tara Chace, héroïne de Queen & Country, et le réalisateur Craig Viveros avait été approché.
Aux dernières nouvelles, le nom de Ridley Scott avait été évoqué, avec l'actrice Sylvia Hoeks dans le rôle titre. Conduit par la 20th Century Fox, le film n'est probablement plus une priorité à l'heure où le studio a eu à trier ce qui se ferait et ne se ferait pas dans de grands tableurs revus et corrigés par le nouveau patron, aux grandes oreilles. La perspective d'une adaptation de Queen & Country serait pourtant une excellente nouvelle, en accord avec l'air du temps. Depuis quelques années, des tentatives comme Red Sparrow ou Atomic Blonde sont venues raviver la flamme d'une super-espionne. Marvel Studios prépare Black Widow de son côté, le public garde un bon souvenir de Claire Danes et l'intérêt de l'oeuvre de Greg Rucka au devant de toutes les autres : les scripts sont bons, déjà écrits et titulaires d'une multitude d'Eisner. Si un producteur passe par là , une adaptation de Velvet de Brubaker serait aussi la bienvenue - soyez cools, on vous demande jamais rien.
A côté de cette première expérience de poids en indé', Greg Rucka transporte sa passion des héroïnes en uniforme chez DC, en inventant Batwoman en 2006, et en faisant de Renee Montoya la nouvelle The Question, en n'oubliant pas le brillant leg de Gotham Central. D'une certaine façon, la série Gotham ou la future série Batwoman seraient des adaptations inavouées des travaux du scénariste - faute de mieux.
Le tournant des décennies achève et un Ed Brubaker parti réaliser Fatale chez Image Comics persuadent Rucka de suivre le mouvement. En s'inspirant du mouvement Occupy Wall Street et d'un grand mouvement de défiance contre les 1% apparu à cette époque, le scénariste va chercher dans ses souvenirs les dystopies à la Blade Runner des années 1980. Citant le roman Neuromancer de William Gibson et une envie de répondre aux thématiques du présent, Rucka retrouve son ami artiste Michael Lark pour l'un de ses premiers chefs d'oeuvres en indé' sous la bannière Image, Lazarus.
Libéré de son contrat chez les majors, le scénariste tord le cou au corporatisme, aux figures d'autorité, aux grandes maisons et aux puissants en amenant un peu d'anticipation à son bloc de texte habituel. Décrite comme "la rencontre du Parrain et des Fils de l'Homme" la série Lazarus décrit un monde futuriste où seize grandes familles fortunées ont renversé les gouvernements et ont pris le contrôle des sociétés. A partir des inégalités sociales entre riches et pauvres, elles auront rétabli un système féodal où les vainqueurs du capital sont devenus les nouveaux régents, revenant de leur côté aux guerres de territoires des anciens systèmes monarchiques.
Passionnante à décortiquer dans le style et les thématiques, Lazarus est le premier chef d'oeuvre de Greg Rucka en indépendant. C'est tout naturellement que les studios se tournent vers cette propriété, avec une première option déposée par Legendary en mars 2015.
Les années ont passé depuis et l'option a finalement été levée - comme pour toute une série d'autres comics sur lesquels on avait jeté un regard, du côté d'Hollywood. Cette fois ci, même les antennes de presse habitués à tendre l'oreille pour déceler la moindre rumeur ou bruit de couloir n'auront rien perçu, ni équipe créative, ni distribution, ni même de réseau de diffusion. En 2017, les studios Amazon annonçaient leur intention de reprendre le projet en main, mais après un peu plus d'un an, rien ne semble avoir bougé. Le diffuseur s'est au passage tourné vers d'autres propriétés en comics, où à d'autres échelles des cultures de l'imaginaire. Le succès de The Boys ou des séries Umbrella Academy ou Deadly Class sur Netflix et Syfy seraient peut-être de nature à faire avancer les choses, mais pour le moment, Lazarus reste en attente d'être ressuscitée.
Sur le papier, l'absence d'un réel projet basé sur ce comics a tout d'un crève-cœur de fans. En plus de sa qualité technique, ou du travail documenté et intelligent de Greg Rucka et Michael Lark, Lazarus est aussi le premier travail (symbolique) de l'équipe chez Image Comics, publiée en parallèle des piètres mésaventures de Batwoman chez DC Comics. Après deux échecs dans les canaux de productions de la série télévisée, le fait que Batwoman soit parvenue à être adaptée de son côté, et par une chaîne qui rendra difficilement justice aux superbe travail de J.H. Williams III, a tout d'une triste ironie du sort qui révèle l'incapacité des studios à se concentrer sur les bonnes priorités.
Plutôt facile à vendre dans l'absolu, Lazarus serait à approcher de projets à la Game of Thrones dans son obsession pour les guerres de grandes familles nobles à coups de trahisons et de massacres de masse. D'aucuns avaient comparé le comics à Hunger Games ou à d'autres récits futuristes du même ordre pour cette idée commune d'un monde où les 1% ont façonné le monde et établi des limites strictes à l'évolution et au progrès social de la plèbe. Amener une oeuvre plus travaille, ou moins adolescente, à cette proposition paraîtrait naturelle, en plus de pouvoir s'adresser au public de ces sagas young adult qui aura peut-être tenu un soupçon de propos politique derrière les gimmicks classiques de films pour ado'. Pour l'heure, le comics Lazarus est disponible chez Glénat Comics.
Les quatre dernières années ont profité à Greg Rucka sur le plan des créations en séquentiel. En parallèle d'un retour modeste, mais remarqué sur la série Wonder Woman, l'auteur aura livré Black Magick avec la dessinatrice Nicola Scott. Là -encore, un projet est mis en route en 2016, entre les mains du producteur Michael London responsable du film L'Illusionniste - qui passerait pour un maniaque des oeuvres liées à la magie dans l'absolu. Éternel retour de Greg Rucka à sa collection d'héroïnes policières ou militaires, Black Magick amène un peu de surnaturel à l'équation en faisant du personnage principal, Rowan Black, une flic sorcière à ses heures. Onze excellents numéros sont déjà parus (eux aussi disponibles en VF chez Glénat Comics) sans que rien n'ait été fait pour concrétiser l'angle télévisuel.
Black Magick aurait pourtant l'assurance de correspondre à deux publics habituels de séries télévisés : la magie d'un côté, la police de l'autre - une situation idyllique, quand Netflix bat des records sur Chilling Adventures of Sabrina et prépare en parallèle le Magic Order de Mark Millar à grand renfort de trailers de sorties. Concurrence rude ou marché déjà saturé ? Les spectateurs trentenaires élevés aux chorégraphies aériennes des matchs de Quidditch dans Harry Potter ne paraissent pourtant pas opposés à l'idée d'un peu de magie pour adulte, et pourquoi pas bien écrite.
Paradoxalement, la dernière création de Greg Rucka dans le comics indé' est peut-être celle qui réparerait cette injustice de grands studios boudeurs. Edité récemment sur nos côtes, toujours chez le même éditeur, The Old Guard ne dénote pas dans la trajectoire de l'auteur - peut-être bien que lui-même cherche à métamorphoser ses propres codes, pour éviter les redites. Encore en polar, encore militarisée, encore passionné par les héroïnes et la cause LGBT+, mais embarqué dans une idée en apparence simplette - confronter un groupe d'immortels monnayant leurs services d'assassins, pour tuer le temps (get it ?) - l'oeuvre permet à l'auteur d'aborder le rapport de l'humain au temps.
Aux grandes choses qu'une vie permet de construire, aux perspectives de l'immense destruction qui se présente à ceux qui restent le plus longtemps, et finissent forcément par perdre tout ce qui aura été bâti autour d'eux. Ce discours semble d'autant plus pertinent dans un monde moderne et ultra-connecté, ou l'information circule plus vite qu'on ne peut l'intégrer et qui cause bien des soucis à qui souhaiterait rester caché aux yeux de tous.
En alliant ces thématiques au sein d'un polar brutal, The Old Guard s'est rapidement attiré l'attention de Skydance. Studio compétent, pour peu que l'idée soit de poursuivre les démonstration visuelles d'un cinéma d'action dominé par les Mission Impossible - à noter que le brave Rucka a un temps été chorégraphe de combat. En l'état, le projet semble aller assez vite, parce que le genre est encore assez porteur, et il restera à voir de quoi la scénariste Gina Prince-Bythewood sera capable pour rendre justice aux comics de Greg Rucka, lui-même impliqué directement.
Le succès d'un film The Old Guard serait le dégrippant à appliquer à toute une batterie d'idées folles, dont le système des studios pourrait rapidement s'emparer. Vu de l'extérieur, le moindre lecteur de comics a parfois de sérieuses questions à se poser sur les mécanismes de validations internes à Hollywood - toujours derrière la tendance au lieu de la précéder. Pendant que Netflix sauve Lucifer de l'annulation et plante un couteau dans le dos de Marvel Televisions, tout le monde semble encore scruter quel super-héros n'a pas encore d'adaptation à son effigie. De leur côté, les auteurs Image Comics, Dark Horse, AfterShock ou Boom! proposent périodiquement la dose d'originalité, de concepts fous, actuels, passionnants ou jamais vus qui manque aux chaînes de télévisions et aux salles de cinéma de ces dernières années.
Cela étant, derrière l'injustice de ne pas voir d'adaptations de Greg Rucka ou Ed Brubaker sur les écrans connectés ou micro-perforés, on pourra toujours saluer l'impressionnant parcours de l'un et l'autre dans les comics indépendants. En attendant que tous les producteurs (zélés) d'Hollywood aillent eux aussi piocher les comics dans le bon rayonnage, saluons le travail accompli en attendant la reconnaissance d'un public plus vaste - qui arrivera un jour, on ne s'inquiète pas pour ça.