Avec la fondation de la maison d'édition Frank Miller Presents, la série Sin City a opéré une migration d'une antenne vers l'autre sur le marché indépendant. Le projet voit le jour, au départ, dans les pages de l'anthologie Dark Horse Presents au carrefour des années quatre-vingt dix. Depuis, Frank Miller a décidé de monter sa propre enseigne, et de poursuivre la série avec de nouveaux albums. Notamment, Sin City in Colors par Milo Manara, et Sin City : Blood & Dust. Deux tires qui devraient faire leur apparition dans le catalogue des éditions Huginn & Muninn d'ici l'année prochaine.
La migration des droits de Sin City a aussi eu un effet sur le marché français. Jusqu'ici, les éditions Rackham s'étaient chargées de traduire et de publier, en France, les différents volumes des séries Sin City et 300. Depuis les tous débuts. Le premier tome de cette petite saga criminelle a effectivement été produit en 1994 sur notre territoire, soit seulement trois ans après la naissance du titre en version originale, en 1991. Le partenariat avait alors vraisemblablement été signé avec la maison Dark Horse. Dans la mesure où celle-ci n'est plus en charge des droits de Sin City, Frank Miller a pu négocier avec un nouvel éditeur pour le marché français. Huginn & Muninn ont répondu à cet appel d'offre. On ne s'y trompe pas d'ailleurs : Silenn Thomas, présidente exécutive de Frank Miller Inc., est citée dans les remerciements des nouveaux albums, et l'auteur a même accepté de participer à plusieurs interviews pour les rééditions.
"La Vieille Ville !"
Un peu de contexte : la série Sin City apparaît dans le catalogue de Dark Horse au moment d'un tournant dans le parcours de Frank Miller. Si l'artiste aura fait les belles heures des super-héros pendant les années quatre-vingt, en signant une impressionnante liste de projets marquants (Dark Knight Returns, Daredevil : Born Again, Batman : Year One) au point d'être aujourd'hui considéré comme l'un des deux grands architectes de l'époque moderne, celui-ci finit par claquer la porte de DC Comics lorsque la maison d'édition tente de lui imposer un nouveau système de classification pour les comics destinés aux adultes.
Frank Miller pose alors ses valises chez Dark Horse, où il réalise le gros de ses créations pendant les années quatre-vingt dix, dans une époque que beaucoup d'historiens et de biographes décrivent comme la dernière grande période de l'auteur dessinateur, engagé dans une boulimie créative en compagnie de nouveaux partenaires. Notamment, l'artiste Geof Darrow, avec qui Frank Miller signe le couple Hard Boiled et Big Guy & Rusty the Boy Robot.
Mais, l'essentiel de son activité pendant cette période peut se résumer à son travail sur les séries Sin City, anthologie criminelle qui suit, à travers différents formats mini-série à durées variables, les aventures de plusieurs personnages dans une cité fictive des Etats-Unis, illustrée en aplats de noir et de blanc. Fan de polars et de films noirs depuis son adolescence, l'artiste trouve enfin, dans cet élan artistique où il profitera d'une certaine liberté, la place de raconter ses histoires de héros en imperméables, flingue à la ceinture, en passant par les guerrières des rues aux justiciers psychopathes à la périphérie du bien et du mal. Sin City représente l'aboutissement d'un raisonnement amorcé avec les premières descriptions des quartiers sans loi de Gotham City dans les pages de Dark Knight Returns : un monde corrompu, représenté par une immense métropole à la croisée des déviances (sociales, politiques, religieuses, criminelles), où la police n'opère plus et où seuls quelques paumés armés de bonnes intentions sont encore capables, revolver à la main, de remettre un peu d'ordre au milieu du chaos.
Sin City est un monde en noir et blanc, mais à polarité inversée. Où les avatars de la justice sont des truands et des assassins, et où les forces du mal sont des politiciens, des agents de la loi, des hommes du clergé, où des femmes en apparence de détresse. Un monde à l'envers, parfait pour l'éternel sale gosse de la BD américaine, qui pousse à fond les possibilités offertes par le polar et cet univers autrefois représenté par ses icônes personnelles - à savoir, des paumés, des repris de justice ou des détectives fauchés - face à la hiérarchie américaine standardisée. Jusqu'à exagérer, dans les contours, pour frapper plus fort, et maximiser les effets.
Pour en savoir plus sur le contexte d'apparition de Sin City, les éditions Huginn & Muninn ont consacré un certain effort à l'éditorial de ces nouvelles versions. Yann Graf et Jean-Marc Lainé, spécialistes de la matière comics, livrent à chaque ouverture d'album quelques pages de préface, qui reviennent sur le contexte d'apparition de ces deux histoires, mais aussi, ou surtout, des pages d'analyse textuelle. Les deux auteurs complètent les zones de flou avec une grille de lecture fléchée qui passe par la remise en situation d'une époque très particulière pour la fiction américaine, en listant quelques références tierces, et en se proposant de comprendre Sin City à l'aune du regard rétrospectif. Lainé connaît bien son sujet : celui-ci était déjà l'auteur de la biographie Frank Miller : Urbaine Tragédie, parue aux Moutons Electriques, un portrait déjà très complet de l'homme au chapeau.
Ces pages de préface sont aussi disponibles sur dans les éditions standard (ou "grand public", au format souple). Les albums "collectors" embarquent, eux, une entrevue avec Frank Miller pour proposer au créateur de revenir sur l'histoire de la série. Il s'agit cette fois d'une exclusivité réservée à cette version française (complétée par un portfolio d'illustrations).
"Goldie. Elle dit qu'elle s'appelle Goldie."
Au-delà de cet emballage, les éditions Huginn & Muninn ont aussi communiqué sur la nouvelle traduction réalisée par Henry Loevenbruck, écrivain et spécialiste du roman noir. Par choix personnel, peut-être pour gonfler l'intérêt de cette lecture moderne de la saga, ou bien encore, par difficulté à garder les droits de la traduction originale, l'entreprise a effectivement décidé de proposer une seconde passe sur le texte de Frank Miller pour les dialogues et les monologues intérieurs de la série Sin City. Lors de l'édition conduite par Rackham, ce travail avait été réalisé par Lorraine Darrow. Traductrice, scénariste et enseignante française, celle-ci se trouve aussi être l'épouse de l'artiste Geof Darrow. Cette proximité aura très certainement guidé le choix de Rackham, à l'époque et permet aujourd'hui de comprendre la liberté de ton de cette première version française.
Le texte de Miller, transporté en France par Lorraine Darrow, a sans doute dû aider à la pénétration du titre sur ce territoire. Armée d'une certaine aisance pour les tournures argotiques, et cherchant à épouser les contours du scénario original jusque dans son goût pour le verbiage excessif, cette lecture de l'œuvre a même parfois été reprise au mot près dans l'adaptation en long-métrage réalisée par Robert Rodriguez (2005), et traduite en français par Jean-Marc Igor à la demande de Deluxe Dubbing pour la VF. Au hasard, la (célèbre) scène au cours laquelle Marv exécute un prêtre, campé à l'écran par Frank Miller lui-même, reprend mot pour mot le texte de Darrow. Et au passage, la VF du film menée par Igor, dans la mesure où celui-ci se présente comme une adaptation en case par case des pages de la bande-dessinée, aurait aussi un rôle intéressant à considérer comme contre-lecture de ces deux traductions.
Quelques exemples avec, à gauche, la version de Darrow, et à droite, la version de Loevenbruck :
Dans le cas présent, Loevenbruck suit plus exactement le dialogue original ("worth dying for, worth killing for,, worth going to hell for, amen.), dans la mesure où Marv répond à la question du prêtre ("ask yourself if that corpse of a slut is worth dying for"). Dans la version de Darrow, on opte pour une réponse plus longue, plus affirmative, sous la forme d'une anaphore qui met plus d'emphase sur la résolution du personnage principal. Vous remarquerez que la différence est extrêmement subtile, et dans les deux cas, dénote surtout d'une approche variable, et très personnelle.
Autre exemple, mais cette fois, pour l'emploi de certains mots.
Cette fois, l'illustration repose sur une nuance marquée. D'un côté, si Darrow n'hésite pas à utiliser le mot "gouine" pour traduire l'anglais "dyke" du comics en version originale, Loevenbruck opte pour un qualificatif plus confortable, "lesbienne." Dans les deux cas, le sens n'est pas vraiment altéré, dans la mesure où l'encart de narration interne sert surtout à asseoir l'homosexualité du personnage de Lucille. Mais, dans le filigrane du scénario de Frank Miller, Marv est présenté comme un repris de justice frappé de démence, élevé dans les HLMs de Sin City (un environnement extrêmement violent, organisé en fief autonome dans lequel personne n'a le droit d'entrer sans laisser passer - cette version très exagérée des quartiers pauvres fera l'objet d'une histoire plus tardive), et a donc l'habitude d'utiliser un langage violent.
Le choix opéré pour cette nouvelle traduction s'entend donc dans un certain contexte, à l'aune des débats sur l'emploi de certains mots, chargés d'une histoire particulière. Pas de quoi se scandaliser non plus, surtout dans la mesure où la version Huginn & Muninn reste suffisamment fournie en argotique, ou en langage grossier. Il est assez facile de comprendre les raisons de cette mise à jour discrète, en particulier dans un contexte de réédition : Sin City n'est plus un obscur roman graphique destiné aux fans des curiosité nées sur le marché indépendant, mais une oeuvre grand public, qui repose sur le succès d'une adaptation populaire ("deux, tu veux dire", ah oui, bien vu, vous avez pensé à intégrer le jeu MadWorld, effectivement), et qui s'adresse à un public mixte.
Egalement, dans le même registre, vous remarquerez sur la case présentée plus haut que Darrow utilise le verbe "se colleter" pour évoquer la bagarre entre Marv et la police de Sin City au début de l'album. D'autres tournures d'argot de ce genre ont aussi été interverties par des équivalences moins ancrées dans un certain contexte temporel, ou simplement plus accessibles, à travers l'album (là-encore, pour pallier au passage du temps : le langage de la rue de cette période a fini par tomber en désuétude, dans la mesure où les langues vivent avec leur époque). A titre de comparaison, le film optera de son côté pour un modeste "j'me suis frictionné avec les poulets."
Quelques autres détails infimes fourmillent dans les interstices, avec des variations à peine perceptibles (un "chef" qui devient un "boss", des apostrophes d'élision avec des "j't'" qui deviennent des "je te"), mais au global, la relecture d'un bout à l'autre des deux albums dans leurs deux versions ne forme pas de matière suffisante pour une analyse plus poussée. En d'autres termes, c'est la même BD, dans les deux "langues", et on s'étonne même en remarquant que le film est finalement plus graphique, plus bavard ou plus imagé dans certaines tournures, dans la mesure où les traducteurs de cinéma n'opèrent pas selon les mêmes critères de sélection que les professionnels du secteur comics.
Conclusion : chez Rackham comme chez Huginn & Muninn, le fond de Sin City reste généralement bien traité une fois déplacé dans la langue des Frouzes. Les albums de Rackham (comme le film de Rodriguez) vont avoir tendance à comprendre le texte de Miller comme une maximisation des codes du film noir. Donc, ces deux traductions n'hésitent pas à plonger à pieds joints dans un certain champ lexical ("putes","tapettes", "tarlouzes" d'un côté, "tapineuses" ou "mauviettes" de l'autre). Les plages de dialogues cherchent à trouver dans la langue française les équivalences des monologues rêveurs de Frank Miller sur les rouages de la société en des termes plutôt imagés. Henry Loevenbruck poursuit la même ambition, avec une passe qui semble finalement plus synthétique à certains endroits, plus fidèle à d'autres, ou plus propre, plus classique, en règle générale.
Certains effets de lettrage ont aussi été modifiés, pour l'anecdote.
En somme, pour celles et ceux qui compteraient se procurer les albums de Huginn & Muninn, et qui posséderaient déjà ceux qui avaient publiés chez Rackham, il existe finalement assez peu d'intérêt à scruter à la loupe les deux traductions à la recherche d'une démarcation comparative. A quelques virgules près, ces deux approches de Sin City marchent dans le même sens. Au point de retrouver certaines bulles rendues à l'exact identique. Si le film se démarque, c'est probablement parce que Jean-Marc Igor devait avoir en tête des considérations propres au monde du cinéma (l'interprétation, la percussion des répliques, ou peut-être aussi la synchronisation labiale, tout simplement). Et cette spécificité le poussera d'ailleurs à commettre une ou deux erreurs amusantes, par rapport à ce que les personnages disent réellement.
Une très célèbre dans cette catégorie : lorsque les policiers traquent Marv, l'un d'eux va sortir la réplique "there's no sign of him." Le héros décide alors d'enfoncer une hache dans l'entrejambe de l'agent en question, en répliquant "here's a sign", ce qui a été traduit en VF par "tiens : une dédicace" au lieu de "en voilà une, de trace." Dans le cas des traductions de Darrow et Loevenbruck, la réplique est évidemment plus proche de ce que dit le personnage en version originale.
En somme : si vous possédiez déjà votre collection complète des Sin City, il n'existe pas de raison particulière susceptible de vous pousser à investir cette réédition - si l'argument de la nouvelle VF était celui qui aurait pu vous convaincre. Pas de cas de figure à la Hokuto no Ken, pour le dire simplement. Le titre de Frank Miller a toujours été bien traité par les éditeurs français. Henry Loevenbruck livre une copie tout à fait correcte, voire parfois plus accessible, ou plus fidèle, selon les goûts et les opinions de chacun.
"A Sin City si tu prends la bonne ruelle..."
Au global, il est de toutes façons assez peu probable que le lectorat de Rackham trouve un intérêt dans cette relecture moderne de Sin City. Si vos albums d'époque tiennent encore la route, s'ils ne sont pas trop écornés, si leur taille vous convient très bien, autant être clair : les deux tomes du format "grand public" proposés en format souple par Huginn & Muninn ne justifient pas de racheter d'un coup les premières aventures de Marv et de Dwight. Pas pour le moment, et pas non plus pour ce prix, dans la mesure où cette offre d'entrée de gamme, si elle profite bien d'un rabat et d'une préface pas désagréables, n'embarquent pas de bonus particuliers susceptibles de mériter le prix de 19,95 euros pour les vieux briscards des premières versions françaises de la série.
L'édition "collector" est la plus intéressante des deux. Le titre profite de plus grandes pages, sur un standard de 18,6 par 28,2 centimètres, avec quelques effets de fabrication originaux. Les pages profitent d'un jaspage en noir, tandis que le dos de chaque album table sur un rendu épuré, qui se passe des titres, des crédits et de la numérotation des albums au profit d'une frise éparpillée sur l'ensemble des tomes. Celle-ci reprend l'illustration utilisée pour la couverture VO de l'album Babe, Broads & Bullets, sans aucun autre élément d'affichage.
Pour comprendre (on a bien vu vos tronches quand on a dit "jaspage", faites pas semblant), voici à quoi ressemblera la collection complète de Sin City une fois tous les volumes mis en commun :
Encore une fois, vous l'aurez probablement deviné : il s'agit avant tout d'une question de goût. Huginn & Muninn a manifestement opté pour une direction artistique tranchée, qui cherche à rendre hommage à l'esthétique pure et dépouillée de Sin City, à savoir, le découpage et la suggestion des formes à travers la pénombre par l'utilisation d'aplats. Jusqu'à s'orienter vers ce format en frise, qui risque encore une fois de ne pas faire l'unanimité. D'aucun saluera ce choix original, fondé sur un parti pris original à la recherche de l'esthétisme (en particulier chez les obsessionnels des rayonnages élégants), tandis que d'autres regretteront une décision qui risque de laisser un vide apparent, pour celles et ceux qui ne comptaient pas investir l'ensemble de la collection. C'est généralement le piège : les frises ont ceci de cruel qu'elles ne ressemblent plus à rien si elles ne sont pas terminées en entier.
Enfin, les couvertures ne sont évidemment pas les mêmes : les albums "standard" se concentrent sur le visage des personnages principaux de chaque album (Marv et Dwight pour ces deux premiers tomes), en gros plan, tandis que les "collector" optent plutôt pour une silhouette isolée en coin, en blanc sur fond noir ou en noir sur fond blanc (Marv et Ava Lord). Ce n'est pas la première fois que le caractère particulier de l'esthétique développée par Frank Miller sur Sin City, petite révolution dans l'emploi des nappes d'encre au moment de sa sortie, inspire les spécialistes du design et de la fabrication. En comparaison de ce qui a pu être proposé sur la série depuis les Etats-Unis, ou lors des intégrales sorties par les éditions Rackham, Huginn & Muninn propose un résultat très convaincant, qui rend un bel hommage à l'esprit unique de cet univers, très atmosphérique.
En ce qui concerne le standard "grand public", en revanche, les dos conservent la numérotation, le crédit ("Frank Miller") et le nom de chaque tome. Tout va donc se jouer sur une question de choix, ou sur une question de budget. Les "collectors" sont plus chers, pour amortir les coûts de fabrication supérieurs, mais il s'agit dans les deux cas de la même histoire embarquée. Au carrefour des débats sur le prix du comics, Huginn & Muninn a probablement cherché à se positionner sur un standard de qualité capable de faire passer le tarif des 35 euros pour chaque album, en reprenant certaines bonnes idées du format Urban Limited, pour moins cher.
"Maintenant tu peux gueuler si t'en as envie."
La reprise de Sin City se comprend dans le suivi d'un certain raisonnement. Avec le temps, avec les générations de lectrices, de lecteurs, cette série autrefois représentative d'une grande migration vers le marché indépendant, pour des grands artistes en recherche de liberté, a fini par atteindre un statut d'objet monumental dans la culture comics peu ou prou universelle. Si les différents volumes du comics ne se valent pas forcément, et si le titre au global garde quelques détracteurs, on s'accorde généralement à dire que cet essai punk et violent sur le dessin en noir et blanc, ce petit théâtre de flingues, de malfrats et de meurtres, est aujourd'hui devenu un passage obligatoire de la bibliographie commune à tout bon fan de BD américaine. En somme, Sin City, la provocante, a fini par devenir Sin City, l'indispensable. Une œuvre assimilable aux grands films du Nouvel Hollywood, déplacée dans la grammaire des cases et des bulles de dialogue.
Aussi, l'édition proposée par Huginn & Muninn se rapproche des nouvelles collections de grandes sagas (séquentielles, cinématographiques ou littéraires), parfois appréciées, parfois contestées, mais qui suivent le cheminement naturel des passages de relais d'une maison d'édition vers l'autre, à mesure que le temps progresse et appelle à de nouvelles versions. Et là-dessus, comme cela a pu être répété plusieurs fois au fil de cet article : le travail proposé Huginn & Muninn n'a pas vocation à remplacer, ou à rendre obsolètes, les albums publiés chez Rackham autrefois. Les plus vieux lecteurs pourront continuer de s'y accrocher avec amour, voire se les échanger sur le marché des collectionneurs à la recherche d'éditions rares, ou sorties du circuit traditionnel. A l'image des albums de Daniel Clowes chez Delcourt, ou des anciennes colorisations des œuvres de Geof Darrow, avant la reprise de la seconde palette chromatique appliquée par Dave Stewart chez Futuropolis.
En parallèle, Huginn & Muninn investit très sérieusement le créneau des comics (en allant souvent chercher des œuvres rares, difficiles à défendre sur le marché français : Madman, Giantkiller, Doc Frankenstein...), et cette collection Sin City vient conforter un catalogue en pleine mutation, qui permettra peut-être à cette enseigne de gagner en importance dans le coeur du lectorat francophone. Pour rappel, les tomes de chez Rackham n'étaient déjà plus imprimés depuis plusieurs années, longtemps avant la transition des droits de la série vers Frank Miller Presents aux Etats-Unis. La reprise permet donc surtout à la série d'être disponible pour la nouvelle génération, débarquée dans les comics longtemps après la première vague d'albums Sin City, et qui pourrait légitimement être orienté vers cette lecture par les libraires, sites, podcasts, vidéastes, etc, dans leur découverte digérée de la bibliographie de Frank Miller.
L'enseigne semble même avoir conscience du cachet particulier de cette propriété intellectuelle. En témoignent l'accompagnement éditorial, évidemment, mais aussi une opération de cartes à collectionner pour les (vrais, gros) complétistes.
En parallèle, cette offre a aussi l'avantage de se tourner vers l'avenir - avec les deux nouveautés prévues pour l'an prochain - et de compter sur le travail de passionnés comme Yann Graf et Jean-Marc Lainé. Pour le cas d'albums "hors frise", comme le Sin City in Colors de Milo Manara, le soin opéré à la fabrication des albums "collectors" sera certainement le bienvenu, pour les très nombreux fans français de ce grand spécialiste de la BD érotique.
A partir de là, longue vie à Sin City, aux anciens lecteurs, aux anciens éditeurs, et à la nouvelle génération. Eparpillée sur six albums et un recueil d'histoires courtes, la folle épopée criminelle de Frank Miller reste toujours aussi agréable à découvrir (ou à redécouvrir) dans le présent. Toujours perchée au sommet de son exercice, à développer l'implicite des structures et des formes à travers ces superbes fonds unis de noir ou de blanc, toujours bien équipée en gueules cassées parties dans une dernière croisade de vengeance, en puissantes valkyries lourdement armées, et en cibles à abattre, la ville du pêché reste un incontournable de la culture polar en comics. Peut-être le travail le plus long et le plus complet de Frank Miller avec Daredevil, Sin City représente une apogée : celle d'un créateur aux mains libres, débarrassé du diktat des super-héros pour aller, enfin, rendre hommage à ses oeuvres préférées, en emportant avec lui quelques dernières bonnes idées dans la bataille. Bon retour.
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