Il reste l'un des auteurs les plus connus et reconnus de ces dernières décennies. Grand architecte du Marvel des années 2000 et 2010, instigateur de la série Ultimate Spider-Man, co-créateur de Miles Morales, Jessica Jones et Riri Williams, mais aussi de Naomi chez DC Comics et auteurs d'un nombre incalculables de comics en indépendant, Brian Michael Bendis est aujourd'hui dans nos colonnes. Et pas pour dix minutes d'interview, puisque nous avons eu le plaisir d'avoir une très longue discussion avec le scénariste (1h40 en gros) en amont de son passage à la convention FACTS au mois d'avril dernier.
Puisque les conditions sur place auraient été quelque peu limitantes, c'est à distance que Bendis s'est entretenu avec votre rédac' chef préféré - et s'il faudrait au moins dix fois plus de temps pour pouvoir parler de tous les sujets, mettons que l'idée a été de brosser un peu l'ensemble de la carrière du bonhomme à ce jour. Une interview si longue qu'on a préféré en faire un dossier avec un découpage en trois parties thématiques bien cadrées.
Pour les anglophones, l'interview est aussi à écouter via First Print, et on vous rappellera toute l'importance de votre soutien et vos partages si vous appréciez l'énorme travail fourni (sur la préparation, la conduction de l'interview, mais aussi la retranscription assurée par le vaillant Corentin). En vous souhaitant une excellente lecture ou écoute !
Remerciements : Stefan van de Walle, Peter Vermaele et Rémi Lach.
Les retrouvailles IRL à FACTS 2024 après une longue discussion à distance.
AK : C'est un plaisir d'avoir cette conversation avec vous Brian Michael Bendis, il y a énormément de choses dont j'aimerais discuter avec vous. Vous avez fait l'actualité récemment à l'aune de vos différentes signatures (chez Dark Horse, chez Amazon). Pour celles et ceux qui ne vous connaîtraient pas, comment auriez vous envie de présenter le Brian Bendis de 2024 ?
BB : Ca m'arrive souvent, ce genre de situations. Les gens me demandent "qui êtes vous ?" et je réponds "je suis auteur", "auteur de quoi ?", je réponds "auteur de comics". Et là, l'échange s'arrête, parce que les gens réfléchissent pour savoir s'ils ont vraiment envie d'en savoir plus ou pas. C'est ma partie préférée de chaque conversation. Parfois, ils insistent : "quel genre de comics ?" et je dis que j'ai aidé à créer le personnage de Miles Morales. Ce qui a pour effet de ... parce que c'est le truc de ma bibliographie que la plupart des gens connaissent. Donc ça ouvre le truc... et en général, quelqu'un qui va être assis à côté de moi va rajouter "ET JESSICA JONES, ET BLABLABLA", c'est comme ça que ça se passe en général. Et chaque fois je suis flatté et c'est bien agréable, parce que le MCU nous permet à nous, à mes amis et à moi, à Matt, à Kelly, de faire partie de cette première génération pour qui les choses que l'on a inventé font désormais partie de la culture globale.
Stan Lee a été le premier à assister à ça, mais c'était dans les années soixante, soixante-dix. Et quand on se penche sur l'histoire des comics... Jack Kirby aurait sûrement adoré être dans les parages pour assister à ça lui aussi. Il parlait déjà de voir ses personnages au cinéma. Et quand on pense à la fin d'Avengers : Endgame, où le public se met à applaudir, pour ce truc qui aura duré pendant des années. Ca aurait été cool de l'avoir avec nous pour ça. Nous, on peut faire cette expérience alors qu'on a encore un pied dans l'industrie. C'est une période formidable, et j'ai la possibilité de partager ça avec des amis qui vivent cette même expérience.
J'ai honnêtement du mal à y croire, parce que toutes ces choses qui se sont passées chez Marvel, qui continuent de se passer chez Marvel ou chez DC, ça faisait partie de ces rêves d'enfant que j'avais quant j'étais petit. Et ça embarque des choses que même moi je n'aurais pas pu imaginer, que je n'aurais pas cru possible. On a dépassé mes propres fantasmes, de loin. Et puis il y a eu Miles. Ce genre de choses m'a ouvert des portes pour réaliser... disons, mes rêves d'adultes. Les choses dont je rêvais quand j'étais enfant ont fini par se produire, et dans la foulée, j'ai pu réfléchir et concrétiser mes rêves en tant qu'adulte, pour les réaliser.
Ma situation chez Dark Horse, qui n'est pas différente de ma situation chez Amazon, rentre dans cette catégorie. A savoir que mon rêve, maintenant, c'est de faire comme Mike Mignola : créer mes propres personnages, les accompagner, et être connu, un jour peut-être, pour ces créations là. Ce qui serait déjà un honneur en soi. C'est ça mon objectif aujourd'hui. Et je pense à Mignola parce qu'il incarne bien les gens qui ont réussi à faire ça, ces gens que j'admire, et qui définissent l'objectif à atteindre en suivant leurs traces.
AK : Vous parlez de Miles Morales et de Jessica Jones, des personnages qui ont largement dépassé le stade de simples héros de BDs aujourd'hui. Est-ce que vous pensiez déjà, au moment de les concevoir, que ces créations auraient droit à une existence au cinéma ou à la télévision ?
BB : Non, et c'est invraisemblable. Et par rapport à ça, je voulais dire que ma réponse à cette première question sonne peut-être comme quelque chose de prétentieux, mais ce n'est pas du tout le cas. Je pense que j'avais plus d'ego quand j'étais jeune. Aujourd'hui, ces choses incroyables me sont arrivées, et on m'interroge souvent dessus. Alors je dois répondre honnêtement, mais je ne veux pas que ça passe pour de la frime. Pour moi, c'est quelque chose que l'on doit au lectorat. C'est avec les lecteurs qu'on a construit ces succès. Et c'est pour ça que les gens continuent de lire des comics aujourd'hui, pour partager une expérience de l'autre côté de la page. Et ils veulent faire partie de cet ensemble. Au sein d'un fandom.
C'est une expérience formidable de faire partie de tout ça, du côté de la création, de la conception. Et c'est plutôt de ce genre de choses que j'ai envie de parler, plutôt que de répéter "J'AI FAIT ÇA ET J'AI FAIT ÇA AUSSI". Donc voilà, il fallait que je le précise. Mais, ceci étant dit... je pense que je vais passer le restant de mes jours à essayer de comprendre pourquoi Miles Morales.... a réussi à canaliser le meilleur travail de toutes celles et ceux qui sont passé(e)s dessus, sur n'importe quel support artistique. Ça ne s'arrête pas au film - qui a déjà pour lui certains des meilleurs artistes et des meilleurs animateurs de l'industrie moderne. Mais si vous pensez au jeu vidéo, qui est presque un médium encore plus gros, qui couvre un public encore plus large. C'est une situation que je ne m'explique pas.
Parce que ça ne se résume pas à : le personnage a droit à des adaptations. Chaque adaptation est faite avec un tel amour, et chacun des artistes ajoute une nouvelle épaisseur, un nouvel investissement dans le projet. Comme si le projet lui-même était une occasion pour eux de se passer la même idée et de l'élever jusqu'au plus haut niveau possible, sans jamais l'abimer ou la gâcher. C'est dingue. Et c'est ça que j'ai encore du mal à réaliser. Même en mettant de côté les autres éléments, moi, en tant qu'artiste, qui essaye de marcher dans les pas de mes héros personnels, j'ai beau savoir que c'est comme ça que fonctionne une collaboration, comme ça qu'on met au monde une nouvelle idée... et au moment de se lancer, vous assistez à ce résultat ? En direct ? C'est juste incroyable.
Et ça en arrive à des points... Vous savez, hier soir avant de me coucher, je suis littéralement tombé sur un incroyable gâteau Miles Morales. Il existe même un hashtag #MilesBirthdayCake. Et j'étais de mauvaise humeur, mais en cliquant là-dessus, j'ai vu tout un tas de gens qui faisaient leurs fêtes d'anniversaires avec ce genre de gâteaux à travers le monde. C'était magnifique. Je n'aurais jamais, jamais imaginé, quand j'ai inventé le personnage, qu'on en arriverait à ça. C'est un sentiment merveilleux et ça continue de m'étonner. Donc la réponse est non, je n'avais pas anticipé ce succès.
AK : Est-ce que ça a été difficile de quitter Marvel et d'abandonner l'écriture de ces personnages ? De voir vos "enfants" fictifs être repris par d'autres scénaristes ?
BB : Non, ça n'a pas été difficile. Dans le cas de Jessica Jones, j'avais repris l'écriture du personnage juste avant de partir, et j'avais pu obtenir qu'elle serait reprise par Kelly Thompson, une scénariste que j'aime énormément. Donc dans cette situation, j'étais plus intéressée par l'envie de voir ce qu'elle allait en faire, j'avais hâte de lire ça. Et pour tous les autres, pour Riri Williams, c'était pareil : mes personnages ont été confiés à d'autres équipes (je ne veux pas oublier qui que ce soit) et tous ont été bien traités après mon départ. Avec beaucoup d'attention. C'est le genre de cas de figure où il faut faire confiance, et quand on revient quelques mois plus tard, on s'aperçoit que tout le monde va bien. Que les équipes en question se sont prises de passion pour eux.
Et surtout : ça te donne l'occasion de voir à travers le prisme d'autres scénaristes le caractère unique de tes personnages. Comment eux ont décidé de les voir, les choses qu'ils voulaient développer, les choses dont ils voulaient se séparer. C'est quelque chose qui m'intéresse vraiment. Et je dis ça sans jugement. Moi même j'ai souvent été amené à reprendre certains personnages après leurs créateurs, sur pas mal de séries. Donc je sais comment on se sent dans ces cas là.
Et aussi, je suis vraiment reconnaissant parce que j'ai créé tellement de choses que... sans avoir la pression de travailler dessus, j'ai pu commencer à les apprécier. Vous voyez ce que je veux dire ? Et puis, avec les choses que j'avais encore à accomplir, les projets qui m'attendaient après mon départ de Marvel, représentaient un tel nouveau challenge. J'ai regardé vers l'avant plutôt de regarder vers l'arrière. Et s'il m'arrivait d'avoir cette nostalgie, de me dire "mes bébés me manquent", souvent, j'avais Phil Lord qui m'appelait au téléphone pour me demander des conseils ou des notes sur Spider-Verse. Donc cette connexion existait encore, dans le cas où j'aurais ressenti le besoin nerveux de parler de Miles Morales à quelqu'un, puisque le film était en cours de production à ce moment là.
Mais surtout, je pense que j'ai eu la chance de rester présent à travers mon travail. Tout en continuant à avancer. Je crois que c'est la meilleure chose à faire en tant que créateur. Et puis, les gens ont continuité à acheter les titres que j'avais produit sur ces personnages (et en ce qui me concerne, c'est plutôt une bonne nouvelle).
Et sur un plan plus personnel... vous savez, j'ai une fille qui est devenue adulte. Dans la vraie vie, je veux dire. Ma fille la plus âgée est adulte maintenant. Alors toute cette expérience de regarder son enfant quitter la maison, de se dire "bon, t'as donné tout ce que tu pouvais donner, elle va s'en sortir sans toi maintenant", c'est un peu comme ça que je me sens vis-à-vis de mes personnages chez Marvel. Je suis fier d'eux, je les aime, et s'ils ont besoin de moi je serais toujours là pour eux, mais... maintenant, c'est leur tour de grandir. C'est assez proche du rôle d'un parent, est-ce que vous voyez ce que je veux dire ? Ou est-ce que ça n'a aucun sens ?
AK : Non non, je vois très bien. Surtout qu'on sait le rôle que vos filles ont pu avoir dans la création de Miles Morales, donc c'est intéressant de voir que les deux courbes ont fini par se croiser : vous les avez vu devenir des adultes dans les deux cas.
BM : Et ça a été bien de pouvoir partager Miles avec elles. Vous savez, maintenant, leurs amis connaissent Miles. Et elles ont l'occasion de célébrer ça elles-aussi. Ce que je trouve formidable.
AK : Est-ce que vous seriez d'accord pour dire qu'il existe un "style à la Bendis" chez Marvel ? Cette aptitude pour le dialogue, pour la décompression... on a souvent le sentiment que ça a inspiré d'autres scénaristes. Vous avez le sentiment d'avoir laissé une trace lors de votre passage au sein de la Maison des Idées ?
BB : Ce n'est pas à moi de le dire. Je ne sais pas trop comment répondre à cette question. De mon côté, j'ai fait du mieux que j'ai pu, à chaque numéro. Je suis fier de savoir que tout le monde, du côté des éditeurs ou des créatifs, a été satisfait de mon travail. Dans le sens où j'ai déjà vu des collaborations qui finissent mal, qui se terminent comme un porce. Moi de mon côté, les relations importantes ont perduré à travers le temps, et peu importe où les uns et les autres se trouvent actuellement. C'est ça qui est important en ce qui me concerne. Du moment que tout le monde a eu le sentiment d'être respecté, d'avoir passé un bon moment...
Donc oui, ça a été un énorme privilège d'avoir produit ces livres. Et même, le simple fait d'avoir été publié est un privilège, pour le moindre créateur de comics. Et puis, à la façon dont Marvel procède aujourd'hui, je crois que mon travail apparaît dans... au moins dix albums prévus pour cette année. C'est aussi quelque chose qui a évolué : moi quand je suis arrivé, il y avait "les vieux comics" et "les nouveaux comics". Or, aujourd'hui, il n'y a plus que "les comics", les gens lisent tout et rien sans se préoccuper des continuités, des périodes, certains découvrent Le Gant de l'Infini au même titre que d'autres font lire les comics X-Men qui se font aujourd'hui. J'ai l'impression que quand le public moderne découvre mon travail sur Daredevil, ce n'est pas par nostalgie, ils l'appréhendent comme une lecture contemporaine. Alors que ces numéros sont vieux de plus de vingt ans. C'est quelque chose de précieux. Et je peux me servir de ça pour alimenter les prochains travaux, parce que je n'ai plus besoin d'être "connu" pour quelque chose de récent, mes anciens titres sont encore d'actualité dans le présent. C'est un peu comme ça que je le ressens aujourd'hui.
AK : Est-ce que vous lisez encore des comics de super-héros ?
BB : Oui, bien sûr ! Je n'en ai pas marre du tout, il se trouve simplement que je suis attiré par autre chose en ce moment. Et puis, je suis un enfant du cinéma de genre, j'adore développer des histoires dans cette variété de répertoires. Pour avoir occupé tellement de fonctions au sein de l'industrie, pendant aussi longtemps, à la fois chez Marvel et DC... tout en appréciant sincèrement de continuer le travail, d'écrire Superman, d'écrire la Légion, d'écrire Spider-Man, d'écrire les Avengers... je suis sorti grandi de toutes ces expériences comme un créateur nouveau. J'ai beaucoup appris. Et de partager tout ça avec le lectorat. C'est amusant, parce que comme je sais comment on se sent en traversant tout ça, d'assister à cette transformation chez d'autres créateurs, ceux que j'aime bien.
Je suis un grand fan de Jason Aaron, et j'ai hâte de voir son Superman [sur Action Comics, ndlr] ! Parce que, en dehors du fait que j'aime son travail, je suis surtout impatient de le voir vivre cette même expérience. Je sais que ça lui apportera beaucoup spirituellement, sans vouloir passer pour un hippie. Ecrire Superman apporte une sorte de bien être, et quand je vois d'autres gens passer dessus j'ai envie de leur dire "ah toi aussi tu as eu cette chance ?" et c'est génial.
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AK : Je n'avais jamais eu la chance de vous interroger sur vos années chez DC Comics. Vous étiez passés en France en 2017 à l'occasion d'un salon [Comic Con Paris, ndlr]...
BB : Un superbe événement !
AK : Et deux semaines plus tard, on avait appris que vous partiez chez DC ! Mon collègue avait eu la chance de vous interviewer à l'époque, mais on n'avait pas pu en parler, forcément. Si on peut revenir un peu dans le passé, qu'est-ce qui vous avait motivé à l'époque pour opérer cette transition ? Même sans ressentir une lassitude de votre carrière chez Marvel, vous y aviez tout de même passé quelques longues années.
BB : Vingt ans, oui. Et j'avais tout à fait conscience de... Souvent dans le comics, on se dit qu'on a de la chance d'avoir du travail. Et là c'était un travail qui a changé ma vie, évidemment. Mais c'est un peu comme le Saturday Night Live. Vous voyez ce que c'est, vous avez cette émission en France ? En gros, dans ce programme, il y a une équipe d'auteurs, des gens qui restent là aussi longtemps qu'ils le peuvent, ou qu'ils le veulent, ou tant que c'est possible pour eux. Et puis un jour, ils s'en vont. Et l'émission continue. Et chez Marvel c'est un peu pareil, vous voyez. Certains vont rester pendant un petit moment, comme Kenan Thompson [ndlr : acteur et humoriste du SNL]. Lui, il a participé à l'émission pendant plus de vingt ans. Et moi c'était un peu comme Kenan Thompson, j'ai trouvé des raisons de rester chez Marvel plus longtemps que la plupart des gens.
Mais à un moment donné, il faut s'en aller. Ce système n'a jamais eu vocation à durer pour toujours. On arrive, on dit ce qu'on a à dire, et puis, on avance vers autre chose. Avec un peu de chance, avant de se faire virer. (rires) Ou avant que les gens commencent à en avoir marre de vous. Moi, je n'avais jamais vraiment eu le sentiment qu'il était temps de m'en aller, et les gens de chez Marvel m'ont même donné l'impression que je pourrais rester chez eux encore longtemps. C'était gentil de leur part. Mais dans le même temps, je me suis aperçu qu'il était surtout devenu difficile de trouver des séries ou des personnages sur lesquels je n'avais pas déjà travaillé. Vous voyez ? J'étais même en train de revenir sur Daredevil, sur Jessica Jones. Juste pour voir... parce que j'étais devenu un scénariste différent à ce moment là, je voulais tenter d'appliquer les choses que j'avais appris, ma vision du moment à ces personnages. Et en tant que créateur, je peux vous dire que c'était une période intéressante.
Mais... d'un certain point de vue, je commençais à me répéter un peu. Même si de mon point de vue, ce n'était pas forcément le cas, je l'ai entendu de la part d'autres personnes : "ça-y-est, il commence à tourner en rond". Et je l'ai surtout entendu de la part de Dan DiDio. "Quoi, t'es encore en train d'écrire Jessica Jones ? Mais arrête et viens chez nous ! Viens faire autre chose, t'es encore sur les mêmes machins !" (rires)
Et je me suis dit qu'il n'avait pas tout à fait tort. Or, mon projet au départ, et qui ressemble finalement à ma situation actuelle, c'était surtout de trouver une nouvelle maison pour développer des créations originales. J'avais même appelé Dark Horse. Parce que vous savez, la compagnie n'est pas loin de chez moi, les locaux sont à deux pas de là où j'habite [ndlr : Bendis habite à Portland, Oregon. Le siège de Dark Horse se trouve dans la ville voisine de Milwaukie]. Je connais Mike Richardson [ndlr : président fondateur de Dark Horse] depuis de très longues années, on a souvent pris l'avion ensemble pour aller à Los Angeles, on se parle assez souvent. Donc je savais qu'il m'avait gardé une place chez eux - et même, il me l'a dit : "quand tu te sentiras prêt, viens chez Dark Horse". Partant de là, je savais que ce point de chute était possible, et c'était même le projet, jusqu'au moment où Dan DiDio m'a appelé pour me faire une offre que je ne pouvais, littéralement, pas refuser. Ou au moins, que je devais sérieusement considérer.
Alors, on s'est rencontré. Et je ne l'avais jamais vu, même au sein du milieu, je n'avais jamais assisté à une fête entre professionnels où Dan DiDio aurait pu être présent. On s'est rencontré, on a discuté, il m'a présenté ses plans et ses idées... et ce qui s'est passé, c'est que j'ai simplement fini par lui dire oui. J'ai été faire une visite dans les locaux de chez DC Comics. C'était une belle rencontre, même si cette période était plutôt chaotique d'un point de vue industriel. Techniquement, ça ne m'a pas impacté moi directement, même si je voyais bien ce qui était en train de se produire. C'était même assez frustrant à observer. Pour celles et ceux qui ne voient pas, je suis arrivé dans une période qui a marqué la fin d'une certaine façon de faire chez DC Comics [quand AT&T est devenu le nouvel acquéreur, ndlr]. Et pour ce que ça avait de fascinant d'assister à ça en direct, j'ai été attristé de voir tous ces gens quitter la maison, parce que la plupart étaient des créateurs passionnés et compétents. Certains ont fait de leur mieux jusqu'à la dernière minute.
Et ensuite, la pandémie est arrivée, ce qui m'a poussé à réévaluer mes priorités. Dans le même temps, entre le moment où je suis arrivé chez DC Comics jusqu'au point où j'en suis aujourd'hui, le monde de l'édition, le marché des romans graphiques a aussi connu plusieurs strates d'évolutions. Avec le travail de Raina Telgemeier [publié en VF chez Akileos], la série Dog Man, la classification "jeunes adultes" dans cette production de romans graphiques, sans oublier le nouvel afflux de mangas, tout cela a eu un impact conséquent sur le monde de l'édition, un impact plus important que beaucoup de gens au sein de l'industrie auraient pu anticiper. Aujourd'hui, ce qu'on avait tendance à considérer comme le "mainstream" englobe presque tout ce qui sort. C'est assez incroyable. De mon côté, j'avais très envie de participer à ce mouvement, et cette envie s'est notamment manifestée via Phenomena, une série qu'on a produit chez Abrams ComicsArts et qui est aussi publiée en France.
[ndlr : ArnoKikoo montre l'édition VF de Phenomena tome 1] Ah magnifique ! Elle est superbe en plus ! Ils ont fait un superbe travail sur la couverture. Je vous remercie, c'est formidable. Et cette superbe série que j'ai faite avec Andre Lima Araujo était une façon pour nous de pénétrer sur ce marché, sur ce nouvel espace des comics. Un moyen pour moi de découvrir cette nouvelle façon de faire les comics, qui était très différente de la roue à hamster dans laquelle je tournais depuis vingt ans.
Donc... C'était génial de travailler chez DC, mais nous voilà arriver dans cette nouvelle période pour l'édition américaine, où on peut aussi tenter de nouvelles choses. Pardon si vous aviez d'autres questions à propos de DC, j'ai fait une grosse réponse qui a fini par bifurquer vers un autre. Simplement pour vous dire : j'ai eu de formidables collaborateurs là-bas, et c'était un vrai bel endroit pour faire du comics.
AK : Mon autre question sur DC, même si vous aviez déjà eu l'occasion de l'évoquer lors de précédentes interviews, était : pourquoi avoir choisi Superman ? On sait que le personnage va avoir une importance croissante d'ici les années à venir, mais je voulais votre point de vue au global sur le héros et votre envie de travailler dessus.
BB : Et bien... vous savez, au départ je suis un petit gamin juif de Cleveland, dans l'Ohio. Et ce qu'on vous apprend quand vous venez de là-bas, c'est que cet endroit a été le point d'origine du rock 'n' roll, et le point d'origine de Superman [ndlr : Jerry Siegel est originaire de Cleveland, Ohio. Joe Schuster, né au Canada, a déménagé dans cette ville à l'âge de dix ans. Tous deux membres de la communauté juive, ces deux artistes ont créé le personnage de Superman en 1938]. Je me suis toujours senti connecté à Superman de ce point de vue, il a été une part... très très importante de mon histoire culturelle, même en dehors des comics. Lors de ma rencontre avec Dan, je ne lui ai pas demandé si je pouvais écrire Batman. C'était même assez drôle, parce que lui a commencé par me dire : "bon, alors il va falloir qu'on trouve comment tu pourrais écrire Batman sous un angle qui n'a pas déjà été fait avant..." et je lui ai répondu tout net "mais moi je ne veux pas écrire Batman !". Il m'a dit "hein ??". Parce que tout le monde rêve d'écrire Batman.
Alors je lui ai expliqué que si la place était libre... parce que c'est aussi un truc que j'ai appris à force de travail : quand on vous confie une série, vous prenez la place de quelqu'un, vous prenez le boulot de quelqu'un d'autre. La vraie différence, c'est de savoir si vous allez profiter d'une place qui se libère, ou si vous risquez de dégager quelqu'un. Même chez Marvel, j'ai toujours préféré attaquer une nouvelle série en partant de zéro plutôt que de risquer de voler le travail de quelqu'un. Donc, je voulais d'abord savoir si le poste de scénariste de Superman était vacant. Ou s'il restait un peu de place pour une nouvelle série sur le pôle Superman. Il m'a répondu qu'ils allaient changer le scénariste après le numéro Action Comics #1000, que c'était déjà prévu, même si ce n'était pas moi qui aurait pris la suite.
Et même si ça voulait dire que je devais m'installer sur place plus tôt que prévu, que je devais donner un coup d'accélérateur sur les plans qu'on avait défini... enfin, c'était le numéro #1000, évidemment, j'étais intéressé. C'était le meilleur timing possible.
Et pour répondre à votre question... c'est un personnage différent des autres. Ce n'est pas Tony Stark ou Miles Morales. Clark Kent est quelqu'un de très différent, et la possibilité d'explorer ce sujet était déjà intéressant en soi. Surtout pour développer l'idée d'un Superman qui se baserait dans le présent, dans notre monde, à notre époque. En plus, Superman est souvent considéré comme un héros ennuyeux. Comme Cyclops, si je peux appliquer cette lecture à la Marvel. A chaque fois qu'on me dit qu'un héros est inintéressant, je je veux faire tout ce qui est en mon pouvoir pour prouver aux gens que c'est faux. Pour expliquer que l'idée de ces héros est simplement plus compliqué que ce que beaucoup envisagent.
Alors, me pencher sur ce concept d'un Superman qui évoluerait dans notre présent contemporain m'a beaucoup intéressé. C'était une perspective fascinante.
AK : Et vous avez aussi créé le personnage de Naomi.
BB : Oui ! Et c'est peut-être la meilleure expérience lors de mes années chez DC. Il faut savoir que David F. Walker et moi sommes des amis proches, on enseigne lui et moi un cours universitaire sur l'écriture. Et dans ce cours, l'un des objectifs est d'explorer le voyage du héros, la figure du mentor, ou comment on apporte un peu de soi même dans la fiction. Et on se trouvait l'un et l'autre à deux endroits de la pièce, à échanger sur toutes ces idées... avant de se dire "ok, il faut qu'on travaille ensemble". Il fallait qu'on écrive un comics capable de représenter tous ces principes. Et puis, dans mon contrat chez DC Comics, ils m'avaient expliqué que, parce qu'ils n'avaient pas inventé de nouveaux personnages depuis un moment, l'idée était aussi de m'embaucher pour créer de nouveaux jouets à ajouter au catalogue.
L'offre d'emploi ne se résumait pas juste à "viens écrire pour nous", on m'a demander de créer activement de nouveaux personnages, et on verra si certains d'entre eux trouvent leur public. Ca a donné Naomi, et Jinny Hex, et quelques autres petites créations à travers les franchises que j'ai pu approcher. Pour Naomi... Naomi a été annoncée pour une série télévisée alors qu'on n'avait même pas encore fini la première mini-série. C'était comme une version accélérée de ce qui s'est passée avec Jessica Jones, ce personnage qui a été en gestation pendant de longues années avant de tomber entre les mains de la bonne équipe. Alors que là, c'était la même expérience, mais condensée en seulement trois semaines. Et tout du long, avec David, on essayait de leur dire "mais attendez, on n'a pas fini la cuisson du gâteau, vous allez servir le gâteau avant qu'il soit prêt !". Mais en même temps, on se demandait ce qu'ils allaient faire, quelles idées ils allaient développer par rapport aux idées qu'on avait prévu de développer de notre côté. Au final, l'expérience s'est révélée intéressante là-encore.
Comme j'ai eu cette chance d'avoir d'autres choses en gestation, à ce moment, au global ça a été un vrai privilège, vraiment fascinant. Et quelle drôle de façon d'occuper la pandémie, depuis les Etats-Unis, que d'avoir des appels sur Zoom avec les chaînes de télévision sur ce chantier. Donc ouais, une expérience assez incroyable, David et moi en gardons un souvenir vraiment chaleureux. On en a reparlé récemment donc je sais qu'il est d'accord sur ce sujet.
AK : Et Jamal était très fort sur le dessin aussi.
BB : Oh oui, fantastique. Et j'aurais envie de dire que toute mes séries chez DC sont réussies de ce point de vue. Le moindre projet était aussi beau que possible. J'ai travaillé avec des héros personnels, comme Jose Luis Garcia Lopez. Et c'était sur mon premier comics sur place ! Un des préférés de Dan DiDio et un de mes artistes fétiches, ça a commencé comme ça et ça ne s'est pas arrêté ensuite. Quel plaisir. J'ai aussi pu travailler avec Kevin McGuire, et dans le cas de Jamal, c'était quelqu'un que j'avais rencontré lors de mon arrivée chez DC. Je l'ai rencontré pile au bon moment de sa carrière, au moment où il travaillait sur Far Sector, je ne sais pas si vous vous souvenez de cette série ? C'était ce genre de situations où, parce qu'il travaillait sur Naomi, il devait partager son temps. Mais moi j'avais plus envie de lire la suite de Far Sector que ma propre série. C'était une belle expérience.
AK : Mais contrairement à Miles Morales, qui a toujours été pensé pour être le nouveau Spider-Man, dans le cas de Naomi vous avez dû partir de zéro. Qu'est-ce que ça change sur le plan créatif ? Comment est-ce que vous construisez vos personnages dans ce cas là, est-ce que vous commencez par les pouvoirs, la motivation, la personnalité ?
BB : La différence intéressante, c'est que dans un cas, vous ajoutez quelque chose dans un plus grand espace de jeu. L'univers Marvel est comme une cour de récréation, il existe par lui-même, il respire, il est constitué de tous ces éléments, avec ses propres thèmes, ses propres règles. Donc quand vous ajoutez un personnage comme Miles, oui, vous avez créé un personnage de zéro, mais il vient s'intégrer à cette fresque qui comprend déjà des éléments auxquels il peut réagir. Et c'est pareil pour Jessica Jones. C'est même tout le concept de son intégration dans l'univers Marvel : et s'il existait un personnage avec des pouvoirs mais... qui ne faisait pas partie des vedettes. Qui avait eu son moment, mais ce moment était passé, et maintenant, qu'est-ce qu'elle va faire de sa vie ? Mais d'entrée de jeu, l'idée était de la faire réagir au reste de ce petit monde de fiction. De lui trouver un espace d'activité logique.
Cette partie du travail est la plus amusante. C'est là que vous savez si vous tenez une bonne idée : quand une nouvelle figure débarque dans le paysage, et apporte avec elle une nouvelle perspective sur les choses. Ca montre que des éléments qui étaient déjà là peuvent avoir un impact différent de ce que l'on pouvait penser jusqu'ici. Je ne sais pas si ce que je dis est compréhensible. Mais c'est ça qui me surprend personnellement, quelque chose que je n'avais pas prévu : j'ai réalisé que cette étape là était difficile, mais que c'était le test pour savoir si une idée pouvait fonctionner ou non. Si je pense à des personnages comme Miles ou Jessica, et que je les compare à de plus petites créations personnelles, je dirais que la différence... c'est que Miles est certain de son importance, de sa place au sein du paysage Marvel, et c'est aussi le cas pour Jessica. Tous les deux sont très différents, mais ils représentent des prises de position nettes. Le lecteur peut être d'accord avec leur point de vue sur le reste de cet univers, ou ressentir une empathie envers eux. Est-ce que ça répond à la question ? Je suis désolé, ce sont de très bonnes questions mais j'ai l'impression de répondre à côté sans faire exprès.
AK : Ne vous inquiétez pas ! C'est souvent comme ça que ça se passe (rires). D'un point de vue plus journalistique, j'avais une question sur la fin de votre contrat chez DC. On avait eu le sentiment que lors de vos dernières années sur place, l'éditorial était partagé entre vos plans pour la direction d'ensemble, les plans de Scott Snyder, les plans de Geoff Johns...
BB : Chez DC ?
AK : Oui chez DC. Est-ce que vous diriez qu'il y a eu une sorte de "bataille des capitaines" en interne ?
BB : Non, pas vraiment. Pas de mon côté en tout cas. Je n'étais en conflit avec personne, mon seul problème à l'époque (et je peux en parler, dans la mesure où c'est de notoriété publique) c'était les licenciements qui avaient lieu à ce moment là chez Warner Bros.. Vous savez, quand vous avez une relation privilégiée avec un éditeur... et en l'occurrence, je pense à des gens avec qui je suis toujours en contact... et qui ne sont plus là du jour au lendemain ? Construire un comics, ça se fait toujours avec un éditeur, c'est un partenariat qui vise à aboutir à quelque chose de concret. Et donc, là, votre partenaire n'est plus là. On met quelqu'un d'autre pour le remplacer. Ou alors même : on ne met personne. C'est plutôt ça qui m'a posé problème lors de ma dernière année chez DC. Ensuite, la pandémie est arrivée, et tout est devenu très confus. On ne savait même pas si on allait pouvoir continuer à sortir des comics.
Les gens ont tendance à oublier cette période sombre de la pandémie. Parce que, bon, on peut se passer des comics. Et pour être franc... chez DC, ils n'ont pas arrêté la machine à ce moment là. Chez Marvel, oui, le personnel et les artistes avaient cessé de produire. Et à ce moment là, beaucoup de gens se sont dit "oh-oh, est-ce que ce ne serait pas le clap de fin pour l'industrie des comics ?". Heureusement ça n'a pas été le cas. Et en partie grâce à DC Comics, qui a continué le travail, même s'ils ne savaient comment publier tout ce qui était en train d'être produit. Donc c'était une bonne chose dans une période tendue, pour la compagnie, l'industrie et pour le monde au global évidemment. Parce que les gens avaient des problèmes bien plus graves que de savoir quand ils allaient pouvoir lire le prochain numéro de Batman;
Alors non, je ne suis pas entré en conflit avec qui que ce soit. Avec les années, j'ai appris que ça ne menait à rien de bon, ça ne sert pas à grand chose, et ça n'a jamais permis de produire une bonne histoire. Ce qui reste le seul facteur qui compte - je veux dire, nous on est là pour sortir de bonnes BDs et pour pertir les gens. Donc quand je vois des gens qui s'engueulent au travail, j'ai tendance à me mettre à distance et à promettre de ne jamais rentrer dans cette spirale. Ce n'est pas ce qui m'intéresse, ça n'en vaut pas le coup. Il y a des gens qui cherchent la bagarre dès l'instant où ils rentrent dans une pièce, mais ce n'est pas mon cas. Moi, je veux faire des comics.
A mon avis, cette impression que les gens ont ressenti était juste l'effet du remous qui avait lieu en interne à l'époque. Mais je dois dire que Dan était là jusqu'au bout, jusqu'au dernier jour, et a tenu toutes les promesses qu'il m'avait faites, même celles qui n'étaient pas raisonnables.
AK : Mais peut-être que justement, son licenciement a eu un impact, puisque c'est lui qui vous a fait rentrer chez DC ?
BB : Il a fait rentrer tout le monde chez DC, il a bâti l'essentiel des équipes créatives qui travaillaient sur place. Donc oui, c'était vraiment dommage. Idem pour Bob Harras, avec qui j'ai travaillé de près sur pas mal de projets, Brian Cunningham qui a été mon éditeur sur plusieurs séries. Ils ont tous avancés vers les prochaines étapes de leurs carrières, mais à ce moment là, le sentiment était plutôt négatif de se retrouver au milieu de tout ça.
Et pour ceux qui s'intéressent aux menus petits détails de l'édition, c'est de notoriété publique là-encore : Dan était en plein travail sur son grand projet 5G (Generation Five). Ca a été le grand sacrifice de cette période. On était en train de développer ce truc, et au final ça n'est jamais vraiment arrivé.
AK : Vous étiez aussi impliqués dans le projet 5G ?
BB : Bien sûr ! Dan DiDio était aux commandes, ça je peux vous le dire. Mais oui, on avait une salle d'écriture, avec moi, avec Joshua Williamson, Dan Jurgens... On était en train de préparer le programme et tout s'est arrêté d'un coup.
AK : Est-ce que vous pouvez nous donner une idée de que vous aviez prévu pour cet événement ?
BB : J'en avais déjà parlé, et ça ne vous surprendra pas si je vous en parle. Ca fait partie des choses que j'ai appris lors de mes années chez Marvel : si on vous fixe un horizon, commencez le travail tout de suite. Certains de mes moments préférés quand j'étais sur les Avengers commençaient comme ça : on était invités à une retraite [ndlr : publishers's retreat, un genre de séminaire organisé par la Maison des Idées pour préparer le programme des mois ou années à venir], ils nous disaient "voilà ce qui est prévu pour les X-Men l'an prochain", et je pouvais m'arranger pour fomenter des plans qui nous permettraient de faire croire que tout était prévu depuis le départ. C'est de l'illusion, un petit tour de magie : en regardant en arrière, le lecteur peut se dire "oh, mais vous aviez déjà prévu ça, je vois la connexion !". Et le but n'était pas de donner l'impression aux fans qu'il fallait faire ses devoirs avant un crossover, mais plutôt que ceux qui auraient fait attention aux détails auraient droit à une sorte de récompense. C'est le truc que je préfère.
Donc on en était là, à travailler le plan pour 5G et... bon, en temps normal je n'ai pas envie de révéler les secrets des uns et des autres, mais encore une fois, il a évoqué tout ça publiquement, dans des newsletters, dans des interviews. Toutes celles et ceux qui ont travaillé sur cette nouvelle période en ont déjà parlé d'ailleurs, parce que le travail qui a disparu à ce moment là était conséquent. Quand ça s'est éteint, les gens avaient envie de partager leur travail, de dire "hey, on avait prévu ce truc énorme qui ne s'est jamais fait !". L'idée de base, c'était de confier à une poignée de scénaristes ce qu'il avait appelé "les fondamentaux de la narration". Comme des pôles de compétence : un tronc commun Batman, un tronc commun Superman, un tronc commun pour les séries cosmiques, un tronc commun pour les polars, et dans mon cas, un tronc commun pour les séries d'espionnage. C'était ça qui m'intéressait à ce moment là, au sortir de Superman et de la Legion, j'étais motivé et intéressé par les titres du genre de Checkmate, Leviathan. Mon intérêt était braqué sur ce genre de personnages.
Alors on m'a dit "hey, on a justement envie de faire quelque chose avec Checkmate", j'ai répondu "ça tombe bien, ça m'intéresse". Et je savais que mon pôle à moi allait embarquer des choses comme le Green Arrow... grosso modo j'avais six titres sous ma supervision, deux dont je me serais occupé directement en tant que scénariste, deux autres que j'aurais pu co-écrire, et deux autres où c'était plus de la gestion éditoriale directe. Chaque pôle fonctionnait comme un petit imprint au sein de chez DC Comics, avec sa propre tonalité. A un moment, Matt Fraction avait été placé sur le pôle cosmique.
Dan DiDio et Bob Harras sont venus à Portland pour nous voir et discuter de ce qui était prévu, on préparait les choses tranquillement, et ça commençait à prendre forme. J'avais commencé à écrire les premières pages du numéro spécial qui devait tout introduire. Une sorte de passage de relais pour Jonathan Kent, dans l'idée de l'introduire comme le nouveau Superman officiel, avec l'envie de passer d'une génération à une autre. Clark et Bruce et tous les autres étaient là, et tout le monde avait une réaction différente à ce qui était en train de se passer. Le principe, c'était que cette période aurait introduit la "Cinquième Génération" de super-héros. Et l'accroche partait de cette formule "tout ce que avez pu voir dans l'univers DC Comics jusqu'ici est désormais canonique". A toutes les époques et à toutes les échelles.
L'énorme tas de recherches que Dan avait présenté devait indiquer comment les choses fonctionneraient désormais au sein de la chronologie. Ce qui représentait donc cinq générations (c'est ça que ça veut dire "5G") de super-héros, on était tout juste au commencement de la cinquième. ET PUIS PLUS RIEN ! (rires)
Et c'est dommage. C'était tout à fait dans la mentalité de Dan : cette façon de faire qui ne fonctionne pas comme chez Marvel, cet objectif de mettre en relation des personnages d'une manière qui n'avait pas été envisagée jusqu'ici. Mais ça a été annulé. C'est le showbiz.
AK : Juste avant de bifurquer vers vos créations originales, j'avais une dernière question à propos de vos années chez DC. Ou plutôt, une critique à vous adresser...
BB : Allez-y ! J'adore me faire engueuler. (rires)
AK : C'est tout simple : pourquoi avoir voulu accélérer la croissance de Jonathan Kent au point de le faire passer aussi vite de l'enfance vers l'âge adulte ? C'était un personnage que tout le monde adorait, et tout le monde l'adore encore, et si je peux comprendre comment cette idée a pu s'intégrer dans les plans pour 5G, on a tout de même perdu cette dynamique de relation père-fils, plutôt rare chez les super-héros. Je pense que beaucoup de fans vous en veulent...
BB : (ndlr : hoche la tête en souriant) Oui je suis bien au courant.
AK : ... d'avoir pris cette décision. N'hésitez pas si vous avez envie de vous excuser auprès de vos lecteurs français. (rires)
BB : J'ai deux réponses là-dessus. Bien sûr, déjà, je m'excuse si j'ai effectivement mis certains lecteurs en colère, ce n'est jamais l'objectif quand on écrit une histoire. Mais je pense avoir envisagé une possibilité qui aurait poussé le parcours de Jonathan Kent vers quelque chose de plus complexe, plus intéressant, jusqu'à devenir le personnage le plus intéressant de l'univers DC Comics moderne, en cumulant son identité, ses origines, son futur. Tout ça m'a paru très intéressant.
Et j'adore Super Sons. J'ai adoré cette série du début à la fin. Maintenant, quand je me pose devant ce genre de personnages, le "Marvel" qui est en moi, mon Stan Lee intérieur, me dit "ok, appliquons la logique Oncle Ben". En gros : comment insérer un élément de gravitas dans le paysage qui pourrait donner quelque chose de plus important à tout ça. Donner un nouvel ordre des priorités. Et puis, c'est de Superman qu'on parle. Toute l'idée de ce personnage, c'est de suivre ce dieu qui garde le contrôle sur les situations. Alors créer pour lui une situation sur laquelle il n'a aucun contrôle, pour tisser une allégorie plus directe sur le fait d'être parent ? Dire qu'on peut espérer que les choses se passent d'une certaine façon en tant que père de famille, mais que la vie va finir par vous rattraper et prendre les décisions à votre place.
Et je suis tout à fait prêt à admettre que l'explication vient aussi de ma situation personnelle : j'ai traversé des épisodes difficiles dans ma vie privée et j'avais sans doute besoin d'en parler à travers mon travail. Dans ces moments là, on a envie de matérialiser ça d'une manière qui pourra, avec un peu de chance, servir l'histoire. Le vrai gros truc est arrivé quand je travaillais sur Luke Cage, un personnage que je trouve très comparable à Superman : c'est un héros invincible. Il sait qu'il ne peut rien lui arriver de ce point de vue. Et ça change son regard sur le monde, comme dans le cas de Wolverine. Wolverine accepte plus facilement de se faire découper en morceaux parce qu'il sait que ses membres vont repousser. Pour nous autres, c'est plus difficile de considérer la possibilité de se faire découper en morceaux.
Quand on est invulnérable, on fait peut-être moins attention. Pas forcément par ego, mais par sentiment de sûreté. Et donc, quand Luke Cage a eu un bébé... subitement, il a réalisé qu'il ne serait plus jamais "invulnérable" pour le reste de sa vie, qu'il allait devoir commencer à faire attention. Parce que c'est bien sûr comme ça que l'on se sent quand on a un enfant, qu'on réalise que tout va tourner autour de lui dorénavant. Je trouvais que cette idée était assez honnête envers ce personnage. Ca ajoutait un nouvel élément sans rien lui retirer.
Et me voilà qui débarque sur Superman. Il a une famille maintenant, et il tente de construire un environnement normal, traditionnel pour lui et les siens. Mais le problème, c'est qu'il n'est pas normal, que rien de tout ça n'est normal. Le terme ne s'applique pas à la famille Superman, ils ne peuvent pas être "traditionnels". Par définition, Jon est un enfant avec des besoins particuliers : il n'est pas comme les autres, il a besoin d'un autre degré d'attention, d'apprendre des choses différentes des autres enfants de son âge. Et dès lors que l'on prend les choses sous cet angle... quel est l'équivalent chez les super-héros de la crise d'ado' pour un enfant ?
La mauvaise version de cette idée, ça aurait été de montrer un Jon qui se met à hurler "j'te déteste" à son père et fugue pendant dix ans avant de revenir. Alors que, voir son enfant quitter le nid, aller affronter le monde... et s'en sortir, survivre, malgré la difficulté de la vie, le voir rentrer à la maison après avoir traversé un moment difficile, c'est une récompense pour Clark. Parce que Jon s'en est sorti grâce à tout ce qu'il lui a appris. Il a donné tout ce qu'il avait à donner, et son éducation a fonctionné, à la suite de ce baptême du feu, littéralement.
Donc l'objectif, c'était de pendre tous ces éléments : Superman, sa mythologie, sa famille, Jor-El (et notamment grâce au travail de Dan Jurgens, qui en a fait une figure plus complexe et plus intéressante que ce qu'il avait été jusqu'ici) et d'accrocher tout ça au futur de Jon Kent. C'était intéressant au sein de la dynamique familiale. Je n'ai pas cherché à arracher quoi que ce soit aux fans. Et dans le même temps, on m'a dit - et ça m'aide à me sentir mieux, à me dire que ce n'était pas qu'un caprice d'enfoiré, même si tout le monde n'est pas d'accord - qu'ils allaient continuer à faire des séries Super Sons malgré ce qui se passait dans les séries DC. Donc moi j'ai eu l'impression de faire évoluer Jon Kent. Et pour les gens qui aiment les Super Sons, pas de problème, puisque ça continue à sortir. Alors je n'ai pas eu l'impression d'enlever des éléments pour de bon, ou d'avoir été ce gars qui rentre dans le jardin d'enfants et qui se met à donner de grands coups de pied dans les châteaux de sable. "Hey mais t'es qui ? Qui c'est qui t'a demandé de faire ça ??". Même si je sais que beaucoup de gens voient ça sous cet angle.
Mais ce que je sais aussi, comme ça avait été le cas sur les Avengers et comme ça a aussi été le cas assez rapidement pour Jonathan Kent, et je tiens à remercier Tom Taylor sur ce point, c'est que : d'autres gens ont repris le personnage, et compris ce qu'on avait essayé de faire avec lui. Jusqu'à produire une excellente histoire, qui n'aurait pas pu arriver si on n'avait pas été prêt à tenter ce pari. C'est un peu ça l'objectif, aussi. J'ai cru comprendre que ce comics là avait aussi été sujet à controverse, mais je peux vous le dire : c'est un excellent titre, développé de façon sincère et émouvante, et... Et ça fait partie de notre travail. Prendre un personnage et le lâcher au bon endroit pour le scénariste suivant.
C'est aussi pour ça que je ne me sens pas comme... un monstre ? Sur le sujet ? Parce qu'en définitive, tout le monde va bien, de bons comics continuent d'être produits avec ce héros. Et puis les Super Sons existent encore. Ceci étant dit, j'ai quand même effectivement senti une sorte de résistance de la part des autres créateurs à l'époque. Parce que je suis arrivé comme une furie, j'avais envie de toucher à tout, j'ai peut-être été un peu loin. Comme tout le monde chez DC était si accueillant, je ne me suis peut-être pas assez renseigné sur les sensibilités des uns et des autres. Donc oui, je tiens tout de même à m'excuser si des gens ont eu l'impression que je voulais imposer mes idées, ce n'était vraiment pas l'objectif.
AK : Mais plus sérieusement, vous n'avez fait que votre travail de scénariste, ça ne sert à rien de se mettre en colère à cause d'un comics.
BB : Non non, vous avez le droit de vous mettre en colère. J'ai eu des gens qui se sont énervés contre moi à chaque fois que j'ai été sur un projet. Et même des choses qui m'ont été reprochées et qui, au final, m'ont valu beaucoup de compliments ensuite. Je me souviens quand Ronin a été introduit dans le troisième film sur les Avengers, tout le monde est venu m'écrire pour dire "t'as vu ? Ronin !" et j'ai répondu "oh non non, vous allez pas vous en sortir comme ça" parce que tout le monde m'a engueulé quand Ronin est apparu en comics. Internet n'était vraiment pas content de moi à ce moment là. Donc c'était assez drôle de voir qu'avec le temps, les gens finissent par adoucir leurs opinions.
Parce que vous savez, c'est aussi ça le truc : quand vous appliquez un changement important, il faut attendre plusieurs années avant de savoir si ça valait vraiment le coup. Pour voir si des choses positives finissent par en sortir. Et ça, on ne le sait qu'au bout d'un certain temps. Même avec toutes les bonnes intentions du monde, moi, je peux juste évaluer si telle ou telle idée est bonne ou non. Et c'est le temps qui tranche au final. C'est intéressant de se dire que c'est avec ce facteur qu'on peut voir si des idées, comme Miles, vont évoluer, ou si elles auront juste duré le temps d'un moment. C'est aussi comme ça qu'on voit quelles idées étaient mauvaises, même si elles paraissaient bonnes quand la décision a été prise.
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AK : Donc quand vous avez quitté DC Comics, vous êtes revenus vers les créations originales, votre point de départ au sein de l'industrie.
BB : Mais un peu différemment tout de même, puisque j'avais déjà signé chez Amazon. En fait, j'ai transitionné directement de DC vers Amazon. Quand le public a eu vent de notre accord, j'étais déjà installé sur place depuis un moment.
AK : D'accord. Mais ceci étant, vous n'avez pas forcément voulu vous placer à un seul endroit. Beaucoup de vos comics sortent désormais chez Dark Horse, mais on a aussi pu vous voir chez Image Comics, chez Abrams, sur Substack. Comment est-ce que vous abordez cette variété dans le choix des éditeurs ?
BB : Le gros des séries sort tout de même chez Dark Horse, qui reste la maison mère de l'univers Jinxworld. Mais, en plein pendant la pandémie, Andre avait déjà pu avancer sur cinquante pages de Phenomena. Et comme vous avez pu le voir, c'est un projet assez détaillé, avec de superbes illustrations. Quand on le regarde, on réalise que c'est différent de ce que je fais d'habitude, on se demande quelle place ça peut trouver, à quel endroit est-ce qu'on pourrait ranger ce projet. Et puis, pour avoir eu ces conversations qu'on évoquait plus haut sur l'évolution du marché de l'industrie, des romans graphiques, on s'est demandé s'il ne serait pas intéressant de le mettre à disposition pour plusieurs éditeurs, voir qui aurait envie de se positionner dessus, comme pour prendre la température de ce nouveau statu quo.
J'ai un autre projet de prévu dans cette même catégorie, avec un autre dessinateur pour l'année prochaine, qui coche cette même case. Cette envie d'accompagner l'évolution de l'édition, en faire l'expérience, ça accompagne une réflexion vis-à-vis de l'état du marché. Des choses que je ne pensais pas possibles il y a seulement dix ans.
AK : Est-ce que c'est plus difficile, du point de vue de l'écriture, de maîtriser le rythme, la cadence dans un roman graphique pour vous qui avez plutôt eu l'habitude du standard single issues ?
BB : Oui ! Et c'est même à 100% pour ça qu'on a voulu lancer ce projet. Je ne veux pas que ça passe pour de la frime, mais ce format propose une vraie opportunité d'évoluer en tant que créateur, en tant que scénariste, d'essayer de nouvelles choses. Et je pense que j'ai réalisé que, à une époque, j'essayais de proposer des nouvelles idées sur des personnages par lesquels j'étais déjà passé. Et pour moi, ce n'est pas la même chose, on ne s'engage pas à 100% dans l'envie de se renouveler quand on fait ça. Dans ce cas de figure, on travaille sans filet. On se dit "ok, tu sais que tu es à l'aise sur certaines choses, mais tu ne vas pas progresser si tu restes dans cette zone" et c'est d'ailleurs ce que je tente d'enseigner à mes élèves. Certains de mes collaborateurs, certains de mes amis dans le milieu des comics, ont déjà pris ce genre de tournants avant moi. On a tous vu comment Matt Fraction avait réussi ce pari. Il s'est débarrassé de toutes ses habitudes, de tout ce que les gens associaient à son écriture, et il a tout repris à zéro.
Et c'est une vraie source d'inspiration d'entrer dans cette mécanique. Se débarrasser de ses propres techniques et de partir sur une nouvelle page blanche. Beaucoup des héros de mon enfance ont aussi pris ce tournant. Et d'autres ont préféré rester dans ce qu'ils savaient faire de mieux. Au point de ne jamais évoluer... voire même de tomber en désuétude sur le plan créatif et émotionnel. Je trouve ça particulièrement triste à observer : un grand créateur qui rentre dans une routine, et qui finit par se répéter, à trouver ses propres limites. Ca peut finir par vous atteindre, par vous démoraliser. Vous devenez aigri à ce moment là.
A l'inverse, j'ai vu beaucoup de créateurs qui avaient envie de se dépasser. Et même si ça n'a pas toujours fonctionné, le simple fait d'essayer est salvateur. Pour l'âme, pour alimenter l'envie de poursuivre ce voyage. Et quand je les regarde faire, je me dis : "ok, donc c'est faisable, donc il faut essayer". L'ensemble des décisions que j'ai pu prendre récemment tend vers cet objectif bien précis. Tu as déjà fait ça. Fais autre chose. Et surtout : qu'est-ce que tu aurais à raconter, maintenant. Qu'est-ce que tu as appris récemment. Parce que les choses que tu as appris avant, tu les as déjà racontées à tout le monde.
Masterpiece marche dans cette idée. The One chez Dark Horse aussi, Phenomena c'est pareil, il s'agit toujours de produire quelque chose de nouveau. Et si on on voulait imaginer une seconde que j'étais un grand fan de Brian Bendis - ce qui n'est pas le cas - quels seraient les annonces de nouveaux comics, quelles seraient les nouvelles sorties qui seraient encore capables de m'enthousiasmer. Si je mettais les pieds dans un comic shop, pour découvrir le nouveau tournant renversant de mon scénariste préféré, qu'est-ce qui fonctionnerait le mieux. Par exemple, moi qui suis fan de Steven Soderbergh, j'ai l'impression qu'il arrive toujours à surprendre son public. Parfois, j'accroche à ce qu'il propose, parfois ce n'est pas pour moi, mais à chaque fois je me dis "ok, donc c'est ça que tu as envie de faire cette année". Et je vois ça comme un modèle à suivre.
Si vous allez dans une boutique cette année, vous n'allez pas trouver le nouveau Spider-Man de Brian Bendis, mais vous allez peut-être tomber sur cette série qui s'appelle Joy Operations, et sur laquelle on a travaillé comme des chiens. J'ai très hâte que les gens découvrent ça.
AK : Je crois que je vais titrer mon article "Brian Bendis est le Steven Soderbergh du monde des comics".
BB : Non, haha. "Aspire à être" plutôt. "Espère devenir".
AK : Mais vous êtes encore attachés à l'écriture de comics au format single issues. On a pu voir certains créateurs abandonner ce standard pour se consacrer exclusivement aux romans graphiques, mais ça n'a pas l'air d'être votre cas.
BB : C'est vrai, et j'ai même un comics qui sort en kiosque aujourd'hui, Masterpiece #4. Quand je me suis réveillé, tout un tas de gens ont réagi à la sortie du numéro, en commentant de manière très positive. Et ça c'est génial, j'avoue que je suis un peu accro' à ce genre de moments. Ca fait partie de ma vie depuis des dizaines d'années : le comics sort le mercredi, vous avez une réponse le mercredi. Mais il existe aussi... attendez [ndlr : le téléphone de Brian Bendis sonne]. Excusez moi.
AK : Aucun problème. Il faudra me dire combien de temps il vous rester pour d'autres questions.
BB : Attendez, je vous demande pardon un instant.
AK : Oui oui prenez votre temps.
BB : ...
AK : ...
BB : Voilà. Alors, quelle était la question ?
AK : Vous me disiez que vous étiez accro' aux sorties du mercredi et que le format single vous intéressait encore.
BB : Ah oui, très bonne question. Je les aime encore, oui, et je trouve même que tout le processus est plutôt sain. Produire tout ce travail sur une si petite période, et ensuite le sortir. J'aime la forme que ça prend, et je pense même que c'est pour ça que le format existe encore aujourd'hui. Quand le comics sort, on se dit "voilà ce qui m'a occupé pendant un mois". Et entre le moment où le travail est fait et où ça sort, il ne se passe pas longtemps. Je me suis engagé à continuer les singles d'ici les prochaines années, les numéros sont déjà planifiés.
Mais, ceci étant dit, le travail que demande de un roman graphique, avec tout ce que ça comporte, le fait de sortir une histoire complète que quelqu'un va lire en une fois, c'est grisant. C'est une puissante expérience en tant que telle. Et pour l'anecdote, Ed Brubaker s'est installé dans le coin récemment, il développe l'adaptation en série télévisée de Criminal chez Amazon. Et de son côté, ça fait déjà un petit moment qu'il occupe cet espace de la production en roman graphique. On en discute assez souvent, des avantages et des inconvénients du mensuel par rapport aux romans graphiques. Parce que bien sûr, chaque format a sa vérité. Moi j'aime bien les deux.
Et vous parliez de Substack, et justement, ça fait aussi partie des évolutions de l'industrie : la façon dont on peut aujourd'hui distribuer les comics au format numérique, via les newsletters ou via le webtoon. Cet espace là existe aussi. Toutes les options sont valides de mon point de vue, et toutes sont en très grande forme en ce moment du point de vue de ce que l'on peut en faire. Alors voilà : oui, j'aime encore les singles, ils me plaisent encore, ils font partie de mon histoire, mais je vois toutes ces nouvelles zones qui commencent à apparaître et je les trouve toutes follement excitantes. Parce que toutes fonctionnent à merveille, et permettent des innovations. J'ai envie d'accompagner ce mouvement, de voir ce que je peux apporter à tout ça. Et aussi, simplement, voir comment on se sent quand on écrit pour ces supports.
Donc la réponse est peut-être bizarre, mais j'aurais envie de dire : oui à toutes les options. Et c'est ce que j'essaye de faire, en alternant.
AK : Une autre question : j'avais parlé à David Mack lors de la New York Comic Con 2022. Il m'avait dit, et je pense que c'était sincère, qu'il avait hâte de travailler sur la suite de Cover. Est-ce que vous avez des nouvelles sur ce front ?
BB : C'est entièrement entre ses mains. David fait partie de mes meilleurs, meilleurs amis. Donc je suis patient. Il a reçu le script, et il va s'y attaquer lorsqu'il sera disponible. Je n'ai pas le droit d'en parler mais... David a reçu une offre en particulier, une offre tellement intéressante qu'elle est devenue prioritaire sur le fait de produire son propre comics en indépendant. Donc je suis patient et j'attends qu'il soit disponible pour qu'on reprenne le travail.
Dans le même temps, j'espère aussi que la série Cover va avancer chez Amazon. Nous avions déjà tenté de l'adapter en série animée chez HBO. Tout ce projet là est parti à la poubelle, même si les équipes de la chaîne ont été très correctes avec nous. De mon côté, je m'étais occupé d'écrire le scénario du pilote. Et le pilote a été produit et présenté en interne, mais ça ne s'est pas passé comme on l'espérait. Certains éléments qui avaient été créés pour l'occasion étaient superbes : si vous êtes fan des aquarelles de David Mack, ils avaient trouvé une façon d'animer ses dessins comme des peintures en mouvement, c'était magnifique. Malheureusement, certaines autres choses n'étaient simplement pas adaptées à la télévision en prime time.
Et puis, encore une fois : tous les gens qui m'avaient proposé de faire une série Cover chez Warner Bros. se sont fait virer. D'un seul coup, tout le monde avait disparu. Ils m'avaient aussi embauché pour écrire une série Legion of Super Heroes, et au final, tout le personnel a disparu, je ne savais même plus à qui je devais livrer mes scripts. Je ne savais même pas à qui m'adresser pour récupérer mon chèque. (rires) Pour vous donner une idée de l'état du chaos en interne. Mais je suis reconnaissant pour toutes les opportunités qui m'ont été présentées, simplement... voilà, on a vite réalisé que ce projet là n'allait pas aussi bien se passer que prévu.
AK : Et c'est d'autant plus frustrant qu'on n'a jamais de nouvelles dans ce genre de cas. De mon côté, j'attendais encore des nouvelles de cette série animée.
BB : Oui, mais vous savez, c'est difficile d'annoncer aux gens quand quelque chose ne va pas arriver.
AK : Vraiment ?
BB : Ce que je veux dire, c'est que personne ne va vous appeler pour vous dire "c'est MORT". Ce qui se passe en général, c'est qu'on ne vous dit rien, et donc vous n'êtes jamais tout à fait sûrs... Moi, de mon côté, on m'a déjà dit qu'un de mes projets avait été annulé, et puis le lendemain, le président de machin-chose m'appelle pour me dire que finalement, l'idée avait été relancée. Les revers de fortune, ça marche dans les deux sens. C'est pour ça qu'on n'a jamais envie d'annoncer que quelque chose ne va pas se faire. Et ce même pour des adaptations comme celle de mon comics Torso. Rendez-vous compte, le truc est en développement depuis les années quatre-vingt dix. J'ai d'excellents souvenirs en coulisses, avec de grands metteurs en scène qui s'en étaient emparé, ça fait partie des meilleurs expériences de ma vie... mais en définitive, il n'y a rien ! Rien que je puisse montrer en public.
Et c'est difficile de dire que le projet est "mort" dans le sens où il n'est jamais vraiment né. Donc pour vous, les journalistes, c'est frustrant mais...
AK : Mais même simplement en tant que fan. J'aime beaucoup Cover, je pense que ça fait partie de vos meilleurs travaux, j'aimerais en entendre parler davantage.
BB : C'est très gentil, je vous remercie. Mais rassurez vous, la suite arrive, et on va essayer de faire en sorte que l'adaptation sorte elle-aussi. Ca reste tout de même un assez bon exemple. Parfois, on ne reçoit plus de nouvelles, et on n'a pas envie de se fermer cette porte. Parce que personne ne nous dit quand elle se ferme pour de bon.
AK : Vous parlez de Torso et c'est intéressant parce que, dans le cas d'un autre de vos comics, Goldfish, je crois qu'une adaptation avait aussi été envisagée.
BB : Oui, dans les années quatre-vingt dix.
AK : Voilà. J'étais un enfant à ce moment là.
BB : Haha.
AK : Avec Amazon, on a l'impression que quelque chose a changé. Est-ce que Hollywood a enfin compris comment adapter vos histoires ? Pourquoi est-ce que ça a pu prendre aussi longtemps ?
BB : Honnêtement, je ne sais pas pourquoi certaines productions prennent aussi longtemps. Mais je pense que ça fait partie des raisons pour lesquelles beaucoup d'entre nous, même ceux qui ont déjà un pied à Hollywood, continue de faire des comics. Parce que le monde d'Hollywood, même quand tout se passe bien, a tendance à prendre son temps. Dans ce genre de développement, à chaque fois qu'une décision est validée, que ça passe à l'étape suivante, de plus en plus de gens viennent s'accrocher à un projet. Et de plus en plus de choses se rajoutent dans la balance. Jusqu'au moment où ça entre en production, et à ce moment là, des centaines de gens se sont agglutinés, et plusieurs sociétés sont en charge de gérer le dossier. Ca peut devenir difficile d'amener le rocher au sommet de la colline, parce qu'il prend de la masse à chaque nouvelle poussée. Donc oui, ça prend du temps.
Parfois, certains projets se montent très rapidement. Certains sont même très sains. D'autres se cassent la gueule avant de voir le jour, et au final le résultat est bon. Tout le monde se dit "c'est le chaos, c'est n'importe quoi" et ensuite "hey, au final ça passe". Tout peut arriver ! C'est aussi pour ça que certains sont accros à cet environnement, parce que tout peut se passer. Miles peut remporter un Oscar ! Je n'aurais jamais pu imaginer ça quand je lui ai écrit ses premiers dialogues.
Et vous savez, même quand ça ne marche pas, on garde le positif en tête. Ce que j'ai appris, c'est que du moment qu'on reste sincère dans sa démarche d'auteur de comics, si on s'intéresse à ses personnages, aux avantages du format... Je veux dire, on peut se demander pourquoi les gens continuent à acheter des comics indépendants dans le présent. Au moment où tout ce qui a jamais été produit est disponible gratuitement sur internet. Vous pouvez littéralement mettre la main sur tout et dans toutes les disciplines de fiction. Et pourtant, il reste des gens qui se déplacent dans les comic shops à la recherche de la nouveauté. Parce qu'ils veulent cette expérience de nouveauté, ils veulent découvrir quelque chose qu'ils ne connaissent pas encore. Pour moi, c'est l'équivalent de la phrase "de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilité" pour les auteurs de comics : il faut garder ces gens là en tête et penser à ce qu'on va leur proposer. Quelque chose de neuf. Quelque chose qui marque une évolution par rapport à ce genre qu'ils connaissent déjà.
Et à partir de là, si vous restez honnête dans votre démarche, une porte finira par s'ouvrir sans avoir besoin de forcer l'entrée. Pearl est un bon exemple de ça : le titre contient tout une série d'éléments qui n'intéressent pas Hollywood en temps normal. Nous, on n'a pas cherché à faire un comics parfait pour être adapté. On voulait faire une BD à propos de quelque chose (ou plutôt de sept choses) qui nous tenait à cœur. Et donc quand Amazon m'a proposé d'adapter Pearl, je leur ai répondu "vraiment ?". J'étais tellement heureux. Mais je savais qu'on n'avait pas fait de concessions à l'histoire. Aucune de nos décisions n'a été pensée pour plaire à Hollywood. Donc si je devais retenir une leçon de tout ça, ce serait : restez sincères dans votre approche, et ne vous inquiétez pas. J'ai conscience que ça peut paraître impossible de croire que Hollywood va s'intéresser à vous, mais dans tous les cas, il faut d'abord que votre comics s'intéresse à une histoire, aux personnages, au moment dans lequel vous l'écrivez.
Et si vous faites ça... d'autres créateurs vont s'intéresser à votre travail. D'une manière positive. Mais si vous ne faites pas ça, ce ne sera pas le cas. J'ai vu les deux situations se produire.
AK : Mais vous continuez à écrire des comics alors que vous pourriez faire autre chose. Quelles seraient selon vous les forces de ce support ? Souvent, les artistes me parlent d'une créativité plus débridée, du temps de production plus rapide. Quel est votre point de vue ?
BB : D'abord, en ce qui concerne la créativité, j'ai la chance d'avoir beaucoup d'amis qui oeuvrent dans d'autres genres d'industries créatives. Et souvent, je réalise que je n'ai pas du tout à m'imposer les limites auxquelles eux sont confrontés quotidiennement. Par exemple, j'ai des amis dans la pub. Et souvent, ils se trouvent dans limités dans ce qu'ils peuvent faire. Moi, j'ai un degré de liberté invraisemblable, même sur des comics comme Superman ou Spider-Man. C'est même toute l'idée : on me dit de trouver de nouvelles choses à raconter, d'aller plus loin, de rebondir. Ce qui a tendance à apporter beaucoup de "yes and" [ndlr : une technique d'improvisation appliquée à l'écriture, qui vise à inventer une histoire en partant d'une consigne donnée].
Et puis, ce que j'ai compris avec le temps, c'est que la partie créative ne s'arrête pas à notre travail. Pour reprendre la théorie de Scott McCloud dans L'Art Invisible, le lecteur participe aussi : il remplit l'espace blanc entre chaque case pour imaginer ses propres transitions. En gros, il écrit en même temps que vous ce qui manque d'une case vers une autre. Ils ajoutent les voix des personnages, on l'a tous fait en tant que lecteur. Mais en tant qu'auteur, vous réalisez que c'est à vous d'organiser cette expérience, de prévoir le moment où quelqu'un va vous lire et participer à cette expérience. Les gens qui aiment la bande-dessinée s'y intéressent précisément pour ça. Autrement, ils pourraient lancer YouTube et consommer les histoires différemment. Ils pourraient regarder un film. Mais quand ils ouvrent une BD, c'est pour partager ce moment avec les auteurs, avec les artistes, et c'est pour ça que les gens sont parfois contents ou mécontents de ce qu'on leur propose : parce qu'ils embarquent pour un voyage, et qu'ils font littéralement partie de l'équipage. Ils ne sont pas dans une expérience passive de consommation. Ils sont investis, économiquement, émotionnellement, dans cette histoire.
Alors pardon, je sais que je sonne comme un prof de fac hippie, mais j'ai vécu ça des milliers de fois : des gens qui achètent des comics précisément pour l'expérience comics. Et les auteurs qui savent comprendre ça sont ceux qui s'en sortent le mieux. Et puis ensuite tout ça évolue vers d'autres médiums, l'expérience peut se traduire ailleurs.
AK : Et quand vous montez un nouveau projet, comme Masterpiece ou Phenomena, quel est votre point de départ sur le plan créatif ? Est-ce que vous commencez par réfléchir au monde dans lequel l'histoire va se situer ? Aux personnages ? Aux thématiques ?
BB : Un peu tout ça à la fois.
AK : Réponse trop facile !
BB : Je sais ! Mais attendez, vous allez voir, j'ai mieux. Il faut que je synthétise tout ça parce que c'est quelque chose auquel je pense souvent... Tenez, si on prend les films. Parfois, on va au cinéma et on découvre un monde exceptionnel, un "world building" incroyable. Le film est beau, le film est bien fait, le film t'attire dans cet univers... et tout le monde s'en fout. On voit tout ce travail de titan, mais ça n'émeut pas les gens, ils n'ont pas envie de se déplacer en salle pour cette expérience en particulier. J'ai eu beaucoup de conversations sur le sujet, et je pense que ça tient justement à cet équilibre entre l'univers et les personnages.
Pour moi, ça fonctionne comme ça : essayez de décoder ce qui se passe quand quelqu'un vous dit "Hey ! Grosse teuf' samedi soir, faut que tu viennes, ça va être incroyable !". Qu'est-ce qui se passe à ce moment là ? Quelle est la première chose que vous répondez quand on vous dit ça ? Vous répondez : "Ok. Qui est-ce qui va être là ?". Vous voyez ?
Maintenant, si vous appliquez ça à l'écriture de fiction. Moi, si je dis "j'ai écrit un comics de science-fiction dans lequel les corporations possèdent les grandes villes américaines". Vous me répondez : "Ah, d'accord. Mais qui est le personnage principal ?". Voilà. Vous pouvez créer un monde merveilleux, mais il faut ensuite le peupler pour que les gens sachent qui ils vont suivre une fois à l'intérieur. Parfois, on regarde même les séries télévisées pour les personnages, on se fout bien de savoir ce qui se passe dedans à part ça.
Donc c'est comme ça que j'aurais envie de le résumer. J'aime créer des environnements uniques, mais aussi concevoir des personnages, des relations humaines... engageantes. Et parfois, c'est difficile. Pour Joy Operations, on a développe ce principe qui veut que l'un des personnage "habite" dans le corps d'un autre. Et on ne vous donne pas la clé de cette intrigue jusqu'au milieu du premier numéro. C'est un défi, parce que l'invitation surprend, mais pour les gens qui vont pénétrer dans l'histoire, ça a la forme d'un puzzle qu'on se plaît à se résoudre, comme une récompense. De la même façon, Phenomena a peut-être un univers plus compliqué, mais au final ça reste une bande d'amis qui partent à l'aventure. Et on passe du temps avec eux. On fait l'expérience de ce qu'ils vivent. Voilà ma réponse. Ma très longue réponse, mais c'est aussi parce que je réfléchis à ça tout le temps, tous les jours. Désolé.
AK : Ce n'était pas la réponse la plus longue de cette interview (rires). Si on peut se concentrer sur Phenomena, je voulais savoir si vous aviez conçu une bible pour le développement de cet univers.
BB : La collaboration avec Andre a été assez spéciale. Assez unique. Et je peux vous en parler parce que justement, cette semaine, je suis en train de faire des allers-retours entre lui et notre lettreur pour le troisième livre de la série. On échange pour voir quels seraient les meilleurs choix de lettrage avant de faire partir ça en lettrage et de finaliser l'album. Donc je me suis engagé dans une relation de plusieurs années avec lui, et si aujourd'hui on peut se taper dans le dos et se dire qu'on a réussi... et je vous dis tout ça que vous compreniez bien où j'en suis par rapport à ce projet, au moment où le troisième album est presque prêt... au départ, quand on a commencé, on a appliqué exactement le programme que je conseille à mes étudiants.
C'est à dire : quand vous cherchez un dessinateur, cherchez quelqu'un que vous avez découvert, que vous adorez. Moi, je connaissais Andre parce qu'il avait déjà travaillé avec mon ami Sam Humphries, et qu'il avait la réputation d'être quelqu'un de génial. Quand je suis arrivé chez DC Comics, je l'ai donc invité à venir faire des petites choses sur la Legion ou sur Young Justice. Ses dessins me parlaient, vraiment. J'étais comme attiré vers ses planches.
Alors il a fait quelques pages pour nous, et je me suis tout de suite dit "ok, non, il faut absolument que je travaille avec ce gars". On était immédiatement devenu une équipe. Avec ou sans son accord, on devait finir par travailler ensemble. Quand je l'ai approché, je lui ai dit que je pensais constamment à ses dessins, et que s'il était d'humeur, on pourrait développer une histoire ensemble. Je lui ai demandé ce qu'il voulait dessiner et il m'a envoyé plusieurs de ses propositions qui n'avaient pas été retenues. Généralement, quand je travaille avec quelqu'un, je vais toujours commencer par lui demander ce qu'il a envie de faire. Quelles sont les idées qui les obsèdent, qu'ils ont à coeur de mettre en marche. Parce que c'est souvent là que se niche la vraie qualité. Ca se vérifie en général.
Alors, il m'a transmis plusieurs dessins, sept ou huit... et le fait de les voir mises ensemble, je lui ai expliqué que, selon moi, ce n'étaient pas plusieurs idées mais une même idée commune. Qu'il avait créé un monde tout entier sans le faire exprès. J'ai emporté tous ses dessins, et je suis revenu vers lui avec des personnages. Des personnages inspirés de mes enfants, de ses enfants, et d'autres qui nous ressemblaient. L'histoire a surtout évolué autour du coup de crayon d'Andre, de ce que ça m'évoquait, du fonctionnement de cet univers. Et aussi, on était dans une séquence temporelle où beaucoup de gens développaient des comics dans des environnements post-apocalyptiques. Certaines étaient même très bien, mais de notre côté, ce qui nous intéressait était plutôt de partir d'une variation, d'une évolution de ce principe.
A savoir : et si quelque chose de grave devait se produire... mais pas forcément quelque chose de catastrophique. Un événement qui aurait des conséquences positives sur certaines personnes, négatives sur d'autres. Le monde ne serait pas détruit, juste... différent. Comme par exemple : et si l'argent n'existait plus ? Comment est-ce que la société fonctionnerait ? On s'est dit que les histoires pourraient devenir une sorte de monnaie d'échange. Cette idée nous a ouvert une porte vers d'autres choses. La narration, l'importance des histoires, la question de savoir si le capitalisme (bon, moi j'adore, j'aime l'argent etc) était vraiment la réponse à nos problèmes. Et qu'est-ce qui se passerait si on devait ôter cet élément des sociétés humaines. Tout ça a fini par prendre forme et par devenir Phenomena. Toute cette expérience a été magique, unique. Trois tomes plus tard, je suis tellement fier de ce que Andre a réussi à accomplir, et d'avoir pu l'accompagner à travers ce voyage. Le tome deux sortira le mois prochain aux Etats-Unis, et il est magnifique, vraiment magnifique.
AK : Il faudra attendre un peu plus longtemps de notre côté. Le format est aussi un peu plus petit en France. Aux Etats-Unis, c'est le même standard non ? Vous n'avez pas cherché à tendre la main au public des mangas ?
BB : Non, on a surtout voulu tendre la main à toutes celles et ceux qui voudraient lire ce comics. Et surtout, je n'aurais pas eu envie de l'habiller comme un manga alors que ça n'en est pas un. Des fois, on voit certains livres produits sous cet angle, comme si l'objectif était de supplier les fans de manga de les acheter. En particulier dans le domaine du roman graphique, où certaines choses sont conçues pour ressembler à ce qu'elles ne sont pas. La réflexion avec Phenomena envisage surtout une possibilité qui voudrait que le lectorat de ce rayon peut s'intéresser à des choses plus des perses, des choses.... des choses perses. Le style d'Andre rentre dans cette catégorie des choses perses. Et on devrait célébrer ça plutôt que de le dissimuler.
Quant à savoir pourquoi c'est en noir et blanc... J'aime voir ses dessins mis en couleurs, et d'ailleurs son partenaire Chris se charge des couleurs sur nos couvertures. Mais quand je vois ses dessins en noir et blanc, je ressens une certaine émotion, je les trouve plus puissants comme ça. Vous savez, moi quand je signais mes comics policiers dans les années quatre-vingt dix, je travaillais en noir et blanc. Et on me disait "ah tu vas les terminer avant de les mettre en couleurs ?" et je répondais que non, c'était toute l'idée de les faire en noir et blanc. Pendant longtemps, l'industrie a eu ce réflexe de ranger le noir et blanc dans cette catégorie du "pas fini" ou de "l'invendable" alors que ça a un sens. Et puis, quand Bone et Walking Dead sont sortis, tout le monde a bien compris l'intérêt de ce choix esthétique. Alors si moi je trouve ça plus émouvant en noir et blanc, c'est le choix que j'ai envie de suivre. Il faut célébrer ces dessins.
On a même eu plusieurs propositions d'éditeurs intéressés par le projet qui voulaient qu'on sorte les tomes en couleurs. Mais Abrams a compris l'intérêt du noir et blanc, ils ont estimé que c'était un parti pris net et tranché. Dans cette industrie, beaucoup de gens se copient les uns les autres. Or, quand vous avez entre les mains quelque chose d'aussi unique et d'aussi rare que les dessins d'Andre, vous devez en profiter, et pas chercher à faire comme tout le monde.
AK : Souvent, on voit dans les pages toute une série de détails, des créatures gigantesques, des éléments fantastiques au second plan. Est-ce que vous donnez des indications précises à Andre pour ce genre de choses, ou est-ce que vous le laissez improviser du moment que l'action des personnages est bien claire sur la case ?
BB : Non, on avait mis en place un bon processus créatif. Parce que, quand on s'est lancé, on ne savait pas si on allait sortir la série au format roman graphique. On avait envisagé une production plus classique en mensuel, donc il fallait qu'il ait toujours vingt-cinq à trente pages d'avance sur le scénario suivant. Alors il nous fallait un programme, un plan. On a utilisé une carte, et tous les croquis d'Andre arrivaient au fur et à mesure. Et avec ces éléments, on savait vers quel point on allait s'orienter. Comme une construction. Il apportait un élément, on le positionnait sur la carte et on se disait "on va vers cet endroit". Je lui demandais aussi de m'envoyer des personnages, et je choisissais lesquels m'intéressait. Toujours sur cette logique de "yes and" : ce héros là m'intéresse, on va le mettre à tel endroit, etc.
C'était un bon équilibre entre le fait d'avoir un horizon bien défini, et le fait d'avoir toujours de nouveaux éléments à placer pour chaque étape du voyage des protagonistes. A chaque fois qu'ils tournent la tête, ils découvrent un objet ou un décor qu'on n'avait jamais vu dans la série jusqu'ici. C'était la partie la plus amusante du processus. Si la caméra se braque sur les ossements d'un monstre énorme, il faut lui accrocher une petite histoire, expliquer l'origine, comment ça se connecte à l'univers plus général. Parfois, c'est moi qui lui indique ces éléments précisément dans le script, et parfois, c'est lui qui trouve une idée. Et si un vaisseau spatial s'était écrasé là, et il transforme ce concept en quelque chose de plus épique encore. Ensuite, je rebondis, et on se "yes and" jusqu'à ce que l'idée soit bien cerclée.
Et ça demande du travail. Pour chaque tome, j'ai calculé qu'on avait au moins mille pages de notes. Pour cent-quarante pages d'histoire. C'est à peu près cette densité. Et l'objectif est aussi de minimiser le recours aux dialogues, comme ça je n'ai pas besoin d'avoir une bulle qui pourrait dissimuler un élément à l'image.
AK : Vous aussi dû inventer tout un nouveau langage, qui peut surprendre quand on rentre dans la série. Est-ce que ça a été difficile ?
BB : J'aime la linguistique, j'aime les langues qui évoluent. Souvent, je me dis "regarde le nombre de mots qui n'existent plus aujourd'hui". Et je ne parle pas de gros mots, mais si vous pensez au mot "fax". C'était un truc qu'on entendait cinquante fois par jour à une certaine époque, et ça a complètement disparu. Je trouve ça fascinant. La musicalité du langage et la façon dont il évolue au fil du temps. Pour Phenomena, ce qui s'est passé, c'est que le monde a changé. Et on prend l'intrigue sept ans après l'apparition d'un nouveau paradigme. Et aussi : puisque les histoires servent de monnaie d'échange, la façon dont les gens s'expriment a un rôle. Vous remarquerez la façon dont ils communiquent quand il faut raconter une histoire. Leur rapport au langage n'est pas le même dans ces moments là. C'est sur ce genre de choses que l'on s'est concentré.
Et aussi, un des trucs que je préfère écrire, ce sont les couples de personnages avec un bavard, et un qui n'en peut plus. Comme dans Fargo ou Abbott & Costello. J'adore ces moments où l'un des deux personnages est un moulin à paroles, et où l'autre ne supporte plus de l'entendre déblatérer.
AK : Très bien. Et ce sera ma dernière question : vous avez probablement entendu parler de l'intelligence artificielle, et ce qu'elle comprend comme risques ou évolutions pour les métiers de la bande-dessinée. Est-ce que vous avez un avis, disons, très général, sur l'apparition de cette technologie ?
BB : Je ne m'en sers pas pour l'instant, et je n'ai pas l'intention de m'en servir un jour. Parce que, dans l'immédiat, l'intelligence artificielle est une machine à voler. C'est un aspirateur de contenu qui pille dans les visions, les passions et le travail acharné des artistes. A long terme, on pourrait émettre une prophétie de science-fiction qui voudrait que l'IA devienne un outil dont on se sert comme Photoshop ou ClipArt, et qui servirait aux artistes dans leur travail sur un plan créatif. Mais ce n'est pas ce qui est en train d'arriver. Pour le moment, je trouve ça odieux. A chaque fois que je vois quelqu'un publier un dessin réalisé sous IA de Batman, qui ressemble comme deux gouttes d'eau au Batman de Brian Bolland, je trouve ça écoeurant.
Et aussi, pour les gens comme moi, pour mes amis qui travaillent dans cette industrie où on invente des histoires... on sait que c'est la conception elle-même qui est amusante. Le fait de créer. Ce n'est pas intéressant de se précipiter sur le produit fini. Ce qui compte, c'est de faire quelque chose. Et les gens ont envie de lire des histoires qui ont été vraiment produites par des êtres humains. J'ai partagé une vidéo sur Instagram aujourd'hui, du producteur musical Rick Rubin. Il explique que les ordinateurs sont capables de faire de la musique parfaite... mais qui n'a aucun intérêt du point de vue de l'oreille humaine. Parce que les gens veulent écouter... l'humanité qui se dégage de la musique. Les "erreurs". Et c'est ce qui se passe dans la vie quotidienne : on peut se foirer. Ca fait partie de l'excitation d'être en vie.
Alors oui, je suis favorable à l'évolution de notre espèce, ou à l'évolution des métiers artistiques par l'apparition de nouveaux outils, mais ils doivent être livrés avec nos droits fondamentaux en tant qu'êtres humains. Et on n'en est pas là actuellement. Voilà ma réponse.
Mais aussi, j'ai un certain âge. Je me souviens quand Photoshop est arrivé : tout le monde a eu peur, tout le monde s'est dit "c'est la fin pour les illustrateurs !". Et en fait non, ce n'est pas ce qui s'est passé. Les gens ont encore eu besoin de nous. D'artistes qui ont encore des choses à dire. Même s'ils ne savent pas pourquoi ils ont besoin de le dire.
AK : Mais la différence est tout de même assez sensible. Sur Photoshop, vous ne créez pas un dessin en un clic, et vous ne volez pas le travail des autres.
BB : Je parle surtout du sentiment assez similaire qui s'est propagé à l'époque. Je sais très bien que les deux technologies sont différentes. Et je suis assez curieux de voir ce qui va se passer d'ici les prochaines années, ça risque d'être intéressant.
AK : Mais vous n'avez pas peur pour votre métier ? Que moi par exemple, j'entre une commande dans ChatGPT pour demander "écris moi un comics dans le style de Brian Bendis" ? Parce que tout de même, la situation évolue à grande vitesse.
BB : Oui, c'est vrai. On verra bien ce qui se passe. C'est le far west comme on dit. Mais on vient d'en discuter : écrire, c'est aussi participer à un voyage. Et d'une part je ne pense pas que les machines seront en mesure de reproduire ça, et surtout, de mon côté je dois poursuivre ce voyage. Le résultat se traduit dans mes comics, ceux que je produis et que je partage avec tout le monde. C'est la meilleure partie de l'expérience. Et même si un ordinateur arrive à reproduire parfaitement mon style... moi j'aurais toujours envie de profiter de cette expérience. C'est là où je me situe actuellement.
Ou alors, je pourrais aller faire une sieste ou jouer aux jeu vidéo.
AK : Très bien. Est-ce que vous pouvez nous donner un petit aperçu de vos futurs projets ? Masterpiece, Phenomena, votre contrat chez Amazon, qu'est-ce qui attend Brian Bendis d'ici les prochaines années ?
BB : D'ici les prochaines années vont se concentrer sur les créations originales. Créer de nouveaux environnements, revenir à des environnements qui ont été créés récemment. Pour les gens qui écouteraient cette interview en espérant entendre parler de mon travail chez Marvel, j'aurais envie de vous dire que j'applique la même passion à mes créations en indépendant. N'hésitez pas à venir jeter un oeil, et je pense notamment à Masterpiece, qui a l'air de bien plaire aux gens qui ont aimé notre passage sur Daredevil avec Alex Maleev. Il y a aussi The Ones avec Jacob Edgar, qui parle d'une équipe exclusivement composée de gens qui on été les héros de différentes prophéties avant de s'organiser en collectif. Un projet que j'ai adoré et qui se poursuit chez Dark Horse.
Et puis, Phenomena. Rappelez-moi le nom de l'éditeur en France ?
AK : Urban Comics.
BB : Nous avons eu cette chance de voir le projet s'exporter à l'international via différents partenaires. C'est un superbe comics qui évoque la question : qu'est-ce qui se passe ensuite ? Nous avons aussi un nouveau projet avec mon bon ami Michael Avon Oeming un peu plus tard. Autrement, je suis très heureux de développer Joy Operations, un nouveau monde de science-fiction illustré par Stephen Byrne et qui est aussi très beau. Donc voilà, beaucoup de creator owned, et dans le même temps, mon boulot est aussi de faire en sorte que Jinx, Pearl et Murder Inc. se développement au format série télévisée chez Amazon. On croise les doigts. Ah, et puis le Spider-Verse continue, avec le court-métrage Spider Within sorti récemment. Miles continue sa vie, et merci à toutes celles et ceux qui continuent de nous suivre et de commenter via les réseaux sociaux. C'est génial, tous ces cosplays, ça continue d'apparaître constamment.
Ah, et visitez le site jinxworld.com. C'est à cet endroit que se trouve la nouvelle newsletter, vous pouvez vous abonner, il y a des comics gratuits, des cours de création de comics. Si vous êtes débutants, il y a plusieurs dizaines d'heures de leçons avec mes amis et moi, n'hésitez pas à gonfler les rangs de la communauté. Sans le chaos des réseaux sociaux, avec un email, plus facile.
AK : Merci Brian Bendis !
BB : Merci pour ces excellentes questions, j'espère ne pas avoir été trop bordélique !
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AK : C'est un plaisir d'avoir cette conversation avec vous Brian Michael Bendis, il y a énormément de choses dont j'aimerais discuter avec vous. Vous avez fait l'actualité récemment à l'aune de vos différentes signatures (chez Dark Horse, chez Amazon). Pour celles et ceux qui ne vous connaîtraient pas, comment auriez vous envie de présenter le Brian Bendis de 2024 ?
BB : Ca m'arrive souvent, ce genre de situations. Les gens me demandent "qui êtes vous ?" et je réponds "je suis auteur", "auteur de quoi ?", je réponds "auteur de comics". Et là, l'échange s'arrête, parce que les gens réfléchissent pour savoir s'ils ont vraiment envie d'en savoir plus ou pas. C'est ma partie préférée de chaque conversation. Parfois, ils insistent : "quel genre de comics ?" et je dis que j'ai aidé à créer le personnage de Miles Morales. Ce qui a pour effet de ... parce que c'est le truc de ma bibliographie que la plupart des gens connaissent. Donc ça ouvre le truc... et en général, quelqu'un qui va être assis à côté de moi va rajouter "ET JESSICA JONES, ET BLABLABLA", c'est comme ça que ça se passe en général. Et chaque fois je suis flatté et c'est bien agréable, parce que le MCU nous permet à nous, à mes amis et à moi, à Matt, à Kelly, de faire partie de cette première génération pour qui les choses que l'on a inventé font désormais partie de la culture globale.
Stan Lee a été le premier à assister à ça, mais c'était dans les années soixante, soixante-dix. Et quand on se penche sur l'histoire des comics... Jack Kirby aurait sûrement adoré être dans les parages pour assister à ça lui aussi. Il parlait déjà de voir ses personnages au cinéma. Et quand on pense à la fin d'Avengers : Endgame, où le public se met à applaudir, pour ce truc qui aura duré pendant des années. Ca aurait été cool de l'avoir avec nous pour ça. Nous, on peut faire cette expérience alors qu'on a encore un pied dans l'industrie. C'est une période formidable, et j'ai la possibilité de partager ça avec des amis qui vivent cette même expérience.
J'ai honnêtement du mal à y croire, parce que toutes ces choses qui se sont passées chez Marvel, qui continuent de se passer chez Marvel ou chez DC, ça faisait partie de ces rêves d'enfant que j'avais quant j'étais petit. Et ça embarque des choses que même moi je n'aurais pas pu imaginer, que je n'aurais pas cru possible. On a dépassé mes propres fantasmes, de loin. Et puis il y a eu Miles. Ce genre de choses m'a ouvert des portes pour réaliser... disons, mes rêves d'adultes. Les choses dont je rêvais quand j'étais enfant ont fini par se produire, et dans la foulée, j'ai pu réfléchir et concrétiser mes rêves en tant qu'adulte, pour les réaliser.
Ma situation chez Dark Horse, qui n'est pas différente de ma situation chez Amazon, rentre dans cette catégorie. A savoir que mon rêve, maintenant, c'est de faire comme Mike Mignola : créer mes propres personnages, les accompagner, et être connu, un jour peut-être, pour ces créations là. Ce qui serait déjà un honneur en soi. C'est ça mon objectif aujourd'hui. Et je pense à Mignola parce qu'il incarne bien les gens qui ont réussi à faire ça, ces gens que j'admire, et qui définissent l'objectif à atteindre en suivant leurs traces.
AK : Vous parlez de Miles Morales et de Jessica Jones, des personnages qui ont largement dépassé le stade de simples héros de BDs aujourd'hui. Est-ce que vous pensiez déjà, au moment de les concevoir, que ces créations auraient droit à une existence au cinéma ou à la télévision ?
BB : Non, et c'est invraisemblable. Et par rapport à ça, je voulais dire que ma réponse à cette première question sonne peut-être comme quelque chose de prétentieux, mais ce n'est pas du tout le cas. Je pense que j'avais plus d'ego quand j'étais jeune. Aujourd'hui, ces choses incroyables me sont arrivées, et on m'interroge souvent dessus. Alors je dois répondre honnêtement, mais je ne veux pas que ça passe pour de la frime. Pour moi, c'est quelque chose que l'on doit au lectorat. C'est avec les lecteurs qu'on a construit ces succès. Et c'est pour ça que les gens continuent de lire des comics aujourd'hui, pour partager une expérience de l'autre côté de la page. Et ils veulent faire partie de cet ensemble. Au sein d'un fandom.
C'est une expérience formidable de faire partie de tout ça, du côté de la création, de la conception. Et c'est plutôt de ce genre de choses que j'ai envie de parler, plutôt que de répéter "J'AI FAIT ÇA ET J'AI FAIT ÇA AUSSI". Donc voilà, il fallait que je le précise. Mais, ceci étant dit... je pense que je vais passer le restant de mes jours à essayer de comprendre pourquoi Miles Morales.... a réussi à canaliser le meilleur travail de toutes celles et ceux qui sont passé(e)s dessus, sur n'importe quel support artistique. Ça ne s'arrête pas au film - qui a déjà pour lui certains des meilleurs artistes et des meilleurs animateurs de l'industrie moderne. Mais si vous pensez au jeu vidéo, qui est presque un médium encore plus gros, qui couvre un public encore plus large. C'est une situation que je ne m'explique pas.
Parce que ça ne se résume pas à : le personnage a droit à des adaptations. Chaque adaptation est faite avec un tel amour, et chacun des artistes ajoute une nouvelle épaisseur, un nouvel investissement dans le projet. Comme si le projet lui-même était une occasion pour eux de se passer la même idée et de l'élever jusqu'au plus haut niveau possible, sans jamais l'abimer ou la gâcher. C'est dingue. Et c'est ça que j'ai encore du mal à réaliser. Même en mettant de côté les autres éléments, moi, en tant qu'artiste, qui essaye de marcher dans les pas de mes héros personnels, j'ai beau savoir que c'est comme ça que fonctionne une collaboration, comme ça qu'on met au monde une nouvelle idée... et au moment de se lancer, vous assistez à ce résultat ? En direct ? C'est juste incroyable.
Et ça en arrive à des points... Vous savez, hier soir avant de me coucher, je suis littéralement tombé sur un incroyable gâteau Miles Morales. Il existe même un hashtag #MilesBirthdayCake. Et j'étais de mauvaise humeur, mais en cliquant là-dessus, j'ai vu tout un tas de gens qui faisaient leurs fêtes d'anniversaires avec ce genre de gâteaux à travers le monde. C'était magnifique. Je n'aurais jamais, jamais imaginé, quand j'ai inventé le personnage, qu'on en arriverait à ça. C'est un sentiment merveilleux et ça continue de m'étonner. Donc la réponse est non, je n'avais pas anticipé ce succès.
AK : Est-ce que ça a été difficile de quitter Marvel et d'abandonner l'écriture de ces personnages ? De voir vos "enfants" fictifs être repris par d'autres scénaristes ?
BB : Non, ça n'a pas été difficile. Dans le cas de Jessica Jones, j'avais repris l'écriture du personnage juste avant de partir, et j'avais pu obtenir qu'elle serait reprise par Kelly Thompson, une scénariste que j'aime énormément. Donc dans cette situation, j'étais plus intéressée par l'envie de voir ce qu'elle allait en faire, j'avais hâte de lire ça. Et pour tous les autres, pour Riri Williams, c'était pareil : mes personnages ont été confiés à d'autres équipes (je ne veux pas oublier qui que ce soit) et tous ont été bien traités après mon départ. Avec beaucoup d'attention. C'est le genre de cas de figure où il faut faire confiance, et quand on revient quelques mois plus tard, on s'aperçoit que tout le monde va bien. Que les équipes en question se sont prises de passion pour eux.
Et surtout : ça te donne l'occasion de voir à travers le prisme d'autres scénaristes le caractère unique de tes personnages. Comment eux ont décidé de les voir, les choses qu'ils voulaient développer, les choses dont ils voulaient se séparer. C'est quelque chose qui m'intéresse vraiment. Et je dis ça sans jugement. Moi même j'ai souvent été amené à reprendre certains personnages après leurs créateurs, sur pas mal de séries. Donc je sais comment on se sent dans ces cas là.
Et aussi, je suis vraiment reconnaissant parce que j'ai créé tellement de choses que... sans avoir la pression de travailler dessus, j'ai pu commencer à les apprécier. Vous voyez ce que je veux dire ? Et puis, avec les choses que j'avais encore à accomplir, les projets qui m'attendaient après mon départ de Marvel, représentaient un tel nouveau challenge. J'ai regardé vers l'avant plutôt de regarder vers l'arrière. Et s'il m'arrivait d'avoir cette nostalgie, de me dire "mes bébés me manquent", souvent, j'avais Phil Lord qui m'appelait au téléphone pour me demander des conseils ou des notes sur Spider-Verse. Donc cette connexion existait encore, dans le cas où j'aurais ressenti le besoin nerveux de parler de Miles Morales à quelqu'un, puisque le film était en cours de production à ce moment là.
Mais surtout, je pense que j'ai eu la chance de rester présent à travers mon travail. Tout en continuant à avancer. Je crois que c'est la meilleure chose à faire en tant que créateur. Et puis, les gens ont continuité à acheter les titres que j'avais produit sur ces personnages (et en ce qui me concerne, c'est plutôt une bonne nouvelle).
Et sur un plan plus personnel... vous savez, j'ai une fille qui est devenue adulte. Dans la vraie vie, je veux dire. Ma fille la plus âgée est adulte maintenant. Alors toute cette expérience de regarder son enfant quitter la maison, de se dire "bon, t'as donné tout ce que tu pouvais donner, elle va s'en sortir sans toi maintenant", c'est un peu comme ça que je me sens vis-à-vis de mes personnages chez Marvel. Je suis fier d'eux, je les aime, et s'ils ont besoin de moi je serais toujours là pour eux, mais... maintenant, c'est leur tour de grandir. C'est assez proche du rôle d'un parent, est-ce que vous voyez ce que je veux dire ? Ou est-ce que ça n'a aucun sens ?
AK : Non non, je vois très bien. Surtout qu'on sait le rôle que vos filles ont pu avoir dans la création de Miles Morales, donc c'est intéressant de voir que les deux courbes ont fini par se croiser : vous les avez vu devenir des adultes dans les deux cas.
BM : Et ça a été bien de pouvoir partager Miles avec elles. Vous savez, maintenant, leurs amis connaissent Miles. Et elles ont l'occasion de célébrer ça elles-aussi. Ce que je trouve formidable.
AK : Est-ce que vous seriez d'accord pour dire qu'il existe un "style à la Bendis" chez Marvel ? Cette aptitude pour le dialogue, pour la décompression... on a souvent le sentiment que ça a inspiré d'autres scénaristes. Vous avez le sentiment d'avoir laissé une trace lors de votre passage au sein de la Maison des Idées ?
BB : Ce n'est pas à moi de le dire. Je ne sais pas trop comment répondre à cette question. De mon côté, j'ai fait du mieux que j'ai pu, à chaque numéro. Je suis fier de savoir que tout le monde, du côté des éditeurs ou des créatifs, a été satisfait de mon travail. Dans le sens où j'ai déjà vu des collaborations qui finissent mal, qui se terminent comme un porce. Moi de mon côté, les relations importantes ont perduré à travers le temps, et peu importe où les uns et les autres se trouvent actuellement. C'est ça qui est important en ce qui me concerne. Du moment que tout le monde a eu le sentiment d'être respecté, d'avoir passé un bon moment...
Donc oui, ça a été un énorme privilège d'avoir produit ces livres. Et même, le simple fait d'avoir été publié est un privilège, pour le moindre créateur de comics. Et puis, à la façon dont Marvel procède aujourd'hui, je crois que mon travail apparaît dans... au moins dix albums prévus pour cette année. C'est aussi quelque chose qui a évolué : moi quand je suis arrivé, il y avait "les vieux comics" et "les nouveaux comics". Or, aujourd'hui, il n'y a plus que "les comics", les gens lisent tout et rien sans se préoccuper des continuités, des périodes, certains découvrent Le Gant de l'Infini au même titre que d'autres font lire les comics X-Men qui se font aujourd'hui. J'ai l'impression que quand le public moderne découvre mon travail sur Daredevil, ce n'est pas par nostalgie, ils l'appréhendent comme une lecture contemporaine. Alors que ces numéros sont vieux de plus de vingt ans. C'est quelque chose de précieux. Et je peux me servir de ça pour alimenter les prochains travaux, parce que je n'ai plus besoin d'être "connu" pour quelque chose de récent, mes anciens titres sont encore d'actualité dans le présent. C'est un peu comme ça que je le ressens aujourd'hui.
AK : Est-ce que vous lisez encore des comics de super-héros ?
BB : Oui, bien sûr ! Je n'en ai pas marre du tout, il se trouve simplement que je suis attiré par autre chose en ce moment. Et puis, je suis un enfant du cinéma de genre, j'adore développer des histoires dans cette variété de répertoires. Pour avoir occupé tellement de fonctions au sein de l'industrie, pendant aussi longtemps, à la fois chez Marvel et DC... tout en appréciant sincèrement de continuer le travail, d'écrire Superman, d'écrire la Légion, d'écrire Spider-Man, d'écrire les Avengers... je suis sorti grandi de toutes ces expériences comme un créateur nouveau. J'ai beaucoup appris. Et de partager tout ça avec le lectorat. C'est amusant, parce que comme je sais comment on se sent en traversant tout ça, d'assister à cette transformation chez d'autres créateurs, ceux que j'aime bien.
Je suis un grand fan de Jason Aaron, et j'ai hâte de voir son Superman [sur Action Comics, ndlr] ! Parce que, en dehors du fait que j'aime son travail, je suis surtout impatient de le voir vivre cette même expérience. Je sais que ça lui apportera beaucoup spirituellement, sans vouloir passer pour un hippie. Ecrire Superman apporte une sorte de bien être, et quand je vois d'autres gens passer dessus j'ai envie de leur dire "ah toi aussi tu as eu cette chance ?" et c'est génial.
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