Disclaimer : critique avec spoilers !
A mesure que la fin de l'année se rapproche, c'est la coutume : on regarde en arrière pour constater de ce qui a été proposé au grand public sur le plan culture lors de ces douze derniers mois. Et à bien des égards, 2024 passe pour une séquence un peu anormale. Année de transition, année de chantier, année de remise en question pour le marché des super-héros, avec quelques anomalies (Suicide Squad : Isekai), quelques bonnes surprises (X-Men '97) et quelques ronflements industriels pour confirmer une certaine lassitude dans les rangs du public moderne (Madame Web). En définitive, on aura surtout parlé animation cette année, et on aura attendu, en discutant des prochaines tactiques commerciales des deux grands univers dominants : la production du film Superman, de la série Lanterns, de Supergirl : Woman of Tomorrow... mais aussi du "DoomStark", de Fantastic Four : First Steps, de Secret Wars, futures pièces maîtresses pour la conquête du grand public et la remise sur pied de la proposition comics au cinéma.
Mais dans l'intervalle, à l'image des comics, il reste encore quelques marques qui ont été épargnées par cet esprit d'époque. Tenez, prenez Daredevil. Qui aurait pu parier sur l'idée de voir Kevin Feige valider une poursuite directe (sans pour autant l'assumer officiellement) des séries Netflix d'autrefois ? Avec un vrai scénariste aux commandes du projet, pour une classification adulte, avec déjà deux saisons de prévues ? Ce n'est pas un hasard, puisque le personnage a déjà longtemps échappé aux règles en vigueur dans les univers de super-héros. Passé entre les meilleures mains de l'industrie, rangé dans le label Marvel Knights au bon moment, seul personnage à avoir bien réussi ses trois saisons lors des années Netflix, Daredevil profite d'un statut un peu particulier, susceptible de s'appliquer aussi dans la sphère des adaptations. Grosso modo, à quelques contre-exemples près, Hollywood comprend qu'avec lui... il faut faire gaffe. Et DC Comics compte dans ses rangs un exemple plus probant encore pour définir ces propriétés particulièrement protégées : le bon élève, le fils parfait, le joyau de la couronne, Batman. Qui comprend à lui tout seul tout un univers au sein d'un univers.
Ce n'est pas un secret : dès la fusion entre les groupes Warner Bros. et Discovery Inc., le président du nouveau conglomérat né de cette alliance, David Zaslav, avait cité l'exemple du film The Batman comme le modèle à suivre. A savoir, un succès critique et commercial, salué par une partie de la presse, susceptible de correspondre aux attentes d'un public cinéphile, et suffisamment ouvert pour permettre aux familles de payer leur ticket d'entrée. La franchise profite d'un statut autonome en interne, et même James Gunn a reçu pour consigne stricte de ne pas gêner ou déranger Matt Reeves et le studio 6th & Idaho - ce qu'il n'avait de toute façon pas l'intention de faire au vu de ses louanges souvent exprimé publiquement. Or, justement, ce qui était au départ prévu pour être une trilogie est vite devenu une sorte d'univers partagé au sens large. Le succès de The Batman avait inspiré l'envie de multiplier les spin-offs pour alimenter la plateforme HBO Max (Max depuis), de la même façon que The Suicide Squad avait accouché de Peacemaker. Plusieurs projets ont été étudiés : une série sur la police de Gotham City, une série sur l'Asile d'Arkham... et s'il est encore trop tôt pour savoir ce qui se présage pour les prochaines années, la primeur a été donnée au Pingouin de Colin Farrell, pour une première série dérivée qui sert de pont narratif entre The Batman et The Batman 2. L'idée étant d'alterner les points de vue à Gotham City : un premier film passé en compagnie de Bruce Wayne et Selina Kyle... qui passe le relais au nouveau parrain du crime, Oz Cobb, avant de revenir se greffer à la chauve-souris pour la suite de la saga.
Seulement voilà : HBO Max n'est pas HBO, et si la série revendique bien cette double paternité, on pouvait se poser la question du résultat une fois sorti d'usine. Se pose donc la question, est-ce que The Penguin serait enfin la grande série Gotham que les détracteurs de Gotham (ou Gotham Knights ou Pennyworth, notez) attendaient depuis longtemps ? Est-ce que, enfin, le statut d'exception associé à la chauve-souris a été appliqué au petit monde des feuilletons télévisés ? Comme dirait l'ami Steve Rogers... on va voir.
Le Bandit Manchot
La série The Penguin s'ouvre sur un statu quo surprenant. Une partie des événements décrits dans le film The Batman sont bien mentionnés, mais le scénario opère une sorte de tri dans ce qui va être utile sur l'horizon immédiat : Carmine Falcone est mort, Bella Real a été élue à la Mairie de Gotham City, Sal Maroni est toujours en prison... mais le grand effondrement administratif qui aurait naturellement dû se produire au moment où toute la ville avait découvert que la mafia avait une main dans la politique, police, la justice et les plans de rénovation des quartiers pauvres, tout ceci n'est presque pas évoqué. De la même façon, Batman, le Riddler ou les inondations qui se sont abattues sur Gotham sont pour le moment rangés à l'arrière-plan. Et ça fera partie des critiques de fond, mais ne brûlons pas les étapes.
Dans le monde souterrain des truands, se pose la question du nouveau chef qui prendra le pouvoir pour pallier à la mort de l'ancien empereur. Oswald Cobb postule pour le titre et n'hésitera pas à massacrer tout opposant éventuel susceptible de se dresser sur son chemin. Ses adversaires seront Sal Maroni (Clancy Brown) et Sofia Falcone (Cristin Milioti), la fille du parrain, de retour d'exil après avoir passé un long moment de sa vie à l'asile psychiatrique. Oz va aussi se trouver un bras droit pour exécuter les tâches courantes, Victor (Rhenzy Feliz), et se rapprocher de sa mère Francis (Deirdre O'Connell). L'histoire s'ouvre par une exécution : le Pingouin assassine l'héritier naturel du trône des mafieux, Alberto Falcone (Michael Zegen), et va tenter de ce servir de cette exécution pour monter les deux factions rivales l'une contre l'autre. Et ainsi commence la guerre.
Sur le plan scénaristique, la série souffre d'un problème qui se transforme vite en un avantage certain : les premiers épisodes sont les moins intéressants. Il faudra bien attendre le milieu de saison pour que les scénaristes comprennent l'intérêt fondamental de cette histoire, qui s'installe alors dans une logique de rivalité renversée. Une fois que Sofia Falcone et Oz Cobb sont enfin mis sur un pied d'égalité, enfin mis dos à dos et engagés dans un objectif de destruction mutuelle, The Penguin trouve son tempo, sa justification. Voire même son esthétique et sa puissance démonstrative, dans la mesure où ce renversement correspond aussi à une bascule sur le plan purement formel : là où les premiers épisodes sont ouvertement déclaratifs et reposent en grande partie sur les dialogues pour faire avancer l'intrigue, la seconde moitié de saison s'autorise davantage d'évocation par des effets de mise en scène réussis, avec une écriture qui comprend l'utilité des silences, des regards et de la musique. En somme, une série dont la qualité devient vite ascensionnelle une fois passé le quatrième épisode, qui revient justement sur les origines de Sofia pour asseoir au passage une prestation follement inspirée de la grande Cristin Milioti.
Pour ce qui concerne cette différence entre l'avant et l'après, plusieurs éléments sont à signaler. D'abord, le comparatif était souvent revenu lors des premiers épisodes, et pour être honnête, il serait idiot de le contester : pendant un temps, la scénariste Lauren LeFranc et ses équipes ont probablement voulu de s'inspirer de la série Les Soprano de David Chase. Colin Farrell reprend son accent italien des quartiers pauvres, quelques mimiques empruntées à James Gandolfini, en particulier lorsque le personnage interagit avec des civils.
C'est dans ces moments là que l'inspiration se traduit frontalement : l'acteur profite de cette morphologie imposante et d'une sympathie naturelle pour installer l'idée d'une fausse bonhommie qui dissimule un tempérament violent, menaçant, cruel, qui appuie le stéréotype du gangster sympathique, de l'homme dangereux capable de fonctionner en société. Le rapport établi d'entrée de jeu entre Oz et Francis passe aussi pour un clin d'œil volontaire adressé à Tony et Livia Soprano. Et LeFranc utilise cette comparaison évidente pour prévoir anticiper un effet de miroir déformant : on s'attend à une explication, à un épisode consacré, qui nous permettrait de comprendre que si le Pingouin est un monstre, c'est probablement parce que sa mère l'a mal élevé, ne l'a pas aimé, etc. En définitive, la scénariste retombe sur ses pattes avec un effet de surprise inattendu, et qui brise le modèle de référence. Lorsque l'on comprend plus tard qu'Oz n'a jamais été autre chose qu'un psychopathe égoïste et dangereux, sans la moindre qualité rédemptrice, l'utilité de ces premiers épisodes, dans lesquels le personnage est présenté comme un simple prolétaire de la truanderie qui aimerait gravir les échelons, quitte à tricher avec les règles, trouve un sens différent. Peut-être que la scénariste a construit cette entrée en matière pour nous obliger à ressentir de l'empathie envers le Pingouin... avant de nous arracher ce sentiment par une brusque révélation.
Dans le même temps, on a souvent oublié de le préciser : la série The Penguin a elle-aussi été immobilisée par la grève des scénaristes et des acteurs de l'an dernier. Il est probable que l'équipe en aura profité pour revoir certains éléments, ou pour former une nouvelle base de travail une fois l'agenda de production remis sur les rails. C'est peut-être ça qui explique pourquoi la série ressemble plutôt à une production Max au début... avant de devenir une production HBO.
Et c'est à ce moment là que les choses changent. En acceptant de regarder droit dans les yeux la bestialité noire de Gotham City, sans tricher, sans se compromettre, The Penguin devient même paradoxalement plus efficace que The Batman dans sa compréhension des mécaniques sociales à l'origine de la violence. C'est normal : dans le film de Matt Reeves, les différents meurtres sont réalisés par le Riddler, une créature que l'on présente comme une bête vengeresse, masqué, avec un gimmick de super-méchant.
Dans la série, en revanche, les personnages qui assassinent sont des humains comme les autres. Ils tuent au grand jour, et leurs victimes sont souvent des proches, des gens qu'ils connaissent, à qui ils ont déjà souri, serré la main. Et toute l'empathie disponible vient alors se greffer au personnage de Cristin Milioti, aspirée dans ce tourbillon inhumain et brinqueballée entre les pathologies carnassières des uns et des autres. L'actrice s'empare du personnage pour une prestation par strates : d'abord froide, isolée, présentée comme frappée par la maladie mentale, celle-ci devient vite la seule lueur d'humanité et de justice dans un monde qui ne laisse aucune place à la bonté élémentaire.
Trahie par son père, trahie par sa famille, trahie par Oz, celle-ci embrasse l'image d'une déflagration venue secouer les fondamentaux de cet univers en vase clos. Une superbe prestation de la part d'une grande actrice, qui s'approprie son personnage jusque dans ses facettes les plus complexes à mesure que la saison avance. Son élégance, sa justesse et sa simple présence habitent l'écran, et vont souvent aider à sauver des scènes parfois moins bien défendues par ses partenaires de jeu.
On comprend aussi que l'équipe en charge des costumes a trouvé une certaine inspiration dans la transformation de Sofia Falcone (ou Gigante), et celle-ci devient vite une super-méchante dans son bon droit avec une garde-robe qui évoque son parcours individuel : parfois guindée pour évoquer son origine sociale ou en noir pour porter le deuil de son frère (ou de sa propre innocence), celle-ci va se transformer au fur et à mesure que l'héroïne se réapproprie son identité, son histoire et son corps. Jusqu'à porter une écharpe rouge susceptible de rappeler son surnom de Hangman lors des derniers épisodes. Idem pour la mise en scène : un effort particulier a été porté aux scènes qui lui sont consacrées, avec de beaux effets de style pour les amateurs de dames qui fument.
En définitive, Sofia devient donc l'héroïne par défaut d'une série dont le propos porterait sur l'émancipation de la figure féminine : mère assassinée, père violent, accusée à tort des crimes d'un homme, coincée dans une guerre de clans léguée par le patriarche, celle-ci cherche aussi à sauver une nièce dans laquelle elle se reconnaît de cette vie vouée à l'échec et à quitter Gotham City pour se débarrasser définitivement de l'influence des autres sur son destin individuel. Et quelque part, malgré une conclusion tragique, la fin de la série marche dans cette même perspective : si Sofia retourne à la case départ, elle s'est tout de même libéré de ses chaînes, et reçoit un courrier de sa sœur Selina, dont la mère avait aussi été assassinée par Carmine Falcone. Elle est le personnage qui traverse l'évolution la plus nette dans la série, et son histoire se referme sur une note d'espoir, avec ces retrouvailles potentielles (et son thérapeute, toujours amoureux d'elle, pour s'assurer qu'elle ne vivra pas le même enfer carcéral que lors de son premier passage à Arkham). Dès lors, le Pingouin est donc à considérer comme le vilain de son propre feuilleton, une finalité qui accentue le déséquilibre entre les deux moitiés de l'intrigue, et ne rend pas forcément service à la prestation de Colin Farrell au premier abord.
Les Premiers Nés
Puisque, les résultats sont là : The Penguin fonctionne surtout grâce à cette mécanique de narration en duo. Deux personnages centraux, deux météores dans un même orbite, deux adversaires qui doivent s'entretuer pour pouvoir exister dans le récit. En ce qui concerne la partie consacrée à Sofia Gigante, l'équipe créative s'en est parfaitement tirée. Et pour Oswald Cobb alors ? Et d'ailleurs, c'est quoi ce nom ridicule ? Pourquoi pas Cobblepot, comme dans les comics ?
Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi LeFranc et Matt Reeves ont préféré un nom plus court, moins élégant, pour cette version du personnage. Cette fois, le Pingouin n'est pas le dernier représentant d'une longue lignée d'aristocrates associés à la fondation même de Gotham City. Non : c'est un gamin des rues, élevé dans les classes populaires, au contact des truands de quartier aux origines italiennes. Oswald est né avec un handicap et un sérieux complexe d'infériorité. Seul compte pour lui l'amour de sa mère, ou plutôt la fierté de sa mère, et celui-ci n'hésite pas à assassiner ses propres frères pour éliminer la concurrence dès son plus jeune âge. Un portrait assez complet d'un vilain pour lequel il n'est alors plus possible de ressentir le moindre engagement. Encore une fois, l'exercice est réussi grâce à cet épisode qui remonte aux origines mêmes de la bête - et encore une fois, peut-être mieux encore que le Riddler de The Batman. A l'époque, le film de Matt Reeves avait tout de même posé l'idée que l'orphelin Edward Nasthon, frappé par une certaine forme de maladie mentale, avait tout de même une raison légitime d'en vouloir à Bruce Wayne, ou aux mafieux qui ont détourné l'argent du Projet Renewal, lequel devait permettre d'offrir de meilleures conditions de vie aux infortunés dans son genre. Cette fois, ce n'est pas le cas : le Pingouin est un psychopathe de métier.
Cette transformation n'apparaît que dans les derniers épisodes. Et c'est bien dommage. Au contraire des séries dans lesquelles on prend cette habitude de s'attacher au vilain, au salaud, à l'assassin (Breaking Bad, Dexter, Hannibal... ou même Les Soprano encore une fois), une fois cette révélation posée, il n'est alors plus possible d'émettre le moindre doute. L'ascension du Pingouin est une mauvaise nouvelle. Le plaisir coupable de voir un gangster ou un assassin échapper à la police, le frisson que l'on ressent quand le collet se resserre sur lui, disparaît dans la bouille souriante du jeune Oswald Cobb (interprété par l'excellent Ryder Allen lors de l'épisode flashback, qui reprend avec exactitude l'accent caricatural de Colin Farrell sans la moindre fausse note), rentré de promenade après avoir condamné ses deux frères à une mort certaine, sans regret, sans hésitation, sans honte. Une scène finalement assez brutale, et qui aurait tendance à confirmer cette liberté de ton généralement accordée exclusivement aux productions HBO : l'enfant qui assassine, en général, ça ne se fait pas. Surtout aux Etats-Unis et dans une production sous licence.
A partir de ce point, la série a même l'air d'avoir décoincé un élément gênant. Enfin, Colin Farrell peut embrasser à fond la médiocrité, la veulerie et l'égoïsme de son personnage. Qui refuse de dire la vérité même lorsque sa mère risque de se faire couper le doigt. Qui refuse encore d'être lui-même en sa compagnie lorsque celle-ci est plongée dans un état végétatif. Qui refuse de ne pas avoir assassiné lui-même Sal Maroni ou de laisser vivre Victor maintenant que celui-ci connaît la vérité. Une rampe de lancement parfaite vers un Pingouin authentiquement inhumain, et capable de tenir tête à Batman dans le purgatoire à ciel ouvert que représente Gotham City.
Mais une fois qu'on a dit tout ça, il faut aussi parler du reste. Armé de son accent et de son envie de brailler à la moindre occasion, Colin Farrell s'embourbe souvent dans sa prestation de vilain attachant au début de la série. Le fait est que le casting ne prend pas : malgré une envie de bien faire (pour nourrir le personnage d'un bégaiement occasionnel), Rhenzy Feliz ne parvient jamais réellement à porter le personnage de Vic', trop effacé, trop candide ou trop plat dans ce théâtre de mafieux aux dents longues. Cette partie de la série reste généralement alourdie par un effet de quotidien qui n'avance pas, de dialogues qui n'aboutissent pas, et de scènes d'action un peu trop improvisées. Comme si la production avait finalement mis un certain temps à comprendre que The Penguin était un polar noir et pas un thriller urbain haletant et musclé.
Il en résulte des scènes de fusillade avec trois bouts de ficelles, des poursuites sans effet et des exécutions désorganisées. Pour comparaison, les scènes les plus efficaces sur le point de vue des meurtres reposent sur de toutes petites idées : Sofia qui amorce sans bruit le gaz dans la demeure familiale, un Oswald qui part se planquer dans la cave où il avait enfermé ses frères pour échapper à la bombe, et puis, bien sûr, les plans fixes sur la porte fermée qui abrite les deux petits avant que l'eau ne se répande dans les égouts. Pourquoi avoir besoin de scènes de braquage ou de bagarres générales lorsqu'on en n'a pas besoin ? De la même façon, les décors impressionnent souvent davantage dans leur perspective intime. L'appartement des Cobb, une asile d'Arkham globalement dépouillé et réaliste, les décharges, les jardins de Gotham City... en définitive, la série finit par accomplir une mue qui l'éloigne de l'urbanisme ombrageux de Matt Reeves pour adopter sa propre esthétique en cours de route. Même constat pour la photographie : le premier épisode cherche visiblement à singer l'esthétique de The Batman avant de comprendre qu'il s'agit de deux œuvres différentes aux objectifs différents, et abandonne progressivement le jaune descendu pour une apparence bleutée, grise, qui permet de mieux faire ressortir les costumes et les contrastes. Un polar froid, on vous dit.
Sur le plan thématique, Oz a aussi été pensé pour être une sorte de prolétaire revanchard : un leader populiste qui conteste l'ordre établi en proposant aux gangsters de seconde zone de prendre le pouvoir sur les puissants et la hiérarchie traditionnelle. Malheureusement, cet élément aurait probablement pu être intéressant sous la forme d'une allégorie politique (dans la mesure où ce Che Guevara des bas fonds est en réalité un arriviste sociopathe qui se fout pas mal des aspiration collectives et préfère sa propre ascension sociale), mais il manque de données, d'éléments pour être réellement considéré comme un "discours" proprement dit. On est même surpris quand les gangs finissent par le suivre - est-ce qu'on a eu le temps de les découvrir, de les connaître, de comprendre pourquoi cette révolution des petites mains était nécessaire ?
Il est probable que cet embryon de propos s'explique davantage par le rôle de Matt Reeves à la production. Dans The Batman, le Pingouin donnait le sentiment de s'être senti trahi par le comportement de Carmine Falcone, qui s'était servi de ses pouvoirs pour balancer certains de ses rivaux au trou. On peut comprendre cette envie de renverser la hiérarchie dans ce sens là. Et d'un point de vue politique, le Riddler de The Batman pouvait aussi se comprendre comme une allégorie sur les tueurs de masse aux Etats-Unis (avec sa plateforme, ses sbires, son côté QAnon). On peut se demander si Lauren LeFranc n'a pas tenté d'insérer une parabole du même genre avec The Penguin, mais celle-ci ne fonctionne pas, et vient surtout précipiter un renversement de situation un peu facile dans le dernier épisode.
Le Pingouin prend son Envol
Par accident ou par intention, cette première saison de The Penguin s'achève tout de même sur un bilan généralement positif. Bien sûr, difficile de ne pas avoir l'impression d'une équipe créative qui aura tâtonné un peu au départ, sans doute par nécessité de vouloir trop ressembler au film qui lui sert de point d'origine... mais difficile aussi de bouder son plaisir : avec de vraies valeurs de production à défendre, un scénario qui achève de construire un vilain complet et carnassier, en introduisant au passage l'un des meilleurs personnages féminins de la saga Batman toutes adaptations confondues, la série remplit presque tous ses objectifs une fois passée la ligne d'arrivée. LeFranc parvient à s'inscrire de plein pied dans le canon de la trilogie de Matt Reeves avec cette annexe consacrée aux quartiers pauvres, aux politiciens de bas étage et la vie secrète des agents du crime organisé. Et l'effet est d'autant plus réussi qu'à mesure que la série comprend ce qu'elle doit raconter... les personnages eux mêmes évoluent en temps réel.
D'un gangster souriant et bonhomme pensé comme le Tony Soprano de la décharge locale, Colin Farrell se découvre une palette de nuances saisissantes, capable de jouer avec son masque et le physique de son costume pour produire l'effet d'un monstre dans les bons moments, ou bien d'un enfant apeuré encore paralysé par la honte de n'être que le canard boiteux (ou le pingouin boiteux, ça marche aussi) de la portée lorsqu'il est mis en défaut.
De son côté, Cristin Milioti migre d'une prestation de matrone italo-américaine monodirectionnelle vers un personnage fascinant, qui se découvre une joie et une férocité dans le chaos de son plan de conquête tout bonnement virevoltante. La caméra s'adapte aux prestations des uns et des autres, avec quelques bons choix musicaux. Restent encore à corriger des problématiques de rythme, de gras dans les échanges et les allers retours, pour tailler dans le montage et offrir une expérience plus fluide, moins balourde par moments. Et merci à Mark Strong d'être Mark Strong. On ne le remercie pas assez, alors que c'est tout de même une performance en tant que tel.
Maintenant, à la question fatidique : mais Batman il était où pendant tout ce temps, on compte sur vous pour de bien belles fan fictions susceptibles d'expliquer cette curieuse absence. De notre point de vue, le frérot a simplement profité des soldes sur le PSN et platiné Elden Ring. Faut le comprendre : c'est un grand jeu vidéo, faut prendre le temps de l'expérience, ça se fait pas en cinq minutes.
Bilan réussi pour The Penguin, un objet curieux susceptible de résumer la relation bicéphale qui lie dans le présent les productions HBO aux productions Max. On pourrait dire que c'est une série Max qui tente de devenir une série HBO. Bien aidée par son duo vedette, une atmosphère qui s'installe dans la durée, quelques vrais retournements de situation intéressants et une envie de raccrocher les wagons en bout de course, celle-ci se révèle finalement comme une bonne surprise et l'assurance d'un nouvel univers partagé capable de tenir debout sur les deux formats. Est-ce qu'on doit commencer à réclamer des prix aux Emmy Awards pour autant ? Probablement pas, mais les faits sont là. The Penguin est la seule bonne série Batman en images réelles à ce jour, et l'une des productions les mieux ficelées dans cette catégorie fermée des adaptations consacrées aux super-méchants. Comme le Pingouin de Farrell : un sujet vaguement boiteux au départ et qui parvient pourtant à se hisser vers les sommets. Reste maintenant à espérer que Matt Reeves, qui n'avait pas forcément anticipé cet accueil critique ou les bons résultats d'audimat, ne laissera pas pourrir Sofia Gigante dans sa cellule capitonnée, et que les événements dépeints dans la série auront une réelle influence sur l'avenir de la franchise.