Les critiques se suivent et se ressemblent. En faisant le choix de publier en un laps de temps assez bref les grandes oeuvres du scénariste Grant Morrison pendant la dernière décennie, Urban Comics a habitué le lecteur (fidèle) à toute une méthode de travail. Grant Morrison est un auteur exigeant, qui répète sans cesse une batterie de thématiques obsessionnelles : la continuité, le rapport réel/fiction, le rapport des personnages à l'auteur, l'histoire des comics et la rationalisation de concepts bizarres. Comme le Multivers, par exemple.
Dans la foulée de son travail sur Final Crisis, il avait prévu à l'époque d'embrayer avec une série baptisée The Multiversity, et qui se baserait plus ou moins sur le moment où Superman, comprenant le fonctionnement des fréquences harmoniques de réalité (non, attendez, c'est très simple, partez pas tout de suite) pourrait fédérer autour de lui une armée de héros issus du Multivers. Le temps a passé, l'éloignement de l'auteur s'est accentué, et en définitive, quand The Multiversity a finalement vu le jour, le projet était devenu quelque chose d'autre. Quelque chose de plus riche, de plus intéressant. De plus accessible aussi, et c'est une précision à apporter par rapport à la série de parutions Final Crisis qu'Urban a proposé récemment : on peut lire ce volume sans avoir lu les trois précédents, on peut même lire ce volume en tant que lecteur occasionnel.
Pour peu, bien sur, que l'on ait envie d'étendre sa culture et de chercher quelques références éparses par soi même dans la foulée - un jeu de piste ludique, puisque celles-ci sont souvent fléchées, surlignées ou explicites. Et surtout, nombreuses. Très, très nombreuses.
Multiversity est une série de neufs numéros, chacun avec un concept différent. Seuls le premier et le dernier se font réellement suite, les autres étant davantage des one shots liés par un fil rouge, mais pleinement compréhensibles pris séparément. Chaque numéro est un exercice de style, un renvoi à une facette de l'histoire des comics, de l'histoire des super-héros et de leurs différentes incarnations.
Parmi ceux-ci nous retrouvons : Conquérants de l'Anti-Monde, un hommage à l'ère pulp des super-héros, aux premiers temps de l'âge d'or, aux comics d'aventuriers et des héros des débuts; #TerreMoi, clin d'oeil plus ou moins explicite à la starification moderne des héros de comics, aux fameux récits de "futur possible" à la Kingdom Come où les enfants des personnages classiques ont hérité de la Terre; Captain Marvel et le Jour qui n'eut Jamais Lieu qui rend de son côté hommage à Fawcett Comics et la famille Shazam; Cartes et Légendes qui répertorie l'ensemble des Terres parallèles de l'univers DC Comics et isole les créations de Jack Kirby; La Fin de la Splendeur qui va de son côté imaginer un Superman élevé par le IIIème Reich, clin d'oeil aux comics de propagande de la Seconde Guerre Mondiale et à Superman : Red Son; et Ultra Comics est Vivant, une déconstruction de la place des héros dans le monde réel, des héros méta' à la Deadpool et de la sphère des blogueurs comics. Tout ça, et Pax Americana, volontairement isolé du reste en raison de sa qualité exceptionnelle.
Les numéros dispersés soulèvent, chacun, leurs propres thématiques. #TerreMoi est par exemple une critique acerbe du star-système où les enfants de super-héros n'ont plus de crime à combattre depuis que Superman a installé une armée de Super-Robots pour protéger la Terre de la moindre agression (et du moindre crime par extension). Les jeunes costumés sont donc l'équivalent des enfants stars d'Hollywood ou des héritiers fortunés de Los Angeles, désoeuvrés, seulement intéressés par leur place sur les réseaux sociaux - un travail qui évoquerait les débuts de Jupiter's Legacy de Mark Millar. Morrison profite aussi de La Fin de la Splendeur pour répondre au même Millar par ailleurs, qui avait proposé un Superman communiste dans Red Son - dont Grant Morrison avait écrit la fin, sans être jamais crédité par celui qui était son ami à l'époque. L'auteur peut ainsi réécrire le mythe à sa manière, en passant par dessus l'esprit cynique de Millar (où son Superman dictatorial triomphait, de son côté) tout en rendant hommage aux Freedom Fighters et à cet esprit des comics politisés ou patriotes.
Chacun de ces numéros est une déclaration d'amour au medium. Tous sont traversés par des moments de méta' où les personnages vont réaliser, à l'image de ce qu'avait fait Morrison sur Animal Man, qu'ils sont des héros de BD, ou bien que la BD a un rôle à jouer dans leur existence. C'est en lisant un comics que le second de Vandal Savage découvre l'existence du Multivers et d'une nouvelle Terre à conquérir dans Conquérants de l'Anti-Monde, et c'est en lisant un comics de Superman bien installé sur d'impériales toilettes nazies qu'Adolf Hitler contemple l'idée d'avoir son propre Ubermensch concret. Le rapport héros/fiction et auteur/fiction a longtemps été l'une des marottes de Morrison, qui se fait ici plaisir en déclinant le concept à toute une série de niveaux : comment réagirait une héroïne qui découvrirait qu'elle n'est qu'un de comics ? Et dans un monde où chaque super-héros sait qu'il existe (quelque part) au sein d'une fiction, qui serait le grand méchant de l'histoire ?
Les vilains qui occupent le coeur du récit sur les grands numéros transversaux s'appellent La Noblesse - ce sont plus ou moins des paires d'yeux malsains, comme ceux du lecteur, commandés par un être tout puissant dont l'identité n'est pas connue. Peut-être est-ce l'auteur lui-même. Peut-être est-ce l'éditeur.
Morrison se joue de ses propres idées en s'auto-parodiant dans Ultra Comics, numéro qui mériterait à lui seul toute une critique au vu de sa densité méta-fictionnelle, qui passe par une critique de Deadpool, un hommage à la Twilight Zone ou à une narration folle d'ironie et de postures qui rend la lecture interactive en impliquant la réaction du spectateur. Parfois tirés par les cheveux, les concepts ont souvent de quoi dérouter pour qui n'a pas la patience de rentrer dans le délire, ou serait passé à côté des expériences sur la BD que Morrison se permettait dans Animal Man, Doom Patrol ou les Invisibles (pour le côté bizarre de la menace et la remise en question du réel).
Dans le tas, tout n'opère pas au même niveau de qualité si on prend les numéros individuellement (quoi que le moindre récit reste dans de très bons standards). Le projet global est toutefois admirable, puissant dans l'aboutissement d'un auteur qui aura toujours été fasciné par les mêmes idées, incroyable dans tout ce qu'il effeuille de l'histoire des comics, souvent drôle ou volontairement grotesque, et bardé de performances par de très, très bons dessinateurs. Se bousculent dans la setlist un certain Jim Lee, un certain Frank Quitely (qui accouche peut-être de son meilleur travail), des Marcus To, des Cameron Stewart, des Ivan Reis ou Ben Oliver et un Doug Mahnke qui ne sort décidément ses meilleurs crayons que quand l'Ecossais est aux manettes de la machine scénaristique.
Un complément se glisse entre les pages de Multiversity, et lui aussi mériterait un énorme dossier comparatif à lui seul tant il s'agit d'un travail important à l'échelle de DC et de la légende de Watchmen. Si Grant Morrison a répondu à Mark Millar avec son Superman de Terre-X, il répond aussi à Alan Moore dans Pax Americana, réécriture de Watchmen avec les (véritables) héros de Charlton Comics, Peacemaker, The Question, Blue Beetle, Nightshade et Captain Atom, ceux qu'empruntait Moore et Gibbons au moment de sceller leur idée de l'histoire définitive du surhomme abattu, et que l'éditeur ne cesse de tenter de raviver depuis.
D'une part, Grant Morrison répond à Moore sur ses conclusions : selon l'auteur, amoureux des costumés et de leur histoire, le barbu a vidé de leur substance ces héros en brisant l'innocence de leur symbole (de paix) et de leur espoir. Frank Quitely répond de son côté au gaufrier à neuf cases de Gibbons par un gaufrier en huit. Le symbole du 8, aussi le symbole de l'infini, agit comme un reflet déformé du symbole du sablier d'Adrian Veidt et du temps en général dans Watchmen. Conçu comme un labyrinthe dont on ne s'échappe pas, Pax Americana commence par la fin et finit par le début, déstructuré comme une boucle temporelle (là encore, la forme du 8 étant celle d'une boucle sans sortie), où percent des thématiques passionnantes : sur l'Histoire, sur l'assassinat de Kennedy, sur le conspirationnisme, les concepts de savoir absolu, la spirale dynamique, la fission nucléaire, la compréhension stoïcienne du futur (oui oui, aussi), entre autres degrés d'analyse très complexes dans un numéro qui ne fait rien pour se rendre perméable.
Pax Americana agit comme un Mulholland Drive de papier, une de ces oeuvres à décortiquer pièces par pièces, cases par cases, morceaux par morceaux. Différentes interprétations s'affrontent sur les réseaux et il est difficile de dire qui a raison ou tort - mais seule reste la conscience suivante : en un numéro oversized, Grant Morrison réussit à produire un récit comparable à Watchmen, à la fois en accord et contraire à l'héritage de Moore et en correspondance avec les héros Charlton canoniques. Comme un défi relevé par l'autre grand Britannique de l'histoire des auteurs cultes, pour lui dire qu'il avait tort, que c'était possible de faire différemment. L'enclave de Pax Americana dans Multiversity est en quelque sorte son épine dans le pied, tant beaucoup de gens risqueraient de passer à côté là où le numéro est peut-être le seul et unique complément pertinent à Watchmen depuis sa sortie il y a plus de trente ans.
En dehors de cela, Multiversity a surtout pour lui sa capacité de réelle mine d'or pour démarrer ou approfondir son amour de DC Comics et des variables des comics de super-héros. Le numéro Cartes et Légendes est un parfait exemple de ces moments où l'auteur prend le lecteur par la main, avec une liste détaillée et illustrée de toutes les Terres du multivers, y compris une Terre Marvel parodique et d'autres hommages à certains éditeurs. Passer un peu de temps dans Multiversity est aussi une belle manière de comprendre tout ce qu'il est possible de faire ou d'inventer avec ces personnages des deux grandes maisons. En un sens, ce que Marvel n'aura compris que récemment en déclinant à l'envi de bonnes idées comme Spider-Verse déjà largement usitées sur Batman ou Superman par Morrison.
La seule difficulté - on est obligés de le dire - serait de prendre cette lecture pour ce qu'elle n'est pas, ou de ne pas avoir envie de jouer le jeu. Et même dans certains cas, l'écriture volontairement auto-centrée de Morrison ne résonnera pas à la même échelle sur les lecteurs qui ne connaissent des Terres parallèles que Forever Evil ou Convergence. L'idée est plus ici de s'adresser à celui qui veut voir par delà la lecture hebdomadaire d'un relié Batman, ou de parodier le concept des Crisis en faisant la première rupture cosmique d'une telle envergure avec zéro répercutions, zéro enjeux et zéro risques pour la continuité, et de simplement s'amuser avec ces concepts en proposant même à d'autres auteurs de prendre la suite. Malheureusement, les auteurs auront parfois été frileux avec ce legs immense proposé par Morrison, qui cédera sa place à Batman Metal dans un ordre d'idées équivalent (mais vachement moins bien quand même).
The Multiversity, ou simplement, Multiversity, peut être vu comme l'un des récits les plus authentiques et les plus généreux de la carrière de Morrison. Ne nécessitant pas d'avoir lu une trentaine de numéros hebdomadaires pour être accessible, celui-ci amalgame un défilé de délires personnels, d'hommages pour certains, de pics envoyés à d'autres, et tout un tas d'exercices de styles complets et argumentés où l'auteur parle de comics avec des comics, en étant aussi vaste que possible tant sur l'histoire que sur les différentes écoles d'écriture et les grands chefs d'oeuvres qui jalonnent sa culture encyclopdique du medium. Un immense bouquin parsemé de pépites, dont un Watchmen, un Kingdom Come et un Red Son - en plus court et (parfois) mieux.
- Vous pouvez commander Multiversity chez notre partenaire à ce lien.